Co-évaluer les situations de travail

La « co-évaluation des situations de travail » produit un double élargissement de l’expérience professionnelle : d’une part, elle entretient et renouvelle les savoirs indispensables à l’exercice d’une compétence et, d’autre part, elle renforce l’aptitude des praticiens à questionner collectivement les conditions de leur activité [1]. De tels dispositifs assurent donc la maintenance, la reproduction et le développement de l’expertise professionnelle en confrontant les travailleurs à des événements dont ils doivent tirer des enseignements ou à de nouvelles questions qui viennent bousculer l’ordonnancement habituel de la conduite de travail. À certaines occasions, la simple reconduction des réponses formées par l’expérience et validées au quotidien dans l’exercice de l’activité ne paraît ni suffisante ni opportune. Des contradictions se font jour, une situation devient intolérable, des incohérences organisationnelles se multiplient : dans quel cadre, selon quel protocoles méthodologiques, avec quels moyens, les travailleurs pourront-ils interroger cette situation inédite ou oppressive ? Comment réussiront-ils à la réfléchir et à la délibérer ? Une « co-évaluation des situations de travail » implique donc l’existence d’un dispositif collaboratif approprié, conçu à dessein par un groupe de professionnels dans le but de faire émerger les problématiques et les enjeux qui les impliquent, eux, personnellement et collectivement. Dans le cadre des politiques de formation professionnelle, ces dispositifs de « co-évaluation des situations de travail » sont fréquemment regroupés sous l’intitulé générique d’analyse des pratiques professionnelles. Nous concevons et animons des dispositifs de ce type essentiellement dans le champ de l’intervention sociale, auprès de professionnels de différentes qualifications : éducateur, animateur, formateur…

Accéder à la situation : le cheminement politique de l’analyse

Nous nommons « co-évaluation des situations de travail » un dispositif de nature à la fois épistémique puisqu’il mobilise l’expertise que les travailleurs construisent à propos de leur propre activité (une évaluation), à la fois méthodologique puisqu’il suppose l’instauration d’un ensemble de protocoles qui rendront possibles et viables des rapports de coopération (une co-évaluation) mais, également, polémologique dans la mesure où l’évaluation concerne une situation de travail avec ce qu’elle implique de rapports sociaux de considération / déconsidération, de reconnaissance et de disqualification. Nous partageons le point de vue de Christophe Dejours : l’évaluation du travail reste un objectif légitime car elle “porte en elle la possibilité de donner un retour à celui qui travaille sur l’utilité et la qualité de ce qu’il donne de lui-même, ce qu’il offre de lui-même à l’entreprise, l’organisation, l’exploitation agricole ou l’administration” [2]. C’est en tout cas l’espoir politique que nous mettons dans ce type de dispositif lorsque nous sommes amené, en tant que chercheur-intervenant, à le proposer dans une institution. La perspective est ambitieuse et nous incite, en conséquence, à rester d’autant plus vigilant sur certains principes de conception et de mise en œuvre. Il convient d’abord de ne jamais perdre de vue qu’une démarche d’évaluation est un moyen d’accéder à la situation de travail ; elle permet de rencontrer le travail et de le rencontrer dans la plénitude de ses dimensions : les formes de souffrance et de domination qui lui sont associées, les enjeux qui se nouent et se dénouent en lui, sans omettre la créativité et l’intelligence collectives qui se fraient malgré tout un passage… Porter une appréciation sur une situation de travail suppose en premier lieu de la connaître et cette connaissance relève d’un véritable processus d’investigation conduit par les travailleurs à partir d’un questionnement politique et professionnel issu de leur condition de travailleur. Seuls le recueil de faits significatifs et la convergence d’un ensemble d’observations permettent réellement de rencontrer le travail – le travail réel ainsi que le désigne Christophe Dejours par opposition au travail prescrit – et donc d’accéder à l’activité telle qu’elle s’exerce effectivement. L’analyse doit donc se porter le plus avant possible afin d’enrichir la description / narration d’une situation (sa mise en récit) et favoriser son explicitation / objectivation (sa mise en analyse). La « co-évaluation » est le chemin privilégié pour accéder au travail réel et ce chemin prend un caractère clairement politique dès lors qu’il croise les prescriptions organisationnelles et qu’il va devoir les dépasser, les traverser ou les déborder. “Le travail réel est victime d’un déni institutionnel parce qu’à chaque fois qu’on l’analyse de près, il révèle les défaillances de la prédiction et de la conception” [3]. Nous franchissons un pas supplémentaire en ajoutant que cette « analyse de près » met en lumière non seulement les défaillances de l’organisation du travail mais également leur signification politique puisque cette « analyse de près » finit toujours par débusquer les rapports sociaux de hiérarchisation et de classification que l’organisation du travail véhicule. L’accès au travail réel – le travail réellement partagé et pratiqué – représente donc un enjeu polémologique important.

Entrevoir d’autres déroulements, d’autres modulations possibles

Une « co-évaluation » se présente donc comme un agencement de nature épistémique et polémologique, nécessairement multidimensionnel, grâce auquel et par l’intermédiaire duquel un collectif de travail se donne les moyens de poser explicitement et ouvertement les questions qui le concernent : comment se ressaisir d’une expérience difficile sur un mode qui ne soit pas uniquement défensif ?, comment faire entendre de l’inédit au sein d’institutions fortement normées et délimitées ?, comment assumer collectivement des orientations de travail qui s’écartent des prescriptions ?, comment rendre intelligible à autrui – un professionnel qui possède une qualification différente – ce qui n’est pas immédiatement visible / lisible dans la réalisation de l’activité et qui se dérobe au regard de l’observateur extérieur ?, comment, à l’encontre d’une conception fortement individualisée de la performance, instaurer des rapports de solidarité, de loyauté et de coopération en situation de travail ? Le temps d’une « co-évaluation », les professionnels font donc retour sur leur propre activité; ils pivotent en quelque sorte sur eux-mêmes pour porter leur attention sur ce qui les réunit effectivement et concrètement, en l’occurrence l’exercice collectif d’une fonction et l’ensemble des dispositions qu’elle incorpore. Et c’est dans ce « rapport à soi » – dans ce rapport qu’ils instaurent collégialement avec leur propre action – qu’ils trouvent matière et motivation pour (re)penser leur travail, le reformuler et le réinterroger. Ils rapatrient, sur un terrain qui les implique personnellement et solidairement, un ensemble de questions qui, habituellement, restent enfouies dans les fonctionnements institutionnels et qui leur demeurent de ce fait étrangères, interdites d’accès. Par ce « retour sur soi », ils mettent à distance et, parfois, tiennent en échec les emprises organisationnelles ; ils reconquièrent une capacité de questionnement et d’expérimentation [4]. Ils parviennent, comme l’écrit Yves Clot, à “surmonter les obstacles opposant l’activité à elle-même” [5]. Ce « détour par soi » ne doit pas être interprété comme une forme de repli ou comme la recherche d’un entre-soi protecteur. Ce mouvement contribue, au contraire, à ré-impliquer les travailleurs dans une situation qui les concerne directement et à les ré-armer intellectuellement et politiquement. Ils (re)découvrent leur activité sous un angle différent, au carrefour de plusieurs questionnements et à l’intersection de plusieurs champs d’analyse. L’activité laisse alors entrevoir d’autres déroulements possibles, d’autres modulations, d’autres intonations.

Se rendre volontairement vulnérable aux actions d’autrui

Les dispositifs de « co-évaluation » s’apparentent à ce que Judith Butler nomme des “pratiques habilitantes”, c’est-à-dire des pratiques qui augmentent notre puissance d’agir [6] et désinhibent les pensées et les imaginaires. En effet, ce type de dispositif appelle de multiples déplacements : que les savoirs spécialisés reconsidèrent leur prérogative et leur délimitation, que les professionnels mettent leurs arguments à l’épreuve de ce que leurs pairs peuvent leur objecter, que chacun fasse l’effort d’entendre ce qui est dit et d’accompagner une parole qui se cherche. Le travailleur qui s’engage dans cet « exercice » est “amené à opérer un déplacement car il lui faut apprivoiser la logique de celui qui a parlé mais aussi explorer d’autres logiques” [7]. Certaines relations qui constituent le quotidien du collectif de travail vont devoir bouger ou se transformer, ne serait-ce que pour limiter les formes les plus immédiates de discrimination liées à l’ancienneté, à la qualification ou au sexe. Comment favoriser une prise de parole équilibrée et équitable ? Comment éviter que certains portent leur parole haut et fort, au nom d’une position professionnelle mieux assurée (un professionnel à la qualification reconnue), en renvoyant au silence nombre de points de vue, simplement parce qu’ils sont considérés comme minoritaires et non-représentatifs ou, plus trivialement, parce qu’ils sont défendus par des travailleurs à la position statutaire plus fragile (moins diplômés ou en situation plus précaire) ? La « co-évaluation » ne se cantonne pas à la mise à jour des faits et à l’élucidation des situations mais elle provoque un véritable réagencement des relations au sein du collectif de travail. Elle contribue à sortir les travailleurs de l’isolement délétère que la conception individualiste de la compétence et la hiérarchie des fonctions leur imposent. Travailler c’est avant tout essuyer nombre de déconvenues et se confronter à d’innombrables événements. Dans le cadre d’un dispositif de « co-évaluation », les travailleurs opèrent un retour réflexif sur les épreuves et les infortunes qu’ils ont vécues solidairement et, conjointement, font retour à ceux qui les ont endurées – un retour sous la forme d’une mise en discussion collective des choix et des décisions qui signe la pleine intégration de chacun dans la communauté de travail et un retour gratifiant en offrant l’opportunité à chaque professionnel de parler en son nom propre et non plus dans l’anonymat et l’isolement d’une fonction. En conséquence, les professionnels ne s’expriment plus uniquement du point de vue de la position qu’ils occupent dans l’organisation du travail mais en fonction d’une posture subordonnée aux principes collaboratifs qu’ils ont adoptés. Un déplacement de cette ampleur ne peut pas s’envisager indépendamment de la construction d’un rapport de confiance, c’est-à-dire d’une réversibilité des relations qui rend chacun volontairement vulnérable aux actions d’autrui [8].

Une resignification radicale, un renversement de perspective

Le dispositif de « co-évaluation » ne conduit pas le collectif de travail à faire sécession avec son propre contexte d’activité. Ce diagnostic collégial constitue, au contraire, une nouvelle activité qui se superpose à l’activité de travail existante, qui la prolonge et la contredit, la resignifie et la redéploie. C’est une action sur l’action, ainsi que la caractérise Yves Clot ; et c’est ainsi qu’elle donne toute sa mesure, nullement sous la forme d’une prise de distance mais bel et bien dans une prise d’intérêt, radicale et offensive, qui conduit les travailleurs à faire valoir leurs préférences et à moduler leur activité en conséquence. “La patience de l’exploration et de l’interprétation vise, selon moi, à produire chez les sujets des « moments de choix », des temps de « bifurcation » au carrefour des explications possibles. [Les activités] ne sont ni produites ni reproduites par l’analyse du travail. Elles sont développées par elle, enrichies ou encore étendues grâce aux différents contextes qu’elle leur offre pour se penser et se repenser” [9]. Le dispositif de « co-évaluation » ne succombe pas au fantasme d’une déprise totale par rapport aux enjeux de pouvoir inhérents à l’organisation du travail. Mettre en question ces enjeux, ce n’est pas en finir avec eux. Les mettre en question revient à les investir en fonction d’intérêts politiques et professionnels divergents, en appui d’une expertise alternative, dans une finalité, elle, radicalement différente. À la suite de Judith Butler, nous dirions que le dispositif de « co-expertise » utilise le langage de l’organisation de manière à le détourner et à le contaminer afin d’obtenir qu’il signifie quelque chose d’autre ou de différent. Ne réussiront à subvertir un tel langage que ceux qui parviendront à l’extraire de son contexte idéologique dominant, à le déloger de ses intentions premières et à le disjoindre de ses significations hiérarchisantes et disqualifiantes [11]. Il s’agit de s’approprier ce langage pour combattre ses effets historiquement sédimentés et pour le faire fonctionner dans une perspective autre, pour le faire fonctionner en quelque sorte contre lui-même. Un dispositif de « co-évaluation » accroît les enjeux de pouvoir mais, toujours selon Judith Butler, cet accroissement ne se réalise pas à l’identique et peut servir des buts politiques différents. Si un langage organisationnel a “agi une fois, il peut agir à nouveau, et éventuellement dans un sens contraire. C’est ce qui ouvre la possibilité de la resignification” [11]. Cette ambivalence du pouvoir peut devenir politiquement très productive. Par exemple, quand l’organisation du travail convoque l’implication du salarié et quand elle le « responsabilise » sans lui accorder de responsabilités effectives, cette injonction contradictoire se retourne contre le travailleur et l’enferme dans un rapport oppressif à soi. Le travailleur va s’épuiser en essayant d’assumer cette implication sans contenu et cette responsabilisation sans moyens. Mais ce mécanisme peut s’inverser si le collectif du travail s’en empare et s’il parvient à construire un « dispositif collaboratif » lui permettant de donner sens et contenu à son engagement professionnel. C’est donc par un travail de resignification radicale que les travailleurs peuvent s’affranchir des formes les plus oppressives d’organisation du travail. Les dispositifs de « co-expertise » sont porteurs, à nos yeux, de cette espérance politique et professionnelle.

Ne jamais dissocier la portée épistémique d’un dispositif de sa portée polémologique

Nous partageons le jugement politique de Philippe Zarifian : les dispositifs de « co-évaluation », au même titre que n’importe quelle forme de mobilisation et d’implication au travail, peuvent opérer comme facteur extrême d’instrumentalisation de l’engagement subjectif du travailleur et d’exploitation de l’expertise dont il dispose sur sa propre activité. Mais, ils peuvent, symétriquement, jouer comme facteur d’émancipation. “Qu’est-ce que l’engagement subjectif en définitive ? Sociologiquement parlant, c’est un « être » à double face, une sorte de Janus : la face de la captation de l’activité subjective du salarié, sous une forme renouvelée de rapport de domination; la face du sens personnel et collectif donné à l’activité sociale, sous une forme renouvelée de rapport d’émancipation. Il est impossible, factuellement, d’isoler une face par rapport à une autre” [12]. Cette extraordinaire réversibilité des formes contemporaines du pouvoir repolitise fortement les situations de travail. Les professionnels ne peuvent pas faire l’économie d’une délibération serrée des finalités spécifiques à chaque dispositif qu’ils investissent. C’est la raison pour laquelle nous ne dissocions jamais la portée épistémique d’un dispositif de « co-évaluation » de sa portée polémologique. L’impossibilité de leur donner une constitution stable et achevée, nous oblige à exercer sans relâche une vigilance politique sur leur déroulement et à procéder par re-problématisations successives. Par nature, un dispositif de « co-évaluation » est ouvert à tous les reculs et à tous les renversements auxquels l’organisation du travail peut l’exposer. Cette incertitude qui subsiste inévitablement exige sans cesse qu’on la défie [13], qu’on l’affronte et qu’on l’explore. C’est bien elle qui donne alors toute sa densité politique aux dispositifs de « co-évaluation ».

Pascal NICOLAS-LE STRAT, janvier 2007

[1] Cf. « Les continents de l’expérience », revue Les territoires du travail, n°3, mai 1999.

[2] L’évaluation du travail à l’épreuve du réel (Critique des fondements de l’évaluation), INRA édition, 2003, p. 49-50.

[3] Idem, p. 43. L’auteur souligne que les gestionnaires, pour cette raison, condamnent fréquemment “les accès au réel du travail en se débarrassant des retours d’expérience sur le travail, voire en réduisant au silence les ouvriers expérimentés”, p. 45.

[4] Nous retrouvons, ici, sur le terrain collectif du travail, une interpellation deleuzienne : “Il y aura toujours un rapport à soi qui résiste aux codes et aux pouvoirs; c’est même le rapport à soi qui est une des origines de ces points de résistance. […] Récupéré par les rapports de pouvoir, par les relations de savoir, le rapport à soi ne cesse de renaître, ailleurs et autrement”, Gilles Deleuze, Foucault, Les éditions de Minuit, 1986, p. 111.

[5] Yves Clot, La fonction psychologique du travail, Presses Universitaires de France, 2000, p. 195.

[6] Cf. son échange avec Peter Osborne et Lynne Segal, in Judith Butler, Humain, inhumain (Le travail critique des normes), Éditions Amsterdam, 2005, p. 40.

[7] Marie-France Michel, in Analyser ses pratiques professionnelles en formation, s. la dir. de Florence Giust-Desprairies, CRDP, Créteil, 2005, p. 53.

[8] Bart Nooteboom, in Les moments de la confiance (Connaissance, affects et engagements), s. la dir. de Albert Ogien et Louis Quéré, Économica, 2006, p. 64.

[9] Yves Clot, op. cit., p. 136 et 151.

[10] Tout au long de ce passage, nous emboîtons le pas à Judith Butler (y compris dans le choix de nos formulations). Mais là où l’auteure s’intéresse à la performativité d’un acte de discours, à savoir sa capacité à faire advenir ce qu’il nomme, nous nous intéressons, pour notre part, à la performativité d’un dispositif – en l’occurrence un dispositif de « co-évaluation » – en soulignant le fait qu’un tel dispositif ne se contente pas de rendre compte d’une réalité mais qu’il est susceptible de la faire advenir en termes nouveaux et dans des perspectives radicalement différentes. Cf. son ouvrage Humain, inhumain, op. cit.

[11] Judith Butler, Le pouvoir des mots (politique du performatif), éd. Amsterdam, 2004, p. 118.

[12] Pilippe Zarifian, À quoi sert le travail ?, La Dispute, 2003, p. 24-25.

[13] Cf. Antonio Negri, Fabrique de porcelaine (Pour une nouvelle grammaire du politique), Stock, 2006, p. 198.