Agir en commun / agir le commun

Un même questionnement émerge aujourd’hui, avec une forte acuité politique, dans les champs du social, de l’art, de la recherche (en sciences sociales), du soin ou encore de l’urbain, et il concerne de nombreux collectifs militants et/ou professionnels engagés dans une critique des formes dominantes de vie et d’activité. Cette question est celle d’un travail du commun, à savoir la capacité d’un collectif d’artistes, de militants, d’intervenants sociaux ou de soignants à agir sur le commun, sur la vie en commun, sur les ressources dont nous disposons en commun.

Dans le champ artistique, cet enjeu d’un travail du commun voit le jour dans la continuité des expériences de co-création qui caractérisent les pratiques actuelles de l’art, parmi les plus politiques – des pratiques de création en situation et en contexte associant les personnes concernées (les habitants d’un quartier ou les résidents d’une institution, par exemple) ou encore de création dans l’espace public à visée de transformation démocratique de la ville. Il soulève la question de l’œuvre commune [1] à travers l’exploration politique, esthétique et sociale des transactions et interactions inhérentes à toute forme de coopération créative.

Dans le champ social, face aux offensives sécuritaires et néolibérales, fortement individualisantes, précarisant les communautés concrètes, ce travail du commun réengage la question de nos constitutions communes, qu’elles soient de vie ou d’activité, dans une visée d’autonomie. Il valorise la capacité des collectifs et des communautés à agir sur leur propre devenir et à explorer de nouvelles manières d’être en commun et de faire ensemble.

Cet enjeu concerne aussi les sciences sociales, dès lors qu’elles défendent des pratiques de recherche-action ou de recherche en situation d’expérimentation sociale et politique [2]. Dans cette perspective, il s’agit pour les chercheurs, et les autres acteurs associés, de promouvoir des démarches de co-production favorisant l’interaction créative entre les savoirs vécus et les savoirs professionnels, entre les savoirs citoyens et les savoirs experts, entre les savoirs expérientiels et les savoirs formalisés… Un travail du commun encourage une conception plus émancipatrice des sciences sociales, sous la forme d’une recherche attachée à valoriser les interactions égalitaires entre les savoirs sociaux et attentive à la création de communautés de pensée plus libres et autonomes, en capacité de se distancier du prêt-à-penser dominant [3].

Le travail du commun

De nombreux acteurs, à partir de sensibilités militantes et professionnelles différentes, se trouvent interpellés aujourd’hui par ce travail du commun, par cette difficile question d’un agir égalitaire et démocratique sur nos affaires communes. Cet enjeu est partagé par tous ceux qui, dans leur domaine propre, s’interrogent sur la façon d’associer des personnes, de coopérer avec elles et, donc, au final de constituer un commun, de produire du commun [4]. Le commun, c’est donc du travail – à savoir un agir conscientisé et une pensée de l’action –, et un travail qui implique donc, sans les confondre, de nombreux domaines d’activité.

En portant mon attention vers ce travail du commun, il n’est nullement dans mon intention d’assimiler entre elles ces différentes pratiques ou de les fédérer artificiellement sous un label conceptuel inutilement unifiant. Il s’agit simplement de souligner l’émergence de cette problématique politique en de multiples lieux et sous diverses formes, donc sur un mode parfaitement transversal à nos espaces de vie et d’activité. Aucune réalité n’est commune par nature ou par destinée. Elle le devient lorsqu’elle a été pensée et agie comme telle – comme enjeu et ressource accessibles à tous et appropriables par personne –, lorsqu’elle a été constituée comme commun par l’activité des femmes et des hommes associés. Comme le soulignent avec force Pierre Dardot et Christian Laval, « il faut affirmer que c’est seulement l’activité pratique des hommes qui peut rendre des choses communes » [5]. Le commun est donc fondamentalement travail du commun par l’effort de pensée et d’action indispensable pour soustraire une réalité à l’appropriation privée ou étatique et pour l’ériger (l’instituer en droit et en pratique) comme réalité inappropriable, rendue accessible à tous selon des modalités établies démocratiquement.

L’agir en commun est un questionnement relativement balisé avec des analyses portant sur la coopération, la co-création ou le partenariat, même s’il reste en ce domaine encore beaucoup à faire et à penser [6]. Par contre, les manières d’agir le commun demeurent certainement beaucoup plus incertaines. Que peut recouvrir cette mise au/en travail du commun, ce travail du commun ? À quelles logiques d’action ou de pensée nous renvoie une telle volonté d’agir sur la matière, l’agencement ou la chair du commun ? Quelles perspectives professionnelles et militantes inaugurent concrètement cette préoccupation politique, que ce soit dans les champs du social, du soin [7], de l’art, ou encore de l’urbain… ?

L’enjeu est triple. Il convient en effet de réfléchir conjointement à la question de l’agir en commun (Comment agir en nombre ? Comment faire collectif ?), à la question de la constitution d’un commun (Qu’est-ce qui nous réunit, nous associe ? Qu’est-ce que nous détenons en partage ? De quoi disposons-nous en commun ?) et à la question d’un travail du commun (Comment agir sur ce commun qui nous humanise ? Comment le développer, le déployer démocratiquement ? Comment renforcer sa portée émancipatrice ?).

Les politiques publiques ont multiplié les « modes d’agir » sur l’individu (contrat, récit de vie, projet d’insertion, bilan de compétence…) [8] et sur les territoires (développement social local, diagnostic territorial partagé, démocratie participative…) mais fort peu sur/avec le commun (l’être-à plusieurs, l’être-ensemble). Est-ce que ce travail du commun offre des alternatives politiques et intellectuelles à l’action publique dans ses formes classiques, héritées de la période fordiste ? Est-ce qu’il peut contribuer à transformer de l’intérieur et par l’intérieur une action publique désormais essentiellement déterminée par les logiques néo-libérales et sécuritaires ? Est-ce que ce travail du commun est en capacité d’inventer de nouvelles coopérations et collégialités entre usagers et citoyens, entre toutes les personnes qui ont à faire avec une proposition culturelle, une recherche-action ou une intervention sociale (pour rester sur mes terrains de recherche) ?

La constitution du commun

Lorsque j’emploie la formulation constitution du commun, constitution doit être entendue dans les termes de Michel Foucault lorsqu’il écrit : « il s’agit de retrouver quelque chose qui a donc consistance et situation historique ; qui n’est pas tant de l’ordre de la loi, que de l’ordre de la force ; qui n’est pas tellement de l’ordre de l’écrit que de l’ordre de l’équilibre. Quelque chose qui est une constitution, mais presque comme l’entendraient les médecins, c’est-à-dire : rapport de force, équilibre et jeux de proportions, dissymétrie stable, inégalité congruente » [9]. Lorsque j’aborde la constitution du commun, je ne la pense pas immédiatement et prioritairement en tant qu’armature juridique (ce que pourrait recouvrir un droit du commun [10]), même si elle implique la formulation d’un ensemble explicite de règles. Je la considère avant tout sous l’angle des rapports politiques, théoriques et sociaux qui l’affectent et qui contribuent à la délimiter, en particulier dans son articulation polémique avec le domaine du public et avec l’espace du privé. Le commun n’a pas d’attributions ou d’attributs impératifs, inévitables, naturels. Qu’est-ce qui relève du commun ? Quelles sont ses qualités et spécificités ? À ces questions, nul ne peut apporter une réponse évidente et définitive. La constitution du commun est la résultante d’un compromis provisoire, déterminé par les forces sociales en présence, par les perspectives théoriques engagées, par la dynamique des luttes et la créativité démocratique des collectifs professionnels et/ou militants.

Il en est allé de même, historiquement, pour la constitution du secteur public (les biens et services publics), au cours du XXe siècle, pendant la période fordiste ; son périmètre s’est élargi, et s’est renforcé qualitativement, sous la pression des luttes ouvrières. Les salariés ont fait valoir leurs aspirations et ont fait entrer dans le champ des services publics, et ont donc soustrait à l’appropriation privée, nombre de services touchant au soin, à la santé, à l’éducation ou encore à la culture. Cet élargissement du service public a été aussi la conséquence des luttes féministes qui ont, par exemple, obtenu la création d’un service public de la petite enfance, condition de l’émancipation du cadre familial et de l’accès à une vie professionnelle, ou des luttes écologistes avec la création, par exemple, des parcs naturels qui ont préservé l’accès de tous à ces espaces et ont évité leur urbanisation spéculative. Aujourd’hui cette veine historique s’est largement épuisée. L’accès aux biens et services publics dépend d’une gestion étatique de type néolibérale, guère différente d’une gestion d’entreprise, dont les citoyens et les concernés sont largement exclus.

La constitution du commun relève, aujourd’hui, du même type de luttes, mais des luttes qui doivent s’engager sur deux fronts, à la fois contre l’appropriation privée et la marchandisation, à la fois contre l’emprise étatique et managériale sur les biens et services publics, car le citoyen est bien confronté à une double exclusion, à une double expropriation – une exclusion sociale en raison des inégalités introduites par les logiques de marché qui limitent l’accès à nombre de biens et services, une exclusion politique provoquée par la gestion bureaucratique et managériale des affaires publiques qui entrave toute velléité de contrôle démocratique. La constitution du commun confirmera son authentique portée émancipatrice si elle assume pleinement cette double critique. Elle doit marquer sa différence tant vis-à-vis du privé que du public (dans sa forme héritée du XXe siècle). Sur ce second plan, la constitution du commun peut renouer avec l’aspiration autogestionnaire qui n’a cessé d’émerger tout au long des luttes du XXe siècle sans réussir à s’imposer durablement.

Le commun est une donnée tout à fait relative ; son périmètre et son contenu s’établissent dans un rapport nécessairement conflictuel au privé et au public et il dépend des perspectives politiques et intellectuelles que les différentes communautés de vie (un collectif de quartier) et d’activité (une coopération de travail) investissent en lui. La constitution du commun s’apparente donc bien à un champ de force avec ses avancées (par exemple, aujourd’hui sur internet, avec les communautés du logiciel libre [11]) et ses reculs (quand un collectif ne parvient pas à maintenir sa vitalité critique et démocratique et qu’il se bureaucratise).

Cette constitution du commun engage aujourd’hui la responsabilité de nombreux professionnels et militants. Comment sur le terrain de l’art, du numérique, du soin, du social ou encore de l’urbain, penser la question du commun ? Comment, sur ces terrains de création et d’activité, contribuer à l’émergence d’un commun ? Comment le faire avec les personnes concernées ? Comment y parvenir à l’échelle d’un quartier ou d’une institution ?

Cette constitution du commun se pose au moins sur trois plans.

Le commun en tant que disponibilité

La question du commun interpelle tout d’abord le rapport que nous entretenons avec notre environnement de vie (une écosophie [12]). Le commun englobe dans ce cas de nombreuses ressources nécessaires : l’eau, l’air, l’espace… Mais, au delà de ces réalités, de première intention politique, notre environnement nous ouvre de nombreuses autres opportunités et disponibilités, qui peuvent être pensées et agies en tant que commun, dès lors que nous en prenons conscience collectivement et que nous les formulons politiquement en ces termes. Notre environnement est composé d’imaginaires, de sensibilités, d’idéaux. Il inclut aussi des rues, des espaces publics, du bâti. Ces ressources environnementales sont quasiment infinies. Elles nous sont si familières et si évidentes que nous les négligeons, que nous omettons de les interroger et de les discuter. Leur caractère ordinaire les fait oublier – les fait oublier surtout politiquement. Les entreprises, elles, ne s’y trompent pas ; elles savent parfaitement capter à leur profit ces ressources matérielles et immatérielles, ces nécessités et ces disponibilités. Elles s’emparent à des fins productives privées des réalités que nous partageons pourtant tous, en commun. Les économistes parlent à ce propos d’externalités positives, à savoir des « matières premières » (matérielles ou immatérielles) qui sont incorporées au processus productif tout en échappant à tout calcul économique et financier. D’où proviennent les idées et les formes sensibles que les entreprises culturelles intègrent à leurs production et diffusent ensuite en tant que services et biens marchands ?, si ce n’est de notre environnement commun (notre écosophie de vie et d’activité), que nous partageons pourtant, indissociablement et irréductiblement.

Commun est le mot qui peut désigner cette extraordinaire disponibilité, ces multiples ressources et opportunités que nous réserve notre environnement de vie. Qui est en droit de les investir et de les mobiliser ?? À quelles fins ? Est-ce que nous y accédons sans discrimination ? Est-ce que nous en disposons égalitairement ? À l’occasion d’une recherche-action, par exemple, les personnes associées à la démarche (habitants d’un quartier, membres d’une communauté de vie ou d’activité, collectif militant) peuvent réinventer, en terme de commun, leur rapport à leur environnement de vie, par l’entremise d’un effort collectif d’exploration et de problématisation. Elles l’engageront avec d’autant plus d’ambition qu’elles se sentiront légitimes pour le faire et que la dynamique de recherche les réassurera en ce sens. Elles pourront alors prendre pleinement la mesure de ces disponibilités (les opportunités que nous réserve notre environnement de vie) ; elles s’efforceront de les caractériser et de les documenter politiquement, en réfléchissant en particulier aux normes et cadres institutionnels à instaurer afin que ce commun pressenti se constitue réellement comme un commun vécu et pratiqué. La recherche-action devient alors un opérateur de cette fabrication du commun car ce commun pour exister concrètement, et être réellement partagé, doit aussi, et peut-être avant tout, être pensé conceptuellement dans les termes d’un commun. La recherche-action se présente alors comme une sorte de laboratoire politique et intellectuel dans lequel les dimensions communes de notre existence peuvent être attestées (politiquement) et actualisées (institutionnellement).

Sur ce premier plan, le commun est principalement un enjeu de disponibilité. Qui accède à quoi ? Certes, nous respirons tous mais, pour quelqu’un qui vit à Paris, il est préférable de ne pas résider sous les vents dominants. La qualité de l’air n’est pas équivalente, que l’on vive à Aubervilliers ou à Neuilly. En ce domaine aussi, la disponibilité et l’accès sont des questions éminemment politiques, d’où l’importance de concevoir et construire cette question en termes de commun, pour pouvoir imaginer collectivement la gestion et la répartition opportunes de cette ressource. Le commun renvoie alors à une pensée écosophique [13], une pensée en capacité de formuler notre rapport individuel et collectif à ces disponibilités, à ces ressources matérielles et immatérielles, à ces productions de sens et d’imaginaire, à ces formes langagières et symboliques indissociablement constitutives de notre environnement et de notre quotidienneté de vie.

Le commun en tant que capacité

La question du commun se pose également en tant que puissance (collective) à agir. Que partageons-nous en commun, de plus intimement, si ce n’est, par exemple, une aptitude langagière ? La langue est emblématique de ce qui construit notre être-à-plusieurs. Elle échappe à l’intention de chacun de nous, pris isolément, mais elle est indissociable de l’ensemble humain que nous constituons. « Une langue n’existe en effet nulle part en dehors des corps et des esprits individuels de ceux qui la parlent ; que ces corps individuels disparaissent un à un et la langue disparaîtra avec eux » [14]. Pourtant, la langue excède [15] toujours, radicalement, la somme des actes de parole car elle est avant tout une capacité, une faculté, une puissance. Même si nous tentions, sur un mode fantasmé, d’additionner l’ensemble des énoncés existants, nous n’approcherions jamais l’essence de la langue. Ce que nous partageons en commun n’est donc pas un ensemble de réalisations (des énoncés, des mots, des actes de parole et de pensée, ce que la sociologie et la théorie des organisations désignent comme une culture commune ou un langage commun) mais, avant tout, une aptitude générique : la capacité indéterminée de dire, de signifier, de formuler. Notre être-en-nombre se nourrit de ce type d’aptitude : la langue, l’imaginaire, l’intellect, la sexualité, le surréel… Nous sommes en capacité de parler, d’imaginer, de penser, d’aimer…, mais, aussi, si nous persistons à généraliser ce commun, en capacité de délibérer, d’argumenter, d’analyser… Le travail du commun pourrait donc correspondre à cet effort pour inventer et investir le maximum de facultés, pour les exercer le plus intensément possible, pour les vivre sur le mode le plus égalitaire et le plus autonome. Les conditions d’exercice de ces aptitudes, devenues génériques, deviennent donc un enjeu majeur. Ce registre du commun est souvent désigné aujourd’hui, dans la littérature des sciences humaines et sociales, comme une pensée et un agir de l’empowerment [16]. Il est important de souligner également que le décompte de ces facultés n’est jamais définitif et qu’il est toujours possible pour un ensemble humain de se doter d’une nouvelle aptitude, qui lui deviendra alors générique. Le commun est, de ce point de vue, toujours en devenir.

Les professionnels de l’art, du social ou de l’urbain, pour ne citer qu’eux, sont fortement impliqués par cet enjeu ; ce sont des domaines privilégiés où il est possible, en commun, d’expérimenter de nouvelles facultés – des facultés de pensée, de langage, de sensibilité que nous partagerons d’autant mieux qu’elles auront été explorées et légitimées collégialement, en coopération. C’est une des ambitions majeures d’un travail du commun : découvrir (au sens de faire advenir) nos propres capacités, en expérimenter de nouvelles et en éprouver les perspectives et les effets.

Ces facultés, pour l’essentiel, ne peuvent pas être instituées sur un mode explicite – on n’institue pas une langue – car elles relèvent fondamentalement des usages, des habitus et des traditions mais, pour autant, nous ne les recevons pas de manière passive ; nous sommes en capacité de les explorer, de les éprouver et de les expérimenter, et d’en faire alors, conséquemment, d’authentiques facultés collectives (un empowerment). Comment faire de notre aptitude générique à parler une authentique puissance de langage et de pensée propice à la délibération démocratique ? Comment faire de notre aptitude au rêve [17] la force motrice d’une capacité collective à anticiper et à projeter, à imaginer des devenirs plus respectueux de nos vies ? Une capacité doit être avant tout éprouvée, dans la double acception du terme – elle doit être tout à la fois ressentie et expérimentée –, pour être d’autant mieux investie et mobilisée, et se constituer alors comme une véritable capacité commune (un empowerment).

Le commun en tant qu’institution

La question du commun se pose enfin sur le plan historique des processus d’institutionnalisation [18]. « Nos existences sont enfin structurées, orientées, canalisées, alimentées par des communs institutionnalisés, dont nous pouvons retracer l’émergence et les évolutions au fil de décisions humaines et de projets de maîtrises (plus ou moins) rationnelles. […] Le commun institutionnalisé doit avant tout être envisagé comme un horizon d’avenir : bien moins comme un territoire à occuper (en inévitable rivalité avec des occupants antérieurs) que comme un bâtiment à construire, dont la disposition, le partage et le nombre d’étages restent encore presque complètement à inventer » [19]. Fréquemment, lorsque nous sollicitons un commun, nous le recherchons en arrière de nous ; nous pensons l’apercevoir dans le rétroviseur, comme si le commun s’apparentait principalement à une antériorité (un habitus, une tradition, un usage). Cette orientation est aujourd’hui très présente à l’école avec le discours sur les socles communs de connaissance. Le commun est pourtant ce que nous tenons en ligne de mire et concevons comme horizon. Il se définit par ce que nous cherchons à construire ensemble, et non par ce dont nous disposerions dès à présent. Quand un travail d’équipe débute, les protagonistes s’interrogent souvent sur ce qui les réunit (une culture partagée, un langage commun) au risque de se focaliser sur l’existant, au détriment des processus qui s’amorcent. Certes, au fur et à mesure de l’avancée du processus, certains acquis prennent forme, se sédimentent et rejoignent le corpus dont nous disposons ; effectivement, ils s’institutionnalisent. Mais ils ne doivent pas, pour autant, être disjoints ou dissociés des processus qui leur ont permis d’émerger. Le commun éprouve sa vitalité et sa force cohésive dans ces mouvements d’élaboration et de constitution, dans ce rapport instituant au réel. Ce qui nous est commun, ce qui fait commun, ce sont bien les processus de réinvention du réel que nous amorçons ensemble [20] et qui, en retour, nous obligent collectivement, nous sollicitent réciproquement, nous rapportent les uns aux autres. Le travail du commun correspond à cette prise de risque, à ce pari politique et intellectuel – le pari de l’ouverture, du devenir, du processuel. Le travail du commun est un moment privilégié où ce pari peut être tenté et assumé, où il est possible collectivement de prendre le risque de l’ouverture et de la dynamique instituante. C’est une façon d’éprouver (ensemble) une situation (qui nous concerne les uns et les autres), de l’explorer et de l’expérimenter. Commun est le nom possible pour désigner ce mouvement. Il relève, alors, en conséquence, d’une pensée et d’un agir du processus (de l’instituant et du constituant).

Les activités d’art et de recherche-action, comme celles du social ou de l’urbain, peuvent être l’occasion de réattester et de vérifier en commun que la réalité se maintient fondamentalement en devenir et que l’émergeant nous implique collectivement ; il reste fondamentalement à notre portée. Lorsque des artistes, des architectes ou des chercheurs collaborent avec des habitants, lorsque des citoyens engagent une lutte, ils peuvent, en tout premier lieu, contribuer à ce réinvestissement du processus et de l’instituant. Ils prouvent en acte et en pensée que le réel reste en devenir et qu’il est possible de le réengager dans une perspective nouvelle, de l’explorer à nouveau compte, avec d’autres mots, par l’entremise d’agencements inhabituels, avec une sensibilité intellectuelle, politique ou spatiale différente.

Un commun à éprouver et à expérimenter

Lorsque nous évoquons le commun, nous sommes donc renvoyés à une pensée et un agir écosophiques. En effet, nous questionnons et transformons le rapport que nous engageons collectivement avec notre contexte de vie et d’activité (une existence de quartier, une communauté de pratiques…), le rapport que nous entretenons à nous mêmes en tant que groupe (les micro-politiques de groupes [21]), mais aussi le rapport qui s’établit avec les nombreuses antériorités qui nous constituent collégialement (l’histoire de notre collectif, ses expériences antérieures, ses acquis).

Nous sommes renvoyés pareillement à une pensée et un agir de l’empowerment. Le commun porte avant tout témoignage de notre faculté à construire et à instituer ensemble, collégialement, durablement.

Le travail du commun réserve bel et bien une portée émancipatrice dès lors qu’il nous engage dans un rapport distancié et créatif avec nos expériences de vie et d’activité, dès lors qu’il nous implique dans une perspective écosophique et qu’il éprouve (explore et expérimente) notre empowerment de groupe et de communauté. C’est à cette double ambition (à cette double émancipation) que le travail du commun s’efforce de répondre, en nous engageant à investir de manière plus libre et offensive nos réalités de vie et d’activité et en renforçant, à cette occasion, notre capacité à les penser et à les agir (à les instituer, conséquemment).

La conception classique du commun laisse entendre que les personnes qui s’engagent le font sur la base d’un intérêt commun. Un accord préalable serait indispensable. Un compromis devrait être posé avant toute chose. À l’inverse, je pense qu’un commun n’a de chance d’aboutir que si des personnes aux intérêts divers [22], voire disparates, acceptent de s’impliquer collégialement dans un processus, en ayant conscience qu’il leur appartiendra de définir et de délimiter ce processus, de le caractériser et de le négocier. Les partenaires s’engagent d’un commun accord mais sans nécessairement s’accorder sur l’ensemble d’une perspective. « S’il fallait que tous les acteurs s’accordent sans ambiguïté sur la définition de ce qu’il faut faire, alors la probabilité de réalisation serait très faible, car le réel demeure longtemps polymorphe […]. Pour ses débuts, il convient, au contraire, que des groupes différents, aux intérêts divergents, conspirent dans un certain flou pour un projet qui leur apparaît commun, projet qui constitue alors une bonne agence de traduction, un bon échangeur de but » [23]. L’intérêt (commun) n’existe pas au démarrage de l’action mais il émergera progressivement, par effet d’intéressement mutuel, au fur et à mesure de l’avancée des activités. Ce n’est donc ni un acquis, ni un préalable mais un construit. Le commun est quelque chose qui advient, qu’il s’agit collectivement de faire advenir, et de le faire en situation, dans une conjoncture donnée, en ferraillant avec chaque réalité. Le commun ne se manifeste pas à froid, sur la base d’on-ne-sait quel arbitrage ou arrangement, mais se détermine toujours à chaud, en prise avec la dynamique de l’expérience collective. Les ressources de la recherche sociale, par exemple, sont alors particulièrement bienvenues pour fonder et légitimer cet effort d’exploration et d’investigation.

L’intervention sociale à portée collective, l’art dans sa visée de co-création ou, encore, la recherche en situation d’expérimentation sont explicitement confrontés à cet enjeu. Le travail du commun les mobilise conjointement, concomitamment, dans leur capacité à contester, en pensée et en action, les emprises néolibérales et sécuritaires et les formes dominantes de vie.

Cette question leur devient commune sans pour autant qu’ils renoncent en aucune façon à leur spécificité. Tout au contraire, ce travail du commun se dessinera avec d’autant plus de pertinence et de puissance qu’il sera éprouvé et exploré sur des modes toujours singuliers et spécifiques. Il se construira à la mesure des expérimentations dont il sera l’objet et ces expérimentations auront besoin d’être engagées aussi bien sur un plan épistémique que social, sensible que politique.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, avril 2016

[1] Voir à ce propos Jean-Paul Fourmentraux, L’œuvre commune. Affaire d’art et de citoyen, Les presses du réel, 2012.

[2] Cf. mon ouvrage Quand la sociologie entre dans l’action (La recherche en situation d’expérimentation sociale, artistique ou politique), Éditions du commun, 2018.

[3] J’introduis mon propos à partir de terrains qui me sont familiers (art, social et savoir) et qui ont appuyé également mes analyses antérieures sur l’expérimentation (cf. mon ouvrage Expérimentations politiques, Fulenn, 2009). Mais ce travail du commun s’expérimente évidemment dans d’autres champs de la société. Voir à ce propos la thèse de doctorat de Pierre Sauvêtre, Crises de gouvernementalité et généalogie de l’État aux XXe et XXIe siècles (Recherche historico-philosophique sur les usages de la raison politique), dont la troisième partie porte spécifiquement sur les enjeux philosophiques et politiques du commun à partir, en particulier, de l’exemple des luttes pour l’eau.

[4] Les perspectives que je formule dans cet article sont largement redevables aux travaux engagés dans le séminaire Du public au commun qui s’est tenu à Paris en 2010 et 2011, dans le cadre du Collège international de philosophie, sous la responsabilité de Antonio Negri, Bernard Paulré, Christian Laval, Carlo Vercellone, Giorgio Grizotti, Franck Poupeau, Nicolas Guilhot, Serge Cosseron, Pierre Dardot, Patrick Dieuaide, Pantaleo Elicio, Jason Francis Mc Gimsey, Jean-Marie Monnier et Judith Revel. J’ai pu assister à quelques séances de ce séminaire et j’en ai suivi les activités en ligne. Ces perspectives ont aussi bénéficié évidemment de la lecture de Toni Negri, Inventer le commun des hommes, Bayard, 2010 ; et, en coll. avec Michael Hardt, Commonwealth, Stock, 2012.

[5] Pierre Dardot, Christian Laval, Commun – Essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, 2014, p. 49.

[6] Se reporter, par exemple, à Fabrice Dhume, La coopération dans l’action publique. De l’injonction du faire ensemble à l’exigence de commun, L’Harmattan, 2006 ; et à Richard Sennett, Ensemble – Pour une éthique de la coopération, Albin Michel, 2014.

[7] Dans ce domaine, étranger à mes travaux de recherche, il est possible de se reporter à Josep Rafanell i Orra, En finir avec le capitalisme thérapeutique (Soin, politique et communauté), Les empêcheurs de penser en rond / La Découverte, 2011.

[8] C’était l’objet de ma thèse, publiée en 1996 aux éd. L’Harmattan sous le titre L’implication, une nouvelle base de l’intervention sociale.

[9] Michel Foucault, « Il faut défendre la société » (Cours au Collège de France, 1976), Seuil / Gallimard, 1997, p. 172.

[10] Cf. à ce propos la contribution de Paolo Napoli « L’histoire du droit et le commun. Quelques éléments de réflexion » au séminaire Du public au commun, 6 avril 2011, ainsi que la contribution d’Antonio Negri et Nicolas Guilhot à la séance du 9 février 2011. Ces deux contributions sont en ligne sur le site du séminaire : http://www.dupublicaucommun.com [Le site n’est pas accessible le 08.02.2020].

[11] Cf. Sébastien Broca, Utopie du logiciel libre – Du bricolage informatique à la réinvention sociale, éd. Le passager clandestin, 2013.

[12] Félix Guattari, Qu’est-ce que l’écosophie ? (Textes présentés par Stéphane Nadaud), Lignes / Imec, 2013.

[13] Cf. Félix Guattari, Les trois écologies, Galilée, 1989.

[14] Yves Citton et Dominique Quessada, « Du commun au comme-un », revue Multitudes n°45, été 2011, p. 15.

[15] Judith Revel insiste sur cette exédence dans son analyse du commun. Cf. sa contribution « Produire de la subjectivité, produire du commun (Trois difficultés et post-scriptum un peu long sur ce que le commun n’est pas) » pour la séance du 15 décembre 2010 du séminaire Du public au commun, en ligne : http://1libertaire.free.fr/ERevel01.html [consulté le 08.02.2020].

[16] Cf. Jérôme Vidal, La fabrique de l’impuissance (La gauche, les intellectuels et le libéralisme sécuritaire), éd. Amsterdam, 2008.

[17] Le rêve éveillé, source privilégiée des utopies concrètes chères à Ernst Bloch, Le principe espérance, éd. Gallimard.

[18] En prenant ses distances avec les logiques institutionnelles strictement étatiques, le travail du commun rouvre la question de l’institution, et le fait sur un mode plus créatif et plus autonome. L’institution et les processus d’institutionnalisation reviennent entre les mains des citoyens. L’analyse institutionnelle retrouve donc aujourd’hui une forte actualité politique. Cf. à ce propos la thèse de doctorat de Valentin Schaepelynck, Une critique en acte des institutions : émergences et résidus de l’analyse institutionnelle dans les années 1960, 2013. L’auteur reparcourt l’histoire de l’analyse institutionnelle, en particulier à partir de deux figures intellectuelles majeures, Félix Guattari et Georges Lapassade, et en montre toute la pertinence pour aborder les enjeux politiques contemporains.

[19] Yves Citton et Dominique Quessada, « Du commun au comme-un », op. cit., p. 18.

[20] Ce que Cornélius Castoriadis nomme L’institution imaginaire de la société, éd. du Seuil, 1975.

[21] David Vercauteren (écrit en collaboration avec Thierry Müller et Olivier Crabbé), Micropolitiques des groupes (Pour une écologie des pratiques collectives), Les Prairies ordinaires, rééd. 2011.

[22] Dans son analyse du commun, Judith Revel insiste sur l’importance d’un vivre en commun des différences. Voir, par exemple, son article « Construire le commun : une ontologie », janvier 2011, http://eipcp.net/transversal/0811/revel/fr [consulté le 18 juin 2012].

[23] Bruno Latour, Aramis ou l’amour des techniques, éd. La Découverte, 1993, p. 47.