Bonjour Monsieur Leiris. Dialogue impromptu dans le quartier Maurepas à Rennes

Lors de l’escale du projet Expéditions [1] dans le quartier Maurepas à Rennes, j’ai proposé un regard décalé sur le déroulement de l’expérience à partir d’une lecture de Michel Leiris qui a pris la forme de courtes citations de ses œuvres que j’ai insérées en commentaire des billets postés sur le blog expedition-s.eu par les acteurs du projet. Chaque jour je feuilletais ses livres et portais attention à certains passages, tout en découvrant les billets du jour que mes ami-e-s explorateurs venaient de rédiger et de poster. Je patientais ; je laissais venir la lecture. Je l’abandonnais, puis la reprenais en cours de journée au gré de mes occupations, jusqu’au moment où un rapprochement fortuit s’opérait entre mes deux cheminements de lecture – entre ma lecture au temps présent du projet Expéditions et la lecture au temps passé de Michel Leiris, au temps par exemple de son expédition en Afrique dans les années trente [2]. Je m’amusais à l’idée que la voix de Michel Leiris s’invite ainsi chaque jour, furtivement, au cœur du projet Expéditions, sans intention ni finalité, mais avec le plaisir de se manifester là où elle n’était pas attendue et de provoquer parfois un effet de distance, un contraste, voire un malentendu. Bonjour Monsieur Leiris. Je n’étais d’ailleurs jamais assuré que l’auteur-e du billet, prétexte à mon incursion, soit attentif à ce « commentaire » et y trouve un intérêt. Mes interventions sur le blog restaient finalement plutôt confidentielles et feutrées.

Je me suis donc laissé guider par les associations d’idées, de formes ou de sens qui survenaient au cours de ce double cheminement de lecture. Un passage de Leiris entrait en résonance avec une activité du projet et je l’insérais donc en commentaire sur le blog sous la forme d’une citation référencée. Cette entrée en résonance pouvait prendre des aspects assez variés ; il pouvait s’agir d’une similarité de motif, d’une proximité d’analyse ou d’une interpellation désinvolte.

Désistance

En écho à une photo, mise en ligne par Alba Rodriguez Nunez, où l’on distingue une femme d’âge mûr assise, accompagnée d’un enfant, et que la photographe intitule Sans visage en y adjoignant comme légende : « Je demande s’il est possible de prendre une photo de son visage, et elle ne me répond pas » [3], je posterai pour ma part un court extrait du Journal d’Afrique de Leiris qui manifeste le désarroi du chercheur, ou son agacement, lorsqu’il ne parvient pas à susciter l’attention de son interlocutrice et à obtenir sa collaboration : « La vieille femme ne dit à peu près rien. Elle sourit malicieusement, déjoue toutes les questions et change tout en faits absolument anodins » [4]. Dans cette brève annotation, Michel Leiris laisse entrevoir une part fréquemment masquée ou refoulée de l’activité de recherche, à savoir des moments de réelle vulnérabilité tout à la fois du chercheur et de son dispositif d’investigation. Il arrive parfois que la rencontre soit décevante, que l’échange tourne court et que le dispositif de recherche, en fin de compte, se révèle improductif.

Le chercheur ne peut évidemment pas « forcer » la parole de son interlocuteur-trice, même si le caractère dissymétrique de la relation expose à des formes de contraintes symboliques dont le chercheur ne prend pas toujours la pleine mesure. Une personne ne s’autorisera pas forcément à refuser l’entretien de recherche, même si cette perspective l’embarrasse ou l’importune, mais, pour autant, elle ne s’inclinera pas si facilement, ni ne se résignera. Elle parviendra à déjouer les attentes du chercheur et à ruser avec son protocole méthodologique comme semble y avoir excellemment réussi cette vieille femme africaine, au grand désarroi de Michel Leiris. Les chercheurs en sciences sociales, au nom de l’autorité de la science et de son supposé caractère progressiste et humaniste ou, simplement, par le fait d’une arrogance de métier, considèrent comme acquis et évident que les personnes, objets de leurs préoccupations, accepteront de collaborer et se plieront à leurs exigences méthodologiques. Ils présupposent une adhésion qui, à l’épreuve des réalités de terrain, s’avère passablement incertaine et ambivalente, et parfois superbement esquivée. Les chercheurs s’aveuglent. En présupposant la bonne volonté de leurs interlocuteurs – à savoir une forme de dévouement à la cause du savoir et de la recherche – les sociologues et ethnologues maintiennent un angle aveugle dans leur conduite méthodologique qui leur réserve parfois quelques déboires, comme il arrive au conducteur d’un véhicule lors d’une manœuvre délicate.

Il y aurait une sociologie à entreprendre sur les mille et une façons de déjouer une investigation sociologique. En quelques mots, à ses dépens, Michel Leiris en dresse le programme. Il s’agirait d’identifier les ruses employées pour afficher le plus parfait respect de la science tout en ne livrant strictement rien sur soi et sur sa communauté. Le sourire malicieux n’est pas l’arme la moins efficace pour désarmer l’interpellation obstinée de l’ethnologue. La désistance du dominé et du subalterne est souvent, bien à tort, sous-estimée. Elle est pourtant riche de stratégies langagières et de constructions discursives. Quelle intelligence de la situation, quelle finesse d’argumentation, quelle ingéniosité intellectuelle chez cette vieille femme qui parvient à rendre insignifiants et anodins – donc « impropres » à la recherche – tous les faits qu’elle relate. La sociologie apprendrait beaucoup sur elle-même, et sur les effets de domination qu’elle incorpore, si elle accordait sa plus haute attention et considération à la capacité du pauvre, du précaire, du toxico, de la femme-seule-avec-enfants ou de la vieille femme africaine à déjouer les emprises méthodologiques de l’investigation sociologique et à échapper au regard « scientifique »si souvent inquisiteur. Sociologue, ton sujet se désiste, ton objet se dérobe. Je n’oublie pas, pour ma part, la réflexion agacée que m’a adressée une enseignante de l’école primaire de ce même quartier Maurepas à Rennes : « nous en avons assez des sociologues, des chercheurs en sciences de l’éducation, des apprentis sociologues, des différents stagiaires qui viennent nous poser des questions. Les parents d’élève eux aussi n’en peuvent plus et refusent maintenant de se prêter à l’exercice ».

Résistance

Michel Foucault insiste sur le fait que la résistance est première ; elle précède la manifestation du rapport de domination. Qu’est-ce que veut faire entendre le philosophe en renversant, de la sorte, radicalement, le sens d’une relation de pouvoir ? Il nous rappelle, ou nous informe, que tout sujet est un sujet de pouvoir et dispose indéfectiblement d’une capacité à agir et à penser, indépendamment de la force et de la violence du rapport de domination et d’exploitation ; et cet empowerment signe sa liberté. La résistance est première car le pouvoir de penser et d’agir l’est indubitablement, car la capacité à dire et à faire l’est absolument.

Le sociologue et l’ethnologue ne devraient donc jamais oublier qu’ils s’adressent à des sujets de pouvoir (à agir et à penser), même si ce pouvoir s’exerce furtivement, même si cette capacité se glisse malicieusement dans le sourire de cette vieille femme africaine et dans sa rhétorique habile qui dissuade l’intérêt de l’ethnologue en transformant chaque fait qu’il soulève en une réalité quelconque et anodine.

Il serait donc d’un réel intérêt heuristique que de se pencher plus sérieusement sur ces résistances inévitablement à l’œuvre dans un protocole de recherche, non pas pour tenter de les désamorcer et de s’en prémunir, et ainsi de réduire un supposé biais méthodologique. Tout au contraire, elles sont précieuses à questionner et à observer car elles nous réservent un point de vue tout à fait essentiel sur la capacité, justement, des personnes à faire face à une situation étrange et étrangère (un protocole de recherche), à composer face à une contrainte (l’injonction à se dire et à se dévoiler) et à résister à l’emprise d’une domination (manifeste ou présumée).

Il est d’actualité aujourd’hui dans le champ de la recherche de s’interroger sur l’empowerment et la capacitation. Mais les chercheurs sont souvent pris au dépourvu, parfois vraiment démunis, pour accéder à ce pouvoir d’agir que sont supposés détenir les citoyens ou les acteurs sociaux. Qu’à cela ne tienne ! Le chercheur n’a pas si loin à aller investiguer. Il lui suffit de se pencher avec un peu de curiosité, et un esprit suffisamment espiègle, sur ses propres dispositifs de recherche pour y découvrir à l’œuvre, fondamentalement et radicalement, un empowerment – un empowerment, il est vrai singulièrement agaçant, voire détestable pour lui, car il s’exerce à son encontre, en résistance à ce qu’il a vocation à faire. À quelle occasion, dans quelles circonstances observer et élucider l’exercice citoyen d’un pouvoir d’agir et d’une capacité de résistance ? Malicieusement, je serais enclin à répondre : à nos pieds, au rez-de-chaussée de nos méthodologie, sous notre nez, à condition d’assumer un regard émancipé et décalé sur notre propre pratique et sur les interactions qu’elle détermine. Ce fameux pouvoir d’agir, nous l’avons sous nos yeux, judicieusement à l’œuvre à chaque fois que nous engageons une observation ou menons une investigation. Effectivement, les personnes résistent à notre prétention à la connaissance, surtout les habitants d’un quartier populaire confrontés quotidiennement à des formes de minorisation et de disqualification. Leur pouvoir d’agir se révèle donc à nous – nous sociologues – non pas parce que nous aurions inventer un protocole méthodologique parfaitement approprié à ce questionnement, mais parce que c’est avant tout, et centralement, ce pouvoir que nos interlocuteurs nous retournent, nous adressent, nous renvoient, avec malice et ruse, parfois en nous opposant un refus manifeste, bien souvent aussi en faisant défection, en « changeant tout en faits parfaitement anodins », par exemple. En procédant de cette façon, en estimant à sa juste valeur égalitaire et émancipatrice le pouvoir d’agir et de penser de nos interlocuteurs (à savoir leur capacité de résistance, y compris à notre endroit), nous opérerions donc pour le compte de la science sociale le renversement méthodologique défendu par Michel Foucault, un renversement à la portée tout à la fois politique et conceptuelle.

Ce revers de recherche que Michel Leiris a essuyé en ce mois d’août 1931, face à l’insondable résistance de son interlocutrice, et qui faisait certainement événement à l’époque, ne le fait plus aujourd’hui ; il aurait plutôt tendance à représenter le quotidien de notre travail de chercheur. Nos interlocuteur-trice-s ne se laissent plus si facilement intimider par la prétendue nécessité de la recherche et nombre d’entre eux disposent d’une culture scolaire suffisamment légitime pour nous parler d’égal à égal et discuter avec pertinence et à propos nos orientations de recherche et nos constructions méthodologiques. Ce qui pouvait peut-être faire exception lors d’une mission ethnographique dans les années 30 constitue désormais la norme de notre métier. En tant que chercheur en sciences sociales, je ne peux que m’en féliciter. Cet événement de recherche est exemplaire des questions qui se posent aujourd’hui au monde de la recherche et à ses politiques de l’enquête [5] ; elles ont été au cœur des motifs et motivations du projet Expéditions.

Sur le blog du projet Expéditions, je n’ai retranscrit qu’un très bref passage du récit de cette mésaventure de recherche. Ce récit mérite d’être proposé dans son ensemble car il prend alors sa pleine dimension politique : « Une autre femme encore passe un moment. Elle est âgée, classiquement belle, avec de durs tatouages qui lui sculptent la face. La vieille femme ne dit à peu près rien. Elle sourit malicieusement, déjoue toutes les questions et change tout en faits absolument anodins. C’est à peine si elle raconte comment elle a été malade et, guérie, est elle-même devenue guérisseuse. J’apprendrai au cours de l’après-midi que, si elle ne veut pas en dire plus, c’est parce que la femme qui l’a précédée à la tête de la secte a été, il y a quinze ans, arrêtée par les autorités françaises, battue, saisie, expulsée et s’en est allée mourir à Kati, dans la plus noire misère […]. Je m’en vais de chez les femmes, irrité, et je dis des choses dures au pauvre Baba Kèyta [son « informateur »]. Quand j’aurai su les raisons du mutisme de la femme, ce n’est plus à Kèyta que j’en voudrai, mais à l’administration, à l’organisation inique qui permet que de telles choses se produisent, sous prétexte de morale ».

Discordance

J’aime à penser que ces quelques citations de Michel Leiris, postées sur le blog du projet Expéditions, ont réussi parfois, même discrètement, à provoquer un décalage de sens ou une association d’idées, ainsi que l’auteur, lui-même, l’a fréquemment expérimenté dans son œuvre. Susciter un rapprochement sans motif apparent ou favoriser une rencontre à quoi rien ne disposait, ce geste est très leirisien. Dans ses écrits, il a longuement exploré cet art intempestif de l’association – l’association libre, l’association par le son, la forme ou la lettre (du mot) – afin de laisser advenir des affinités de sens ou de pensée. Le motif est particulièrement fécond pour l’écrivain, il l’est semblablement pour le chercheur en sciences sociales qui réalise des avancées dans son effort d’analyse et d’interprétation parce qu’il s’est laissé simplement surprendre par une association d’idées ou une interférence inopinée entre deux théories, à l’occasion d’une lecture ou à l’écoute d’un confrère. Ce fut aussi, certainement, le lot commun des explorateurs du projet Expéditions que de progresser dans leur travail sur ce mode très leirisien en s’exposant, du fait de leur immersion dans la vie du quartier, à de multiples effets de contraste ou de similitude, d’harmonie ou de disharmonie, d’affinité et de dissonance.

Michel Leiris a cultivé avec passion le libre accommodement des formes et des idées pour perturber les évidences – celles en particulier véhiculées par les mots – et pour s’émanciper du sens commun et de l’ordre dominant des significations inscrites dans les définitions et les étymologies. Tôt dans son œuvre, il formulera cette nécessité, en particulier lors de l’écriture en 1925 de Glossaire : j’y serre mes gloses : « Le sens usuel et le sens étymologique d’un mot ne peuvent rien nous apprendre sur nous-mêmes, puisqu’ils représentent la fraction collective du langage, celle qui a été faite pour tous et non pour chacun de nous. En disséquant les mots que nous aimons, sans nous soucier de suivre ni l’étymologie, ni la signification admise, nous découvrons leurs vertus les plus cachées et les ramifications secrètes qui se propagent à travers tout le langage, canalisées par les associations de sons, de formes et d’idées » [6]. Livre après livre, entre art-mûr-rerie et libre-brairie [7], il aimera jouer des discordances à l’intérieur des mots dans l’espoir de faire jaillir de nouvelles significations. N’en va-t-il pas de même pour le sociologue confronté au besoin de déconstruire ce qui lui est donné à voir et à entendre de première évidence, en première intention ? Comment parvient-il à introduire du doute et de la distance au cœur même des faits et des situations ? Peut-être en procédant, justement, à l’image d’un Michel Leiris explorant des associations de forme et de son pour dissocier le mot de sa signification admise et entrouvrir d’autres potentialités de sens, et donc de pensée. Les écrits de Michel Leiris sont une invitation à un lâcher prise méthodologique dont la sociologie, elle aussi, n’aurait qu’à se féliciter, tant il est fréquent que le chercheur progresse dans son œuvre lorsqu’il se risque sur le terrain incertain des libres associations ou lorsqu’il s’expose à des rapprochements inattendus, lorsqu’il accepte en fait de se laisser surprendre.

Suite à un article posté sur le blog par Nolwenn Troël-Sauton, « Break the routine » : échec et réflexions [8], dans lequel elle partage son embarras vis-à-vis d’un dispositif de recherche qui, au final, se montre un peu décevant, j’insérerai en commentaire cette citation de Leiris : « Ça n’est pas que je n’ai plus d’idées, mais les idées ne dansent plus pour moi. Voilà, en substance, ce que Georges Bataille, alors sur son déclin, confiait à notre amie (…). Danser, chanter : jeux de cigales, à en croire les fourmis de la raison raisonnante, ennemies de ce qui ne trouve pas immédiatement sa justification pratique (fût-elle aberrante) et acharnées à remettre dans le droit chemin les fautifs présumés. Ne pas danser, ne pas chanter : quelle amputation, pourtant, si l’on est astreint à s’abstenir de tout ce qu’aura éliminé le rabot de l’intérêt prétendument bien compris ! Qui plus est : n’est-ce pas une idée morte qu’une idée qui ne danse ni ne chante (qui nous atteint à froid) et la plus grande part de l’effort d’un écrivain [d’un chercheur en science sociale !] tant qu’il est animé par un souffle suffisant ne doit-elle pas, au contraire, tendre par des moyens obliques voire paradoxaux à vivifier l’idée – peu importe laquelle – qu’il veut faire partager ou qui lui est ce qu’au peintre est le motif ? » [9]. Que dansent les idées, que croissent les associations de sens et de formes, que surviennent les rapprochements les plus inattendus… Cette interpellation augure de belles perspectives pour les sciences sociales.

Insistance

Au fil des jours, dans son Journal d’Afrique, Michel Leiris égrène ses embarras et ses espoirs. « Nous allons d’explication en explication… (1er octobre) ; « de révélation en révélation… (9 octobre). « À chaque pas de chaque enquête, une nouvelle porte s’ouvre, qui ressemble le plus souvent à un abîme ou à une fondrière. Tout se resserre cependant. Peut-être en sortirons-nous ?… (13 octobre). « Suite. Suite. Suite. » (14 octobre) [10]. Le chercheur insiste. La recherche persévère.

Anthony Folliard livre sur le blog du projet Expéditions, sous le titre Step by step, un extrait de son carnet de bord où il confie ses doutes : « Je navigue en plein brouillard. On y voit pas à 2 mètres devant soi et pourtant il faut déjà presser le pas » [11]. Cette condition est commune à tous les chercheurs et explorateurs, quels que soient les lieux et les époques ; elle est équitablement partagée entre les chercheurs et les artistes partis en exploration. La recherche hésite. Le chercheur insiste. Comment expliquer cette obstination, parfois cette abnégation ? Qu’est-ce qui anime le chercheur ? Où s’origine ce besoin d’explorer et de questionner les réalités ? Cette capacité à renouveler sans relâche le geste d’enquête, à le prolonger et à l’approfondir ? Peut-être du côté d’une quête de la raison même de l’enquête. Peut-être du côté de la recherche des motifs et motivations de la recherche elle-même. C’est en tout cas la piste sur laquelle nous engage Michel Leiris. « L’espoir de trouver ce que je cherche s’est, pour moi, réduit peu à peu à celui de trouver, non pas la chose que je cherche, mais quelle est exactement la chose que je voudrais trouver. Bref, ce qu’aujourd’hui je cherche c’est ce qu’est ce que je cherche. (À la limite, j’en viendrais presque à me demander si, ne cherchant même plus à savoir quel est l’objet de ma recherche, je ne chercherais pas tout bonnement à chercher…). En vérité, tout était clair au début, mais tout s’est terriblement embrouillé en cours de route… » [12]. À la suite de Michel Leiris, j’admets bien volontiers que le chercheur n’est pas principalement motivé par les avancées de la connaissance ou la quête d’une vérité (d’une objectivité) mais par le geste même de sa recherche, par l’envie de l’éprouver à nouveau compte, par le besoin de le réengager une fois de plus. Le chercheur est stimulé par son propre processus ; c’est ce qui l’alimente, le galvanise parfois. Le résultat est rarement à la hauteur de cette insistance à découvrir, à observer, à rencontrer. Le moment conclusif est souvent bien terne en regard du plaisir apporté par le mouvement même de la recherche. Le mot fin est effectivement assez frustrant.

En tant que sociologue ou ethnologue, il faut se résoudre à l’idée que la découverte est rarement au rendez-vous, en tout cas dans les termes réifiés et idéalisés (conclusifs) que véhicule l’idéologie scientiste. Que produit le chercheur en sciences sociales ? Avant tout un processus de déchiffrement, évidemment jamais définitivement abouti, toujours à remettre sur l’établi. Une manière différente de se rapporter aux choses communes. Un geste (d’objectivation) et une démarche (d’élucidation). Un souci de questionnement. Un désir d’explorer. Un processus, en somme, et ce processus n’a assurément rien d’évident, quand bien même serait-il conduit avec un appareillage méthodologique ambitieux. Ce processus est sans cesse à ré-inventer. Il requiert de l’ingéniosité, de la passion, de la rigueur. Ce pourrait être là le principal apport d’une science sociale : engager et réengager des processus d’exploration qui laissent espérer un rapport plus distancié et plus réflexif, plus critique et plus égalitaire, à notre propre réalité sociale. Qu’est-ce que fabrique le chercheur en sciences sociales, tout au moins à mes yeux ? Essentiellement des constructions de sens qu’il espère suffisamment émancipatrices. À quoi aspire-t-il ? Principalement à ouvrir des possibles, des possibles autant pour la pensée que pour l’action. Je suis rendu bien loin d’une idéologie du résultat. Et j’en suis redevable, entre autres auteurs qui me sont chers, à cette lecture déjà ancienne et toujours assidue de Michel Leiris.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, juillet 2014

[1] Le projet Expéditions est une expérimentation à la croisée des chemins de l’art, de la recherche en sciences sociales et de l’éducation populaire. Ce projet de coopération européenne réunit une équipe composée d’artistes, de chercheurs en sciences sociales, de pédagogues et d’enfants dans les villes de Tarragone en Espagne (janvier 2013), de Rennes en France (mars 2013) et de Varsovie en Pologne (mai 2013). Avec les acteurs associatifs et les familles des quartiers du Ponent, de Maurepas et de Praga, il s’agit de valoriser les ressources culturelles invisibles de territoires trop souvent stigmatisés. La finalité de ce projet s’inscrit dans un horizon de transformation de nos regards sur la ville : a) Réinterroger les idées préconçues concernant les quartiers dits populaires ; b) Réinvestir le motif de l’expédition ethnographique pour le déconstruire, y compris sur le plan de l’actualité des attitudes parfois néo-coloniales dans nos disciplines (art, recherche, éducation). Site du projet : http://expedition-s.eu/

[2] Michel Leiris, L’Afrique fantôme, coll. Tel, Gallimard, 1981 (1ère éd. 1934).

[3] http://expedition-s.eu/les-carnets-de-residence/4943/.

[4] L’Afrique fantôme, Idem, p. 95.

[5] Cf. Didier Fassin et Alban Bensa, Les politiques de l’enquête (Épreuves ethnographiques), La Découverte, 2008.

[6] Michel Leiris, Brisées, p. 11-12, Folio/Essai, 1992 (1966 pour la 1ère éd.).

[7] Michel Leiris, Frêle Bruit (La règle du jeu IV), Gallimard, 1976, p. 172.

[8] http://expedition-s.eu/les-carnets-de-residence/break-the-routine-retours-sur-un-dispositif-2/.

[9] Michel Leiris, À cor et à cri, Gallimard, 1988, p. 178.

[10] L’Afrique fantôme, op. cit., p. 123-138.

[11] http://expedition-s.eu/les-carnets-de-residence/fieldnotes-2/.

[12] Michel Leiris, Journal (1922-1989), Gallimard, 1992, p. 640-41.