Travail et constitution du sens, à propos d’André Gorz

Le travail serait parvenu à un degré si élevé de technicité et de complexité qu’il ne nous appartiendrait plus ou plutôt n’appartiendrait plus à notre monde vécu. À ce point rationalisé et spécialisé qu’il ne serait plus intégrable à nos existences. Il agirait en tant qu’extériorité fonctionnelle qui s’impose à nous, comme ordre de la nécessité, qui nous contraint, nous oblige, mais aussi nous développe et nous modernise, comme seule peut y parvenir une puissance du dehors. Il conviendrait d’admettre que le travail nous dépasse désormais infiniment. Nous devrions donc accepter la dissociation de notre monde en deux sphères irréductibles l’une à l’autre, à savoir une sphère du travail dont les fins et le sens échapperont toujours à celui qui l’exerce, quel que soit l’effort qu’il entreprend pour se coordonner avec d’autres et réagréger les savoirs parcellaires des uns et des autres, et une sphère de l’activité sociale, encore disponible pour des fins librement discutées et choisies, encore gouvernable à partir de l’auto-organisation souveraine des individus. Le capital aura achevé son projet historique s’il parvient à dépouiller ainsi le travail de toute interrogation sur ses fins et ses motifs, ou plutôt, nous achèverions l’œuvre du capital si nous acceptions une telle dissociation et si nous entérinions ce Grand partage.

L’autonomie par défaut

Faut-il admettre que le travail relève essentiellement d’un ordre fonctionnel et ne voir en lui qu’une activité dissociée, indéfiniment comparable et interchangeable ? Le moment serait-il arrivé de faire notre deuil d’une activité productrice qui se déploierait en tant que collaboration volontaire et coopération motivée ? Si tel devait être le cas, où pourrait se réfugier l’activité autonome d’individus coopérant librement et volontairement ? Quel serait le lieu susceptible de l’accueillir ? Allons-nous le découvrir dans l’en-deça ou l’au-delà du travail ? En fait, quel sera le dernier refuge de l’autonomie s’il s’avérait que l’espace du travail lui soit définitivement inaccessible ?

Voilà résumés les termes d’un débat que nous souhaitons développer ici et que nous poursuivrons en discutant les thèses d’André Gorz. Ses positions théoriques sont désormais bien connues. Pour lui, le travail est et restera inappropriable par les travailleurs, quel que soit leur degré d’organisation et quel que soit le régime de propriété ou le régime économique qu’ils choisissent. Il se manifestera toujours en tant qu’extériorité, en tant que puissance du dehors, par delà les efforts entrepris pour le domestiquer, le maîtriser ou le socialiser. Il peut devenir plus coopératif, mieux vécu, il est parfois source de satisfaction, mais ces évolutions ne l’affectent pas dans sa nature véritable. L’activité productive se situe donc à l’opposé de ce qu’André Gorz définit comme activité autonome [1], à savoir une activité à laquelle des individus coopèrent volontairement et consciemment et dont ils assument pleinement les motifs et les finalités. Travail et activité autonome se constituent dans deux sphères ontologiques antagoniques. Le travail se déploie indépendamment de tout rapport de coopération, de communication ou d’échange, il se déploie comme fonction, comme activité hétérodéterminée. Il s’interposera constamment entre le travailleur et ses motifs, entre le collectif de travail et les formes de sa coopération sociale, entre l’homme et sa conduite de vie… et avec d’autant plus de force que la société se fait plus complexe. C’est là son caractère irréductible. André Gorz peut alors conclure que la fonction productive ne parvient à s’humaniser qu’à la marge. Certes, son organisation peut devenir plus civile, ses conditions d’exercice s’améliorer, son fonctionnement laisser une place à l’initiative ouvrière, sa gestion concéder une certaine autonomie au travailleur collectif mais sa nature n’en sera pas modifiée pour autant. Elle n’est pas condamnée à rester prisonnière des formes les plus oppressives du taylorisme, les plus déshumanisantes. Mais quels que soient les efforts engagés pour l’humaniser, elle restera pour l’essentiel une activité spécialisée, que les individus doivent accomplir comme fonctions séparées, gouvernées en extériorité à eux, dont ils ne maîtrisent ni le processus d’ensemble, ni les finalités. L’humanisation du travail rencontre donc une limite ontologique.

Dès lors que cette limite est posée, André Gorz peut conclure que l’utopie des temps actuels n’est plus la libération dans le travail mais la libération du travail. Il invite la société à renoncer à l’idéal d’une activité productive libérée et libératrice ; il serait illusoire d’espérer que l’individu puisse recouvrer dans et par sa profession la maîtrise souveraine de ses conditions d’existence. Et son projet politique de réduction du temps de travail prend alors tout son sens.

Le propos d’André Gorz peut se résumer en ces termes. Nous devrions assumer le fait que le travail conservera quoi qu’il advienne son caractère hétérodéterminé. Il conviendrait alors de limiter au maximum la place qu’il occupe et le temps qui lui est consacré, et ceci afin de dégager un espace hors travail qui, lui, pourrait accueillir des activités autonomes aux finalités librement choisies. André Gorz érige donc le travail en macro-contexte de notre existence, à l’intérieur duquel il deviendrait possible de se réapproprier quelque chose de notre vie. La tentation de l’en-deça. Dans les interstices de la production, les individus redécouvriraient ce qui fait la qualité de leur existence – des valeurs non immédiatement quantifiables, un temps libre de calcul et de rendement, une auto-appropriation de leur motifs d’action, des engagements volontaires et réfléchis … ce que l’auteur de Métamorphoses du travail – Quête du sens [2] nomme sphère de l’intégration sociale [3]. Le Grand partage – la dissociation des sphères d’activité – serait en quelque sorte le prix à payer, une sorte de concession faite à la modernité, une contrainte incontournable si nous voulons continuer à bénéficier d’un même niveau de développement – l’essentiel étant que ce prix soit le moins élevé possible, que cette contrainte ne s’exerce que le strict temps nécessaire, que cette concession n’engage qu’une part limitée de notre existence. N’essayons pas d’obtenir du travail ce qu’il ne peut concéder ni exiger de lui ce qu’il ne pourra réaliser. Au contraire, efforçons nous de l’intégrer pour ce qu’il est, à savoir une activité qui se technicisera de plus en plus et dont le caractère hétérodéterminé ne cessera de se confirmer, car s’il atteint un haut degré de spécialisation alors il requerra moins de temps et se fera moins prégnant. Il produira autant en mobilisant moins de ressources. Curieux paradoxe dans lequel nous conduit la perspective théorique d’André Gorz : le travail n’aurait pas d’autres vertus que de gagner en fonctionnalité et s’économiser lui-même afin de libérer un maximum de temps social. Ce que sa fonctionnalité gagne en intensité, elle le cède en temps et en présence. Dès lors l’autonomie trouvera son terrain d’élection, elle occupera toutes les terres laissées en friche lors du Grand partage, les interstices, l’en-deça ou l’au-delà, le temps économisé. L’autonomie que nous propose André Gorz est une autonomie par défaut.

Césure et purification

Son mouvement de pensée se déploie en deux temps. Tout d’abord il purifie le travail de toutes les apories héritées du mouvement ouvrier : le travail cesse d’être vécu (politiquement) comme un lieu où des individus animés des mêmes motifs coopèrent pour produire ensemble un monde qui sera leur. Il est posé ontologiquement comme ordre de la fonctionnalité. Cette première purification étant accompli, une deuxième devient possible. Dès lors que le travail est renvoyé à sa vraie nature, il persiste un excédent de sens, lui-même irréductible : la volonté des individus de collaborer souverainement à l’accomplissement des fins qu’ils auront librement choisies. André Gorz opère par purification successive jusqu’à obtenir une dissociation sans partage entre sphère de l’autonomie et sphère de l’hétéronomie. C’est ce point de vue de méthode que nous souhaiterions discuter et nous le ferons à partir des thèses de Bruno Latour [4] sur la modernité.

Nous partirons d’une citation de Métamorphoses du travail – Quête du sens qui nous paraît illustrer cette méthode de la purification conjointe et réciproque. « L’hétéronomie ne peut, dans une société complexe, être complètement supprimée au profit de l’autonomie. Mais à l’intérieur de la sphère de l’hétéronomie, les tâches, sans cesser d’être nécessairement spécialisées et fonctionnelles, peuvent être requalifiées, recomposées, diversifiées, de manière à offrir une plus grande autonomie au sein de l’hétéronomie, en particulier (mais pas seulement) grâce à l’autogestion du temps de travail. Il ne faut pas imaginer une opposition tranchée entre activités autonomes et travail hétéronome, sphère de la liberté et sphère de la nécessité [et il précise en note de bas de page qu’il insiste sur cet aspect, contrairement à la thèse de l’opposition tranchée des deux sphères que lui ont prêtée des « lecteurs pressés »]. Celle-là retentit sur celle-ci mais sans jamais pouvoir la résorber » [5]. Qu’il n’y ait pas d’opposition tranchée entre intégration fonctionnelle et intégration sociale (entre travail et activité autonome) dans les analyses que développe André Gorz nous lui en donnons acte bien volontiers mais nous pensons qu’il convient d’aller au-delà de cette simple précaution d’usage. Il ne suffit pas d’user avec prudence et circonspection d’un effet de purification et de césure, il faut s’interroger pour savoir si ce point de vue (aussi nuancé soit-il) représente le meilleur point de vue dont nous disposons pour interroger les activités de production et de reproduction. Nous ne pensons pas qu’il soit pertinent de considérer séparément ces deux ordres de pratique, quel que soit l’effort fait ensuite pour penser leur « intermédiation ». Il convient de privilégier un autre point de vue, que nous pourrions formuler ainsi : faire porter notre attention sur le mélange des genres, sur l’hybridation de plus en plus active qui se fait jour dans le monde du travail. Comment se caractérise l’activité de production dans une période qui vit sa transition post-taylorienne ? Elle agrège de plus plus de technicité et d’automatisme mais elle mobilise tout autant l’initiative et l’intelligence ouvrière ; sa fiabilité dépend étroitement de la qualité des coopérations et des échanges qui se développent au sein des collectifs de travail. Nous ne prétendons pas dans cet article décrire les évolutions de l’activité-travail, nous souhaiterions simplement insister sur un point : le travail post-taylorien se révèle toujours plus composite et métis ; il mêle composantes subjectives (de l’initiative, de la coopération, de la motivation…) et agencements fonctionnels (des automatismes, des processus, de la spécialisation…). Non seulement ils interagissent les uns les autres mais, au-delà, on peut dire qu’ils se présupposent réciproquement. Ils sont en interdépendance continue.

Une autre préférence méthodologique s’impose donc. Plutôt que de concevoir l’activité sociale en perpétuel déséquilibre, tiraillée qu’elle serait entre certaines formes sociétales (l’intégration fonctionnelle et l’intégration sociale), en déplacement continu de part et d’autre d’une césure incoercible (la dissociation des sphères sociétales), ce qui nous importe d’observer ce sont les modes d’hybridation, le type de greffe, les agencements trans-césure, ce que Félix Guattari nomme les dimensions machiniques de la subjectivité, c’est-à-dire l’hétérogénéité des composantes productrices d’autonomie, la conjugaison des évolutions technologiques et de la coopération sociale, les différents cocktails d’énonciation où se déclinent les motifs de l’action…

L’autonomie comme détermination ouverte

Deux points de vue de méthode s’opposent donc : soit nous retenons le point de vue de la césure et l’on s’emploie ensuite à découvrir les articulations et les médiations que la société ne manque pas de constituer entre les deux sphères de société ainsi séparées, soit on privilégie le point de vue du mouvement même d’hétérogénéisation et d’hybridation (entre subjectivité et fonctionnalité, entre déterminations singulières et nécessité fonctionnelle, entre autonomie et activité hétérodéterminée…) et l’on considère alors que sphère de l’hétéronomie et sphère de l’autonomie ne sont en rien des données préalables, ni la matière première des processus sociaux mais qu’elles en sont bel et bien la résultante.

À la différence d’André Gorz, nous ne pensons pas qu’il existe une autonomie en soi (une intégration sociale définie comme telle) qu’il s’agirait de reconquérir dans les interstices des systèmes fonctionnels, un plus d’autonomie que l’on pourrait dégager au sein de l’hétéronomie mais nous retiendrons une autre hypothèse en considérant que l’autonomie reste une détermination ouverte qu’il s’agit de constituer dans le cours même de l’activité de production et de reproduction. L’autonomie équivaut à un déploiement et non à un dépliement car un dépliement supposerait qu’elle s’apparenterait à l’arrivée à maturité d’un mode d’être donné en soi (une forme pure). L’autonomie ou la distance de subjectivation se déploie dans le processus toujours ouvert des hybridations, des agencements et des compositions d’activités par une série de manifestations et de métamorphoses ; elle s’élabore. Elle s’élabore par créations successives. Elle éclot plusieurs fois, elle se déploie. L’antagonisme de méthode que nous venons de soulever produit alors ses effets. L’autonomie ne saurait se découvrir, dans les terres laissées libre de travail et de production, mais elle reste à inventer et elle s’invente dans le processus même de l’activité.

En privilégiant le point de vue de la césure et de la purification, André Gorz produit une vision désincarnée de l’autonomie. Elle émerge d’une sorte d’éther social sans que nous comprenions selon quel processus ni en fonction de quelle motivation. La citation qui suit nous paraît révélatrice de cette conception épurée, quasi esthétisante, de la Quête du sens. « Tout est en suspens dans notre liberté, y compris elle-même […]. Les seuls buts non économiques, post-économiques, susceptibles de donner sens et valeur aux économies du travail et de temps, sont des buts que les individus ont à puiser en eux-mêmes. La révolution réflexive que la position de ces buts suppose ne nous est imposée par aucune nécessité. La volonté politique capable de réaliser ces buts ne repose sur aucune base sociale préexistante et ne peut prendre appui sur aucun intérêt de classe, sur aucune tradition ou norme en vigueur, passée ou présente » [6]. Le seul effort de dissociation et de distanciation par rapport à l’ordre fonctionnel du travail suffirait pour que le projet anthropologique de l’autonomie se manifeste, retrouve sa vitalité, et se révèle à lui-même. Il évoluerait dans l’ailleurs du travail sans que cette altérité de temps et de lieu ne soit véritablement déterminée. Une interrogation vient immédiatement à l’esprit. L’ailleurs du travail nous est bien connu, c’est un espace lui aussi normé et institué, où nous développons nos pratiques de consommation, où nous perpétuons des systèmes de valeur, familialistes, socio-culturels, voire communautaires, où nous partageons certaines règles et normes communes, où nous reproduisons des comportements hérités de longue tradition. En quoi un tel espace, alourdi de significations instituées, est-il un cadre privilégié à l’expression de nos motifs et de nos volontés ? L’espace privatif du couple réserve-t-il un sort meilleur à l’expression autonome de chacun ? Faut-il la découvrir plutôt du côté de nos loisirs, de notre vie associative… ? Cette conception laisse subsister bien des ambiguïtés.

Seule une conversion de point de vue nous permettra de dépasser certaines des impasses dans laquelle nous met la logique de la dissociation et de la purification. Il s’agit avant tout d’éviter deux écueils. Le premier serait de vouloir purger la société de toute hétérodétermination et prétendre qu’elle pourrait devenir parfaitement transparente à elle-même, immédiatement accessible à la connaissance, directement en coïncidence avec le sens de sa propre histoire. Le travail serait alors lavé de tout péché. Les producteurs associés dans une coopération raisonnée pourraient faire advenir une société qui serait totalement leur. Le deuxième serait de concevoir la modernisation comme un processus irréductible d’abstraction des réalités de vie, qui rendrait notre existence définitivement inappropriable. Le travail serait au centre de cette hétérodétermination généralisée. Il conviendrait alors de s’en protéger et de le circonscrire dans un minimum de temps et d’espace. Dans un cas, l’autonomie est supposée subsumer toutes les autres déterminations de l’existence, l’institué, le fonctionnel, le réalisé. Une sorte de Léviathan pour temps d’espérance et d’utopie. Dans l’autre cas, elle est pensée exclusivement comme forme de résistance et force résiduelle, pour peu que l’ordre fonctionnel ait conforté sa dominance. Une sorte de sanctuaire pour une période incertaine. Seul un point vue constituant peut nous aider à sortir de ce dilemme. Ni refuge à préserver, ni idéalité trans-historique, l’autonomie relève d’une détermination exclusivement politique. La question de son fondement ou de son champ d’application reste ouverte et le reste par nature. Elle est en effet indissociable des luttes engagées pour la développer et elle n’a pour limite que les limites des luttes qui ont été conduites pour l’étendre et la renforcer. La manière dont les individus vont l’investir reste une problématique complètement ouverte. L’autonomie se conquiert ; elle se constitue, elle se déploie et elle y parvient aussi bien dans le travail que dans le hors travail. Elle n’existe pas comme telle, en tant que forme sociale disposée une fois pour toute. Elle s’exerce. C’est une pure capacité. C’est un projet sans cesse en chantier, aux résultats toujours relatifs mais dont la motivation politique est sans limite.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, 1996

[1] André Gorz réserve le qualificatif d’autonomes exclusivement aux activités qui sont à elles-mêmes leur propre fin.

[2] André Gorz, Métamorphoses du travail – Quête du sens (Critique de la raison économique), Galilée, 1988.

[3] Il oppose intégration fonctionnelle et intégration sociale dans des termes proches de Jürgen Habermas qui distingue, lui, le monde des systèmes et le monde vécu.

[4] Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes (Essai d’anthropologie symétrique), La Découverte, 1994. Nous nous inscrivons dans sa perspective méthodologique mais en la développant dans un univers qui n’est pas l’objet principal de sa démonstration. Il s’intéresse au débat nature culture alors que nous réfléchissons ici aux interactions entre l’intégration fonctionnelle des activités et leur intégration sociale.

[5] André Gorz, op. cit., p. 120.

[6] Idem, p. 124

[L’article a été publié dans la revue Futur antérieur, n°35-36, 1996, p. 101 à 109]