« Travail d’institution » et capacitation du commun

La société se crée et se recrée continûment. Ce constat peut être posé à l’échelle globale. Les mouvements sociaux, les révoltes et les révolutions sont les analyseurs / révélateurs de ce pouvoir d’une société à repenser et à transformer son architecture institutionnelle et ses conditions de fonctionnement. Ce constat peut pareillement être formulé à une échelle micro, à l’échelle de fonctionnement de chacun de nos collectifs de vie et d’activité. Cette aptitude à ré-instituer l’existant – ce travail d’institution – est centrale dans tout projet de transformation sociale. Il est au cœur de mon approche du commun [1]. Le travail du commun (cf. mon livre Le travail du commun, Éditions du commun, 2016) suppose ce travail d’institution. La capacité à agir le commun intègre cette dynamique de ré-institution continuée de nos manières de faire et de nos dispositions de vie. Le travail du commun (imaginer nos communs de vie et d’activité et agir sur eux) est donc inséparable d’un travail d’institution (élucider et transformer les cadres institués dans lesquels s’inscrivent nos vies et nos activités).

Je dois à Valentin Schaepelynck la (re)découverte de cette notion de travail d’institution, présente dans l’œuvre de Georges Lapassade et, plus largement, dans les travaux des « institutionnalistes ». « Georges Lapassade trouve dans l’ethnométhodologie d’H. Garfinkel, et dans sa notion d’accomplissement pratique, dans sa manière d’essayer de saisir comment les acteurs participent à la négociation du sens de la réalité sociale, une ressource pour penser l’institution comme travail d’institution, autrement dit pour comprendre de quelle manière la réalité institutionnelle est instituée par ses acteurs, qui se trouvent en retour pourvus, du fait de leur capacité de négociation, à agir sur elle et à la transformer. On peut dire que c’est de cette rencontre entre l’ethnométhodologie et l’analyse institutionnelle que naît la notion d’instituant ordinaire : par là, G. Lapassade formule non seulement la manière dont les gens participent, là où ils se trouvent, à l’institutionnalisation de la réalité sociale dans laquelle ils se trouvent embarqués, mais il veut faire entendre aussi leur capacité, loin de la grande histoire, à opérer des transformations pratiques concrètes, à infléchir dans un sens qui n’est jamais a priori, jamais fixé à l’avance une fois pour toutes, cette institutionnalisation » [2]. Dans un texte publié dans la Revue Européenne d’Ethnographie de l’Éducation [3], Georges Lapassade propose une origine à cette notion de travail d’institution : « nous produisons continuellement de l’institution. C’est ce que Castoriadis appelle un travail d’institution, mais un micro-travail d’institution » [4]. Dans son ouvrage, L’ethnosociologie, il accorde également la paternité de la notion à Cornélius Castoriadis : « Cornélius Castoriadis, dans un article dont la première version paraît en 1965, parle de travail d’institution pour décrire l’activité instituante fondatrice de toute vie en société (Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, 1975) » [5].

Le travail d’institution renvoie donc à la capacité des sujets sociaux à renégocier et recomposer, collégialement, le cadre institutionnel dans lequel ils se trouvent impliqués. L’institution s’impose mais sans que, pour autant, cette imposition ne laisse impuissant et passif. Soit cette capacité de renégociation des cadres institutionnels se fait sur un mode implicite et ordinaire, sans conscientisation sociale et politique particulière, soit elle peut s’engager explicitement, de manière pleinement assumée, avec la volonté collective de faire bouger les lignes de l’institution.

Ce travail d’institution s’apparente donc, pour une part, à la créativité du quotidien – une créativité si fréquemment soulignée par Henri Lefebvre. Le quotidien recoupe, pour partie, une logique de sédimentation du « donné » et du « réalisé », sous la forme d’une somme de règles, d’habitudes, de routines, de normes d’action et de comportement dont nous héritons. Il suffit à chacun de faire un rapide retour ethnographique sur lui-même – à savoir se prendre lui même comme objet d’investigation de son institutionnalisation en tant que sujet social – pour mesurer à quel point sa vie quotidienne est déterminée par de multiples prescriptions sociales, plus ou moins explicites. Mais nous ne restons pas démunis et fatalistes face à cette sommation (dans les deux acceptions du terme) de normes et de règles. Nous sommes en capacité de les interpeller, de les élucider et, conséquemment, de les transformer. Cette compétence relève des arts de faire ordinaires que Michel de Certeau a si pertinemment théorisés et illustrés. Dans la vie quotidienne, nous nous montrons donc créatifs et rusés ; nous ne nous soumettons pas de façon passive aux cadres institutionnels (le donné, le réalisé, l’institué). Nous multiplions les ruses, les décalages et les transgressions pour nous approprier notre environnement de vie et pour le composer de façon plus respectueuse de nos envies et de nos attentes.

Résistances et créativités ordinaires

Dans une première perspective, le travail d’institution correspond donc à cette créativité ordinaire (une créativité instituante) qui permet, personnellement et collectivement, de rester à l’initiative et en capacité d’agir dans n’importe quel contexte, même si nous n’y parvenons que de façon masquée et flibustière. À ce propos, Georges Lapassade met en valeur l’apport de l’ethnométhodologie qui s’attache à comprendre la façon dont les acteurs, en situation (dans leur vie ordinaire), renégocient et ré-interprètent leur contexte d’existence et qui a donc théorisé cette compétence ordinaire que détiennent les acteurs et qu’ils exercent en toute situation – cette capacité permanente de ré-interprétation de l’existant, de renégociation de l’institué et de ré-invention partielle des normes et règles qui président à l’existence collective. Cette capacité à faire advenir de nouvelles réalités (ce pouvoir instituant) est également au cœur d’une sociologie critique de « tradition française » à volonté transformatrice et émancipatrice, brillamment représentée par Henri Lefebvre et Michel de Certeau [6].

Pour se réaliser, ce travail d’institution doit souvent s’exercer sur un mode rusé et retors car les institutions établies ne s’en laissent pas si facilement compter ; elles envahissent l’espace social, le saturent et le suturent de toute part. Elles parviennent ainsi, en privant la vie sociale d’oxygène, à éteindre l’incendie instituant avant qu’il ne mette le feu aux pratiques et aux imaginaires. Cet empêchement à créer et à imaginer (de nouvelles formes institutionnelles) se nomme « bureaucratie ». Ce phénomène se renforce dans la société contemporaine à l’occasion d’une collusion vicieuse entre le vieil idéal administratif, qui s’efforce d’apporter une réponse réglementaire à chaque réalité présente, et une vulgate évaluative / manageriale qui estime raisonnable d’assimiler toute réalité à une catégorie de gestion (à une grille [7]), évidemment quantifiable. Cette logique d’étouffement opère en premier lieu par la normalisation techniciste du langage et son appauvrissement. Lors de la constitution d’un dossier destiné à l’habilitation d’un diplôme, il y a quelques années, j’ai découvert à mes dépens que le dossier à informer restreignait le nombre de mots possiblement utilisés pour documenter et argumenter les informations réclamées. Des mots courts (car le nombre de caractères était compté), des phrases courtes et une pensée qui elle-même tourne court. Comment créer de nouvelles significations, comment imaginer de nouvelles formes institutionnelles si l’on est privé de mots, si l’on doit s’exprimer dans un langage de plus en plus étriqué ?

La deuxième force de ces logiques d’étouffement tient à leur capacité à tout traiter, à tout recouvrir et à tout retraduire dans leur fonctionnalité. Le « réel de la pratique » n’est plus accessible. Il se trouve enseveli sous les catégories de gestion et les référentiels de fonctionnement. En tant qu’universitaire, lorsque je tiens à aborder les réalités effectives, ordinaires, de mon métier d’enseignant et de chercheur, j’ai fréquemment l’impression que mon propos tourne à l’obscène. Parler du « réel de l’activité » n’est plus recevable, n’est plus entendable. La novlangue s’impose et disqualifie les mots de l’activité (et les mots de la vie) ; elle muselle, de la sorte, la créativité langagière et interprétative inhérente à l’activité quotidienne. Il y a quelques mois, dans un message adressé au personnel de mon université, j’ai découvert sous la signature d’un vice-président ces quelques lignes qui m’ont laissé songeur : « je vous rappelle que la hiérarchie des projets stratégiques, qui était déjà en germe dans la précédente accréditation, est désormais actée dans la procédure : le projet de site commande les projets d’établissement. Le ministère attend donc en premier lieu une offre de formation de site ». Comment percer, ou briser, cette gangue parolière ? Face à un tel discours, comment redonner sa place au « réel de l’activité », comment réussir encore à simplement « parler » ? Est-il encore possible d’accéder au sens des réalités ? Comment redonner toute leur part à des paroles qui font sens par et dans l’activité ? Ces paroles représentent désormais un bruit de fond (des bruits de couloir), tout juste tolérées, à condition qu’elles ne montent pas le ton. Le « réel de la pratique » pourrait ne plus être observable, ni exploré ni discuté. Les catégories de gestion et d’évaluation prolifèrent au point de rendre l’accès au réel de plus en plus difficile. Comme la taupe, rendue célèbre par l’idéal révolutionnaire, chacun d’entre nous est contraint de creuser des voies d’accès et de dégager des modes d’approche, de se glisser (entre, en dessous, par dessus) et de se faufiler, s’il veut rester honnêtement et vaillamment en prise avec le réel de sa réalité de vie et de travail.

James C. Scott dans son éloge des « arts de la résistance » [8] met en valeur la puissance d’opposition dont font preuve les multiples « textes cachés » que les dissidents écrivent au cœur des institutions. Ces textes sont rédigés avec des mots, avec des gestes, avec des pratiques. Ils s’impriment durement et durablement au cœur des institutions et signent la capacité des subalternes à y faire vivre une autre histoire, malgré l’emprise des dominations, et à y faire proliférer des pratiques alternatives. Le travail du commun est un de ces grands « textes cachés », un de ces sites privilégiés où s’écrivent les discours dissidents, un de ces espaces où les idéaux de mutualisation et de coopération insistent et persistent, se traduisent en acte et ouvrent le chemin à des expérimentations ambitieuses. Cet art de la résistance (cet art de l’instituant) n’opère ni en position de repli, ni sur un mode défensif. Il agit en plein milieu de la vie institutionnelle, et de manière créative et offensive, en apprenant à se cacher pour tenir et durer, en agissant parfois de manière furtive, en jouant avec ruse et intelligence des interstices, des failles et des brisures de l’institution. « On ne peut donc comprendre ni les formes quotidiennes de résistance, ni les formes occasionnelles d’insurrection, sans se référer aux espaces sociaux protégés dans lesquels la résistance se nourrit et où elle acquiert sa signification » [9]. Le travail du commun a pour vocation d’ouvrir (d’instituer) de tels espaces tout à la fois lieu de résistance et lieu de création. Il implique cette créativité instituante propre à l’activité ordinaire – encore faut-il que cette activité respire, qu’elle se déploie et se déplie avec toute l’envergure espérée. Le travail du commun suppose donc un environnement organisationnel et des conditions de fonctionnement propices à l’épanouissement des pratiques et favorables aux expérimentations. Aucun travail du commun ne peut s’envisager sans l’instauration d’un environnement (d’un éco-système) qui accueille nos espoirs et stimulent nos expériences.

Agir l’institution de l’intérieur et par l’intérieur

Dans une deuxième perspective, le travail d’institution peut prendre un aspect beaucoup plus explicite et « extra-ordinaire ». C’est ce que laisse entendre également Georges Lapassade lorsqu’il souligne l’importance d’un travail d’institution à l’occasion d’une réforme universitaire. Les acteurs de l’institution tentent de repenser les formes et les formats de fonctionnement par un travail d’analyse et d’expérimentation mené en commun. Ces moments sont « extra-ordinaires » au sens où ils font rupture avec le quotidien de l’institution et où ils émergent dans un moment de crise et de refondation. Il s’agit d’opposer des formes institutionnelles émergentes et novatrices (une dynamique instituante) à un existant institutionnel jugé inadapté et négatif (un institué oppressant ou oppressif). À propos donc d’une réforme universitaire, Georges Lapassade inscrit fortement le travail d’institution dans les moments de transition et de transformation pris en main par les acteurs les plus immédiatement concernés : « Cette installation des DEUGs, accompagnée de leur rénovation, est d’ailleurs très loin d’être achevée. Elle est plus ou moins réalisée ici et là, comme en psychologie, où c’était fait déjà : mais, du coup, le projet des Pratiques cliniques et sociales est mort ; il reste un DEUG de psychologie rénové, et à peu près installé, après beaucoup de malentendus et de péripéties. Mon journal, pris dans sa totalité, raconte au jour le jour cette mise en place de la réforme, ainsi que ma participation à ce travail d’institution » [10].

Le travail d’institution prend donc la forme soit d’un art de faire quotidien (la créativité insistante et persistante des pratiques, indépendamment des emprises lourdement conservatrices des institutions), soit d’un pouvoir d’agir, conçu et outillé à dessein (la créativité subversive des ruptures et transformations engagées collectivement). Cette deuxième dimension intéresse, elle aussi, très directement un travail du commun : comment des militants et des professionnels s’outillent-ils méthodologiquement et conceptuellement pour relever le défi de ce travail d’institution et pour renforcer, de la sorte, leur capacité collective instituante, leur capacité d’agir l’institution de l’intérieur et par l’intérieur.

Pas plus chez Georges Lapassade que chez les autres auteurs de l’analyse institutionnelle (Rémi Hess ou René Lourau), il n’apparaît de visée anti-institutionnelle. Leur perspective est de travailler l’institution, de l’intérieur et par l’intérieur, et d’en réaliser une critique en actes afin que l’institution reste en permanence ouverte à son devenir et que le mouvement de l’instituant se maintienne actif. Cette sensibilité est partagée par Félix Guattari. Il écrit, par exemple, à propos de l’expérience de la clinique expérimentale de La Borde dirigée par Jean Oury : « à La Borde, notre pâte à modeler c’est la matière institutionnelle qui est engendrée à travers l’enchevêtrement des ateliers, des réunions, de la vie quotidienne dans les salles à manger, les chambres, la vie culturelle, sportive, ludique… La palette d’expression n’est pas donnée par avance comme celle des couleurs de la peinture, car une grande place est réservée à l’innovation, à l’improvisation d’activités nouvelles. […] Il est surprenant de constater qu’avec les mêmes notes micro-sociologiques on peut composer une tout autre musique institutionnelle. […] Et l’on se prend à rêver de ce que pourrait devenir la vie dans les ensembles urbains, les écoles, les hôpitaux, les prisons, etc., si, au lieu de les concevoir sur le mode de la répétition vide, on s’efforçait de réorienter leur finalité dans le sens d’une re-création permanente interne. C’est en pensant à un tel élargissement virtuel des pratiques institutionnelles de production de subjectivité qu’au début des années soixante, j’ai forgé le concept d’analyse institutionnelle » [11]. Félix Guattari multiplie ainsi les images, pâte à modeler, palette de peinture, petite musique micro-sociologique, pour souligner que l’institution reste un jeu ouvert et qu’elle peut être modulée et recomposée grâce à un mouvement instituant quotidiennement, mais aussi savamment, entretenu. Pour l’ensemble des « institutionnalistes », quelle que soit leur sensibilité, le travail d’institution est une capacité dont dispose collectivement l’ensemble des personnes concernées, qu’elle soit mobilisée sous la forme d’une créativité du quotidien (un travail de sape) ou d’un pouvoir d’agir (un travail de rupture).

Sur le premier plan, les personnes concernées s’organisent (communauté de référence, dispositif d’analyse de pratique, recherche interne…) afin de maintenir un rapport réflexif à leur propre activité et à sa portée instituante. Il est possible de l’observer, de l’élucider et d’en prendre la mesure. La créativité du quotidien s’exerce sur un mode implicite et « naturalisé », en restant immergé dans la situation mais, en continu ou après coup, il est parfaitement possible de se rapporter à cette dynamique sur un mode réfléchi et conscientisé, dès lors que le collectif concerné s’en donne les moyens méthodologiques et intellectuels et fait l’effort d’effectuer régulièrement un « retour sur expérience et sur pratiques » ; les personnes ne sont pas spectatrices de ce que leur réservent leurs activités communes. Elles maintiennent un rapport assumé, lucide et réfléchi à leur propre histoire. Si cette créativité inhérente à la vie quotidienne des pratiques ne se décrète et ne s’anticipe pas, elle n’agit pourtant pas indépendamment des personnes, dans leur dos. Elle peut parfaitement être élucidée et conscientisée dès lors que les personnes concernées prennent des dispositions pour « mener l’enquête » sur leurs propres pratiques et pour en élucider les effets et les dynamiques. Dans mon travail de recherche, je constate que les collectifs (en quête d’autonomie et de commun) sont de plus en plus attachés à concevoir un rapport réflexif à leur propre histoire et à leurs propres pratiques afin de « rester en prise » et de gagner en lucidité. Pour ce faire, ils s’efforcent d’engager l’écriture collective de leur histoire ou d’instaurer des moments collectifs de retour sur expérience [12].

Une auto-création continue, une institution continuée

Sur le deuxième plan, les personnes concernées renforcent explicitement leur capacité à agir l’institution, à la destituer et à la réinstituer autant que possible. Ce travail d’institution relève d’une micropolitique. À partir d’un travail d’analyse effectué en interne ou avec l’appui d’un intervenant externe, les protagonistes d’un projet ou d’une situation expérimentent de nouvelles formes institutionnelles. Ils implantent sciemment de nouveaux dispositifs avec l’espoir que ce pouvoir exercé sur l’institution les émancipe de fonctionnements oppressants et oppressifs. Ce travail d’institution – cette micropolitique qui prend pour objet l’institution elle-même – met en valeur une capacité d’agir et de penser (un empowerment), mais une capacité effectivement en prise, au réel, en actes, une capacitation en rapport direct avec la matière institutionnelle, sa transformation et sa modulation. Je me méfie des discours contemporains sur le pouvoir d’agir et l’empowerment qui fonctionnent sur un mode incantatoire : engagez-vous, encapacitez-vous, mobilisez-vous, et sur un mode assez désincarné. Le travail d’institution, à l’inverse, est incarné dans un rapport inventif aux réalités institutionnelles. C’est une capacité politique qui se vérifie dans et par l’expérience, qui s’éprouve donc en actes.

Le risque lorsque nous agissons ensemble est de reconduire à l’identique les schémas institutionnels les plus classiques et les plus conservateurs : la verticalité, l’autoritarisme, le paternalisme… Combien de collectifs se laissent rattraper très vite par ces formes institutionnelles dominantes, les plus rigides, en particulier sous la forme d’une division hiérarchisée et inégalitaire des tâches et des responsabilités. Travailler le commun / travailler l’institution, c’est donc réussir à penser et à développer des modes d’institutionnalisation différents, favorisant l’autonomie, respectant la singularité des pratiques et préservant une disponibilité de fonctionnement. Le travail du commun est une perspective qui interpelle donc explicitement notre capacité collective à instituer nos fonctionnements et à expérimenter des pratiques, des méthodes, des usages [13]…

Comme l’énonce très justement Cornélius Castoriadis [14], toute société se crée et se récrée elle-même – par elle-même – sous la forme d’une auto-invention continue. Elle imagine ses institutions, ses règles et ses lois par un geste créateur maintes fois réitéré ; un geste créateur que Cornélius Castoriadis désigne comme son imaginaire radical. Toute société est en capacité de s’imaginer. Toute société est auto-créatrice. Mais le plus souvent, la société se dissimule à elle-même cette capacité. Elle la masque derrière le caractère supposé intangible de l’existant, derrière l’état présent des fonctionnements institués. Comment s’emparer collectivement de cette faculté d’auto-création ? Comment conscientiser cet imaginaire radical qui permet de réinventer autant que besoin, de réinstituer autant que nécessaire ? Comment réussir à ce que ce processus d’auto-création continue n’agisse pas de façon masquée mais se réalise sur un mode explicite ? Comment les hommes associés prennent-ils conscience de cette faculté qui leur est commune et comment parviennent-ils à l’exercer en commun ? Il ne suffit donc pas de constater que toute société est capable de s’auto-créer, encore faut-il réussir à penser une société qui s’auto-institue sur un mode réellement pensé et assumé. Ce passage entre une faculté exercée dans l’impensé, voire le déni, et une faculté exercée sur un mode lucide et explicite en termes radicalement démocratiques est au cœur du projet d’autonomie portée par Cornélius Castoriadis. Une société autonome est une société qui prend conscience de sa capacité à s’auto-instituer, qui s’empare politiquement de cet imaginaire radical et qui le fait jouer en faveur de pratiques plus égalitaires et plus libres. Cette capacité d’auto-création assumée collectivement, organisée et outillée à cette fin, signe l’émergence d’une démocratie radicale où l’institutionnalisation de la vie et des activités ne se fait pas dans le dos des hommes (aveuglement) ni contre eux (conservatisme) mais avec eux ; c’est une des ambitions majeures d’un « travail du commun », à savoir la capacité à travailler (à imaginer) en commun, de manière autonome, les formes institutionnelles appropriées aux pratiques que nous désirons développer.

J’élargis, ou je décale, cette proposition de Cornélius Castoriadis en considérant que la (ré-)appropriation consciente de cette auto-création de la société par elle-même opère soit en mode macro lors de révolution et de subversion – il s’agit alors effectivement d’un moment fort de conscientisation inhérent à une lutte et à un mouvement social – soit en mode micro à travers la capacité de collectifs à élucider leur rapport aux institutions établies et à imaginer des alternatives – il s’agit alors d’un moment de conscientisation plus disséminé propre à une expérimentation [15]. Sous ces deux modes, il s’agit bien d’un même travail d’institution mais agissant plutôt en mineur ou en majeur et trouvant la voie de sa réalisation dans des rythmes et des amplitudes différents.

Une institution « puzzle », une institution « scrabble »

Le modèle qui se dessine à travers ce travail d’institution jamais relâché est celui d’une institution continuée, au sens où elle ne cesse jamais d’être interpellée et ré-inventée ; la pression instituante ne fléchit pas. L’institution reste en expérimentation. La gageure d’un travail d’institution est de réussir à instituer les dispositifs et les dispositions strictement nécessaires à l’activité, les plus équitablement appropriés aux pratiques engagées. L’institutionnalisation demeure alors proportionnée à ce qui est attendu par les personnes concernées et à ce qui est indispensable à la réalisation de leur projet. L’institution ne doit en aucun cas s’autonomiser et devenir à elle-même sa propre justification, sa propre raison d’être, sa propre fin. Luc Boltanski désigne l’institution comme un être sans corps [16] ; je renchérirais sur cette qualification « privative » et restrictive en ajoutant qu’elle est « sans corps » et « sans pensée » et qu’elle doit le rester, tant le risque est fort qu’un durcissement de l’institution laisse craindre qu’elle prenne effectivement corps (qu’elle se saisisse des corps et de la vie) et qu’elle soit en capacité de « penser » [17], de penser à la place des êtres de corps et de chair que nous sommes. Les institutions peuvent laisser croire qu’elles pensent en raison de la force des catégories de fonctionnement (qui sont aussi des catégories de pensée) qu’elles réifient et naturalisent. Ces catégories imposent progressivement un paysage langagier et un horizon de sens, à travers lequel certains acteurs se sentent obligés progressivement de « penser ». À l’université, comme partout dans la société, de nouvelles catégories de « pensée » et de fonctionnement se sont multipliées avec l’emprise manageriale, qui procède beaucoup par imposition de scripts et d’éléments de langage. Parmi celles-ci, la catégorie de l’excellence a connu un fort engouement ; elle est parfaitement inconséquente mais elle dispose d’une puissance d’attraction qui a profondément affecté les comportements et ressentis professionnels. Un groupe d’universitaires, avec malice et forte intelligence, est venu contredire cette « catégorie de jugement » en déclarant : « nous sommes des désexcellents » [18], un appel au « bon sens » auquel je souscris sans réserve. Donc l’institution est bel et bien un être sans corps mais qui prend corps rapidement et s’empare de nos corps, parfois durablement ; elle est bien un être sans pensée mais qui, lorsqu’on n’y prend garde, se met à « penser » à notre place.

Comme le soulignent Pierre Dardot et Christian Laval, la praxis instituante a pour fonction « de faire apparaître la nécessité absolue d’une activité instituante continuée au-delà du seuil de l’acte inaugural, donc d’une manière d’institution continuée. […] La praxis instituante est donc tout à la fois l’activité qui établit un nouveau système de règles et l’activité qui cherche à relancer en permanence cet établissement de manière à éviter l’enlisement de l’instituant dans l’institué. Elle est par conséquent la praxis qui anticipe consciemment dès le début la nécessité d’avoir à modifier et à réinventer l’institué qu’elle n’a posé que pour mieux le faire vivre dans la durée » [19]. Le « commun », dès lors qu’il prétend remettre entre les mains des hommes les affaires qui leur sont communes, appelle un modèle institutionnel de ce type : une praxis instituante permanente et une institution, conséquemment, qui se présente sous une forme continuée, en processus, toujours ouverte à son devenir.

Le « commun » suppose une deuxième mutation de l’idée même d’institution, non seulement une conception de l’institution continuée mais aussi de l’institution composée. Dès lors que les hommes assemblés revendiquent, dans un idéal de commun, leur capacité à réinstituer autant que nécessaire leur architecture de fonctionnement et d’organisation, cette institution ne se présente plus à eux d’un seul bloc, comme un absolu, mais comme une « institution puzzle » dont ils peuvent bouger et retailler les pièces autant que besoin, en introduisant un nouveau dispositif, en retirant une règle inadéquate ou en inventant une nouvelle catégorie d’action. Cette institution composée peut se dire également « institution scrabble » qui enchaîne divers énoncés, qui les relie et les recoupe. L’ordre du discours institutionnel se fragmente, son ordonnancement procède par traduction, par déplacement et prolongement. À nouveau, ce mot-image vient nommer l’exigence de modulation et de réactivité dont fait preuve une institution du commun, au sens d’une construction institutionnelle appropriée à la vie en commun.

Le travail du commun se réalise avec cet imagination « puzzle » et « scrabble ». Le « commun » se défie d’une conception hautaine, univoque et unitaire de l’institution et privilégie une conception processuelle, composite et plurivoque, sans cesse composée et recomposée. Ce n’est pas seulement les formes institutionnelles qu’il convient de faire évoluer par un ambitieux travail d’institution, il convient aussi de transformer en profondeur l’idée même d’institution, le modèle dont on dispose, la représentation que l’on s’en fait.

Des agencements collectifs d’institution

Pour nommer ce fait institutionnel, qui n’est plus un fait total mais un fait toujours partiel, il conviendrait d’abonner le substantif « institution » pour privilégier une approche en termes d’« agencement collectif d’institution » [20]. L’institution perd sa prétention à unifier, à contenir ou à délimiter. Elle ne réifie plus les pratiques dans un « cadre » ou une « forme » englobante et surplombante. Elle cède, en tant que modèle unitaire, sa prééminence historique face à la diversité et à la démultiplication des « agencement collectif d’institution ». Le processus d’institutionnalisation ne se réifie plus dans une totalité englobante, formulée en majuscule (l’Institution), mais se transversalise en de nombreux agencements élaborés collectivement qui composent conjoncturellement les segments institutionnels indispensables à la stabilisation, à la pérennité et à la régulation des activités.

Lorsque je professe qu’un travail du commun implique un travail d’institution ambitieux et inventif, j’aspire également à ce que le « modèle » d’institution dont nous héritons soit, lui même, comme tel, profondément transformé. Il ne suffit pas de relancer une praxis instituante à l’intérieur du modèle d’institution existant ; cette praxis doit prendre une portée constituante, au sens de réaliser un changement de paradigme afin de penser et vivre la question institutionnelle (et non plus le fait institutionnel) en termes radicalement nouveaux – ceux d’une institution continuée et d’une institution composée – et, fondamentalement, sous la forme d’« agencements collectifs d’institution » au caractère éminemment processuel, attestant la capacité des collectifs à ré-inventer et reconfigurer autant que besoin les formes, les formats, les dispositifs indispensables à la réalisation / à la manifestation de leur projet – la matière institutionnelle devient alors effectivement cette pâte à modeler qui intéressait tant Félix Guattari dans l’expérience de la clinique de La Borde.

Ces agencements collectifs d’institution s’élaborent au plus près des pratiques et des activités et restent fortement en interaction avec elles. Ils ne se détachent pas d’elles ; ils ne mènent pas une vie pour leur compte propre. Ce modèle s’inscrit nécessairement « dans une pensée de l’immanence, soit dans une pensée qui dénie toute source et toute justification transcendante aux formes d’organisation que se donnent les vies humaines. […] Ce modèle implique en effet que rien ne vient d’Ailleurs et que tout peut et doit se retrouver au sein d’un même plan d’immanence. Yves Citton souligne le risque néanmoins « de voir le plan d’immanence se confondre avec une mise à plat » et met en garde « qu’on ne réduise pas la vie sociale à une horizontalité aplatie, mais qu’on tienne compte des rapports de verticalité par lesquels la multitude [dans la continuité de mon argumentation, je dirais les pratiques et les activités] s’auto-structure » [21]. Tout n’est pas intégré au même niveau. Dans leur processus d’institutionnalisation, les pratiques et les activités s’élèvent en quelque sorte au-dessus d’elles-mêmes, comme si elles s’enchâssaient dans une réalité qui est à la fois la leur (des règles et des normes de fonctionnement, des méthodes d’organisation, des imaginaires, des langages) mais aussi au-delà d’elles-mêmes car cette institutionnalisation crée une continuité et une stabilité qui est en partie ignorée dans le cours de la vie et dans le flux de l’activité. L’institutionnalisation construit un niveau de réalité, au même titre que le quotidien ou le surréel. L’institution est de l’ordre de la continuité, l’activité dans sa vitalité de l’ordre d’un flux qui bifurque, qui accélère ou ralentit, qui s’estompe ou se renforce. Yves Citton nomme cette dynamique – ce déplacement continuel entre niveaux de réalité – « la verticalité dans l’immanence ». Elle signifie que même si la réalité se feuillette et se stratifie, elle se construit fondamentalement sur un même plan ; aucun niveau ne fait autorité sur l’autre, ne se met en domination par rapport à l’autre. Le niveau de l’institution et le niveau de la pratique ne se dissocient jamais ; ils interagissent étroitement, sur le même plan. L’institution ne s’érige pas en domination. Elle ne prend pas le dessus. Et, de son côté, le flux quotidien de l’activité ne s’évanouit pas dans un infra-monde. Chaque niveau préserve sa consistance et sa légitimité. Et c’est parce que ces différents niveaux interagissent sur le même plan, que les individus et les collectifs sont toujours en capacité d’agir conjointement à ces différentes échelles et de revendiquer pareillement la vitalité de leur pratique et la créativité de leurs institutions. Ils passent continûment d’un niveau à l’autre. Les agencements institutionnels restent de cette façon toujours à leur portée ; les dispositifs qu’ils imaginent ne se retournent pas contre eux en s’établissant hors de portée. Cette mobilité intellectuelle et pratique toujours maintenue entre les niveaux de réalité, cette capacité à se déplacer au sein de cette stratification, cette possibilité toujours ouverte d’agir sur l’un ou l’autre niveau, garantissent que les individus associés (les collectifs, les communautés) préservent leur pouvoir d’action sur leur propre processus d’institutionnalisation et que ces processus ne se réalisent pas en dehors d’eux (hors du champ de leurs pratiques et de leur activité) et contre eux. En cela, cette « verticalité dans l’immanence » constitue le modèle d’institution requis pour un travail du commun dont la finalité est de toujours maintenir entre les mains des hommes réunis les affaires communes qui les concernent en commun.

Un agencement collectif d’institution n’est jamais en capacité d’arraisonner l’ensemble des réalités, la multiplicité des pratiques et des activités. Le flux de la vie excède toujours les dispositifs et les dispositions qui ont été établies afin de l’équilibrer, de l’orienter vers des fins utiles et de le réguler. Un agencement d’institution n’accède qu’à une part de la réalité des pratiques et des activités, qu’à une part de notre monde vécu. Il ne les stabilise que pour partie, et que pour un temps réduit. Il sera toujours débordé par la vitalité créatrice des pratiques. Et cette défaillance structurelle, irréductible, indépassable est le meilleur garant d’un travail d’institution qui reste à portée d’action et qui n’échappe pas aux personnes concernées.

La question institutionnelle à l’épreuve des activités et des pratiques

Pour Luc Boltanski, les institutions exercent principalement une fonction de confirmation de « ce qu’il en est de ce qui est ». Il s’agit de la qualité intrinsèque dont est porteur l’institué, à savoir ce pouvoir d’attester et d’objectiver, de rendre les réalités encore plus réelles. Quand une réalité s’institutionnalise, elle accède à un surcroît d’existence ou à un surplus de réalité, à force d’ajouts (de dispositifs), à force de surenchère (langagière et catégorielle), de prolongements, de continuités… Mais la force de cet effet de vérité / de réalité (cet effet de confirmation) achoppe néanmoins sur l’inventivité et la réactivité des pratiques. L’institution, aussi fortement formalisée et équipée soit-elle, n’échappe pas à une épreuve fondamentale que Luc Boltanski nomme une « épreuve existentielle » [22]. L’existence ne se résorbe jamais dans l’institution, ne s’y perd pas, ne s’y abîme pas. L’existence résiste, les pratiques se réinventent, les activités se refondent. La vie prend le dessus. La dynamique instituante inhérente à l’activité commune des hommes « éprouve » et met en risque les institutions les plus instituées, les plus compactes et durcies. Un travail du commun ne vit pas cette épreuve de l’existence et par l’existence comme une menace ou un risque, mais, bien au contraire, il la conçoit comme la meilleure garantie démocratique possible et comme l’assurance que la forme institutionnelle restera suffisamment en adéquation avec la dynamique des pratiques. Les agencements collectifs d’institution, tels que je les ai définis, doivent s’exposer à cette épreuve. Elle est décisive et doit être réitérée le plus régulièrement possible. Il convient de s’assurer que les pratiques et les activités (l’existence éprouvée) trouvent toujours leur chemin pour se faire entendre et reconnaître, pour s’inviter au cœur des fonctionnements établis afin de les interpeller à nouveau compte. Un agencement collectif d’institution, s’il mérite son nom, n’a pas vocation à réfréner cette épreuve permanente que lui adresse l’existence d’une pratique, la vie d’une activité. Il ne doit chercher ni à l’étouffer, ni à la refouler, encore moins à la réprimer. Cette épreuve d’existence à laquelle est soumis n’importe quel agencement institutionnel en garantit la validité démocratique. Elle est donc au cœur d’un travail du commun. Le « commun » le restera s’il se maintient ouvert aux pratiques et aux activités, s’il assume les questions et les épreuves qu’elles lui adressent et s’il reconnaît cette épreuve / cette mise en risque comme un état normal du fonctionnement institutionnel.

Au final, l’investigation que je viens de mener sur le travail d’institution inhérent, consubstantiel, à un travail du commun me conduit à (re)formuler la question de l’institué/instituant dans les termes d’une institution continuée (ouverte en permanence à son devenir) et composée (réarchitecturée autant que nécessaire), d’une institution qui ne s’unifie pas, qui ne se totalise surtout pas, et qui se développe sous la forme d’« agencements collectifs d’institution » imaginés et instaurés par les personnes concernées à partir de besoins qui naissent de leurs pratiques et activités, et d’un processus d’institutionnalisation qui opère sur le même plan que la vie elle-même, qui ne s’érige pas au-dessus d’elle et contre elle, mais, au contraire, qui fait de l’épreuve de la vie son meilleur critère de fonctionnement et de légitimité.

En conclusion, il est indispensable de souligner que mon propos sur le travail d’institution est véritablement à double détente. Quand des collectifs revendiquent leur autonomie par rapport aux institutions dominantes, ils engagent un travail d’institution en interne afin d’inventer les formes et les formats, les dispositifs et les dispositions, les langages et les catégories de pensée qui conviennent au mieux à leur désir de vie, qui leur correspondent en termes de valeur (égalité) et qui leur semblent donc les plus appropriés à leurs projets d’activité. Mais, dans le même mouvement, ce travail d’institution opère en externe, en critique et en opposition aux institutions majoritaires qui traversent et imprègnent la vie sociale dans son ensemble. Cette création institutionnelle agit donc en positif – en faveur du collectif et son autonomie – et elle agit pareillement, consubstantiellement, en négatif en développant un rapport oppositionnel aux fonctionnements institutionnels établis. Dans le même mouvement – dans un mouvement à double détente – ces collectifs en quête et en conquête de « commun » instituent leur existence et destituent les modèles majoritaires qui, s’ils ne sont pas tenus à distance, finissent pas imposer leur vérité. Ce mouvement en tension est passionnant, mais périlleux. Il est particulièrement exigeant. Il expose fortement les personnes et leur construction collective ; ces collectifs doivent surenchérir d’ingéniosité pour tenir en interne, et préserver leur choix d’autonomie, et pour résister en externe face à la pression de l’ordre dominant. Cette épreuve d’existence, à double détente, peut s’avérer éprouvante, parfois violente.

Mon texte invite donc à une double lecture. Les thèses que je viens de développer questionnent la façon dont un commun peut s’instituer dans une perspective d’autonomie et de démocratie radicale (un devenir minoritaire) et elles questionnent symétriquement la façon dont le commun peut s’instituer en alternative à la structuration dominante de la société (un devenir majoritaire).

Pascal NICOLAS-LE STRAT, juillet 2015

[1] Pierre Dardot et Christian Laval accordent une place centrale à la question institutionnelle dans leur conceptualisation du commun. cf. le chapitre 10 « La praxis instituante » de leur livre Commun – Essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, 2014.

[2] Valentin Schaepelynck, Une critique en acte des institutions : émergences et résidus de l’analyse institutionnelle dans les années 1960, Thèse de doctorat en sciences de l’éducation soutenue le 11 décembre 2013 à l’Université Paris 8, p. 437.

[3] Je suis redevable à Valentin Schaepelynck de ce corpus de références concernant l’usage de la notion de travail d’institution par Georges Lapassade.

[4] In Revue Européenne d’ Ethnographie de l’Éducation, « Hommage à Georges Lapassade », doc. non paginé, http://socioconstructivismo.unizar.es/wp-content/uploads/2010/07/Lapassade-monografico1.pdf [consulté le 23 juillet 2015].

[5] Georges Lapassade, L’ethnosociologie, Méridiens Klincksieck, 1991, p. 85. Pour une discussion des thèses de Georges Lapassade, se reporter à Remi Hess, Penser l’institution avec Georges Lapassade, Presses Universitaires de Sainte Gemme, 2012 et à Remi Hess & Charlotte Hess, Georges Lapassade – Vie, œuvres, concepts, éd. ellipses, 2010.

[6] Henri Lefebvre et les trois volumes de sa Critique de la vie quotidienne, L’Arche éditeur ; Michel de Certeau, L’invention du quotidien – 1. arts de faire, coll. Folio-Essai, 1990.

[7] Barbara Cassin (s. la dir. de), Derrière les grilles – Sortons du tout-évaluation, Mille et une nuits, 2014. L’introduction du livre est intitulé avec bonheur : « Tous grillés ! ».

[8] James C. Scott, La domination et les arts de la résistance – Fragments du discours subalterne (Tr. de l’anglais par Olivier Ruchet), éd. Amsterdam, 2008.

[9] Idem, p. 34.

[10] Georges Lapassade, « De Vincennes à Saint-Denis. Essais d’analyse interne. Rééd en ligne », Mis en ligne par Benyounès et Bernadette Bellagnech, http://lesanalyseurs.over-blog.org/article-georges-lapassade-de-vincennes-a-saint-denis-essais-d-analyse-interne-reed-en-ligne-107-114845783.html [consulté le 23 juillet 2015].

[11] Félix Guattari, De Leros à La Borde, Lignes / Imec, 2012, p. 66-67.

[12] Cet enjeu est central dans la recherche de Benjamin Roux, L’art de conter nos expériences collectives. Faire récit à l’heure du storytelling, Éditions du commun, 2018.

[13] De ce point de vue, l’ouvrage de David Vercauteren (en coll. avec Thierry Müller et Olivier Crabbé), Micropolitiques des groupes (Pour une écologie des pratiques collectives), rééd. Les prairies ordinaires, 2011, est particulièrement éclairant.

[14] J’ai discuté les thèses de Cornélius Castoriadis in « Un autre devenir est possible (Sur le principe de l’utopie concrète de Ernst Bloch et sur le projet d’autonomie de Cornélius Castoriadis) », Journal de thèse – septembre 1992 / octobre 1993, Fulenn, 2009, p. 75 et sq. Je me réfère à l’ouvrage devenu classique de Cornélius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, éd. du Seuil, 1975.

[15] Je défends cette thèse dans mes deux ouvrages Expérimentations politiques (Fulenn, 2007) et Moments de l’expérimentation (Fulenn, 2009).

[16] Luc Boltanski, De la critique – Précis de sociologie de l’émancipation, Gallimard, 2009, p. 117.

[17] Fort justement, Mary Douglas intitule son ouvrage Ainsi pensent les institutions (Tr. d’Anne Abeillé. Préface de Georges Balandier), éd. Usher, 1989. Même si, pour l’auteure, il est acquis que les institutions ne pensent pas par elles-mêmes, il reste essentiel de comprendre comment les institutions prennent prise sur « nos processus de classification et de reconnaissance », p. 3. « Comment pouvons-nous penser notre situation en société sans utiliser les classifications établies au sein de nos institutions ? Les divers spécialistes des sciences sociales en sont eux-mêmes profondément imprégnés. Leur champ d’investigation professionnel se moule dans les catégories administratives […]. Les catégories stabilisent les flux de la vie sociale et créent même, jusqu’à un certain point, les réalités auxquelles elles s’appliquent », p. 90-91.

[18] « Charte de la désexcellence » : http://lac.ulb.ac.be/LAC/charte.html [consulté le 27 juillet 2015]

[19] Pierre Dardot et Christian Laval, op. cit., p. 444-445.

[20] Mon propos s’inspire évidemment des « agencements collectifs d’énonciation » problématisés par Félix Guattari.

[21] Yves Citton, Mythocratie – Storytelling et imaginaire de gauche, éd. Amsterdam, 2010, p. 57-58.

[22] Luc Boltanski, op. cit., p. 156. J’ai conscience d’opérer un raccourci dans l’approche de l’auteur en associant épreuve de réalité / de vérité. Ce qui me préoccupe, dans ce point de mon argumentation, c’est de mettre en valeur l’épreuve existentielle dans sa capacité à ré-interpeller fondamentalement les effets de vérité et de réalité propres au fait institutionnel.