Coopérer, un processus à « découvrir »

Contribution à l’ouvrage collectif Co-création, Les Presses du Réel, co-dirigé par Marie Preston (MCF en art à l’université Paris 8 – Saint-Denis) et Céline Poulin (directrice du CAC – Centre d’Art Contemporain de Brétigny). Le livre propose « une réflexion collective sur les pratiques artistiques coopératives et de co-création engagées dans le champ social ». La mise en ligne de ma contribution est une invitation à venir en découverte et en lecture de l’ouvrage.

À l’occasion d’une coopération, qu’est-ce qui « se met à fonctionner » ? Qu’est-ce qui œuvre ? Qu’est-ce qui se met au travail et en mouvement dans et par le processus lui-même ? Qu’est-ce qui opère pour chacun de nous, dans son rapport à soi et aux autres ? Coopérer est un dispositif d’activation, stimulant pour l’action et inspirant pour la pensée. Qu’est-ce que ce dispositif va agencer, composer, moduler et, finalement, instituer dans le contexte particulier de son émergence et dans la situation spécifique dans laquelle il s’inscrit et s’acclimate ?

Un processus « à découvert »

Coopérer est un processus ouvert, ouvert à un environnement, à des interactions et aux événements qui ne manquent pas de survenir. Une coopération est nécessairement « exposée » ; elle nous expose à l’autre, à ses attentes et habitudes, et elle nous expose aussi pareillement à de multiples « extériorités » (des techniques, des dispositifs, des méthodes, des idéaux, des lieux…) qui jalonnent et trament son processus. Elle est éprouvée par les initiatives des acteurs. Elle est « risquée » par les possibles qu’elle réserve et révèle. De ce point de vue, elle possède un fort caractère écosophique tant elle affecte notre rapport à soi (nos ressentis et perceptions), aux autres et à l’environnement (social, urbain, imaginaire, institutionnel…) [1].

La coopération nous met donc inévitablement « à découvert ». Elle vient dire (révéler) quelque chose de ce que l’on est, quelque chose de ce que l’on vit, que ce soit dans son intimité (écologie du rapport à soi) ou dans son extimité (écologie du rapport à l’autre et au « dehors ») ; cet « autre » et ces extériorités concernent autant des personnes que des « non humains » [2], à savoir des techniques, des lieux, des ambiances, des normes… Coopérer décadre forcément nos modes habituels de faire et d’agir. L’irruption de l’extime affecte nos pratiques. Coopérer déséquilibre et perturbe. Et par ces infimes mais multiples craquelures nombre d’enjeux et de questionnements se laissent entrevoir. Notre action chancelle, elle doute au seuil de son propre processus. Elle balbutie. Elle hésite et laisse échapper du possible, de l’inattendu. Elle bégaye et laisse filer d’autres mots, d’autres énoncés, d’autres significations. Elle doute et amène à fleur de réalité des questions trop souvent maintenues silencieuses. De ces nombreux embarras de sens et de pratiques émergent des possibles, s’esquissent de nouveaux horizons. La coopération provoque des ouvertures ; elle entrouvre, entrebâille. Nul ne maîtrise. Chacun relâche, et lâche prise. Les réalités sont moins tenues, les dynamiques moins contenues. Elles se montrent plus spontanées et irruptives, plus étonnantes et détonantes. La coopération décale et décadre et de ces multiples écarts émergent possiblement, tendanciellement, de nouvelles perspectives. Elle nous rend plus vulnérable, et cette vulnérabilité suscite nos questionnements et stimulent notre curiosité. En nous confrontant à l’autre et à de riches extériorités, elle nous « expose », nous risque et, finalement, nous laisse à découvert ; Moins en repli, nous laissons transparaître nos désirs et attentes ; moins en retenu, nous nous risquons et devenons plus créatif ; moins en protection, nous partons en découverte et en exploration.

Un processus « à découvrir »

Coopérer nous « oblige ». Il s’agit d’un dispositif que nous choisissons librement et qui, en retour, nous oblige. Il s’agit d’une démarche que nous engageons de façon autonome et dont la dynamique, en retour, nous interpelle et nous transforme. La coopération nous « oblige » ; elle ne nous contraint pas ni ne nous détermine. Elle nous oblige dans notre rapport à soi et dans notre rapport à l’autre, dans notre rapport à nos propres activités et dans notre rapport à la diversité de nos environnements (sociaux, techniques, institutionnels, spatiaux…). Elle nous presse, nous incite, nous invite. Elle nous risque et nous « appelle ». Elle nous oblige à explorer, à essayer et réessayer, à expérimenter sans relâche, à tester à nouveau et à réengager autant que nécessaire.

La coopération est donc bel et bien un processus « à découvrir », dans la double acception du terme. Pour se développer, elle a besoin de se réfléchir, de s’expliciter et de se débattre. Pour construire durablement l’intérêt et l’engagement de ses acteurs, elle doit se rapporter de manière réfléchie et élucidée à son propre processus. Pour chacune des personnes associées, elle suppose un effort de retour sur soi et d’attention à son implication afin de contribuer à une écologie de l’activité respectueuse et émancipatrice. La coopération est donc indissociable d’un travail de care [3]. Elle est une invitation à observer et à investiguer. Coopérer, c’est, en effet, une façon de venir en exploration et de « mener l’enquête » [4]. Aiguiser son regard. Parfaire son écoute. Porter attention aux multiples facettes du processus, et leur accorder une considération suffisante. Coopérer suppose donc de faire vivre avec ambition cette écologie de l’attention [5] et du questionnement. Elle porte à un haut niveau d’exigence et de créativité l’art de la question (François Deck [6]), à savoir la capacité à solliciter et à interpeller un processus afin de le « découvrir ».

La coopération se rapporte avant tout à son propre processus – en cela elle est fondamentalement de « nature » écosophique –, un processus qu’elle doit équiper et outiller. Elle suppose donc un travail d’institution, mais dans des formes profondément renouvelées. Une coopération nécessite d’inventer des règles, des procédures, des dispositifs les plus appropriés et les mieux en prise avec le développement de l’activité. Elle doit éviter le risque d’une trop forte institutionnalisation qui réifie les formes établies et les désincarne. Une coopération doit rester un processus ouvert à son devenir et à ses multiples advenirs ; elle s’éteint si elle s’enferme dans son existant. Elle s’étiole si elle se satisfait de son présent. Elle étouffe lorsqu’elle ne fait plus que reproduire ses dispositifs et ses outils. Une coopération est mouvementée ou n’est pas. Elle reste animée par une dynamique instituante. Elle se réengage et se réinvente en continu, sans relâche. Elle est en tension, mais une tension qui ne fait pas violence mais qui signifie simplement qu’elle ne peut se reposer trop longtemps sur ses acquis. Ce qu’elle produit, ce qu’elle construit, ce qu’elle institue la portent en avant, l’incitent à se renouveler, à explorer et à expérimenter encore et toujours. En cela, la coopération provoque un certain inconfort, à savoir du doute, du non-savoir et de l’inattendu. Elle se développe au cœur d’un paradoxe : elle s’institue inévitablement et nécessairement (elle établit des outils, elle s’équipe, elle prend forme) mais elle le fait à chaque fois pour franchir une étape, réussir une activité, atteindre un objectif et, finalement, se relancer, se réengager dans un rapport étroit aux nécessités et aux enjeux de l’activité. La coopération est donc un construit institutionnel qui reste solidement ancré dans une activité, fermement articulé aux processus associatifs et collaboratifs. Ce qu’elle institue reste toujours situé et contextualisé. Ses dispositifs et dispositions se construisent au rez-de-chaussée de l’activité et de plain-pied avec les acteurs. Elle ne s’enferme pas en elle-même comme peut le faire une boîte noire ; elle se montre accessible et disponible, ouverte à son propre processus et aux advenirs qui émergent en elle et par elle.

Une portée écosophique

Ce fonctionnement « à découvert » est une condition de la coopération, d’un travail du commun [7] pour le formuler dans mon cadre théorique. Coopérer suppose que les dispositifs et dispositions demeurent apparents afin qu’ils restent suffisamment réfléchis, explicités et débattus. Il s’agit d’une condition démocratique. Le partage du sensible [8], pour le formuler dans les termes de Jacques Rancière, est donc un enjeu majeur : qui a autorité pour parler ? Qui a légitimité pour agir ? Comment se négocie la présence des corps, et la circulation des paroles ? Parmi eux, lesquels seront considérés ? Lesquels invisibilisés ? Qui sera entendu ? Qui sera renvoyé au silence ? Cette distribution des qualifications et des disqualifications doit donc être explicité et soumis à discussion démocratique, au cœur même du processus de coopération car, à cet « endroit », se nouent d’évidence de multiples enjeux statutaires de pouvoir.

La coopération est donc à découvrir pour que les couvercles des boîtes noires ne viennent pas se refermer, et ne viennent pas enfermer l’activité dans des formes et des règles opaques, coupées de l’activité, et, finalement, complètement réifiées. Elle est à découvrir dans un deuxième sens. Coopérer est une aventure. Il s’agit d’une expérience au sens fort qui réserve beaucoup d’inattendu et qui expose à de multiples événements. Elle reste donc toujours « à découvrir ». Elle nous prend nécessairement par surprise. Les personnes qui s’associent dans une coopération deviennent donc des explorateurs de leur propre expérience. Elles ne pourront jamais complètement anticiper le devenir de leur activité. Elles restent donc en attention et en recherche, sur le qui-vive. Celui qui coopère est nécessairement « en recherche » et fera nécessairement recherche. Il cherchera à découvrir ce qu’il a pourtant lui-même contribué à créer. La coopération implique donc substantiellement un travail de recherche [9], qui prend naturellement ses marques du côté des recherches-actions et des recherches-expérimentations.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, avril 2018

[1] Félix Guattari, Qu’est-ce que l’écosophie ?, éd. Lignes, 2014.

[2] Olivier Thiery, Sophie Houdart, Humains, non-humains. Comment repeupler les sciences sociales, éd. La Découverte, 2011.

[3] Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman, Qu’est-ce que le care ? (Souci des autres, sensibilité, responsabilité), Petite Bibliothèque Payot, 2009.

[4] John Dewey, Œuvres philosophiques II – Le public et ses problèmes (s. la dir. de Jean-Pierre Cometti. Tr. de l’anglais et préfacé par Joëlle Zask), Publications de l’Université de Pau, Farrago / éd. Léo Scheer, 2003.

[5] Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, éd. du Seuil, 2014.

[6] Je me suis inspiré des arts de la question de François Dck pour créer un protocole de recherche-expérimentation Bureau des questions, en ligne : https://pnls.fr/bureau-des-questions/.

[7] Pascal Nicolas-Le Strat, Le travail du commun, éditions du commun, 2016. ; en libre accès au format ePub : https://pnls.fr/le-travail-du-commun/.

[8] Jacques Rancière, La mésentente (Politique et philosophie), Galilée, 1995.

[9] Je renvoie à mon livre Quand la sociologie entre dans l’action (La recherche en situation d’expérimentation sociale, artistique et politique), Éd. du commun, 2018. En libre accès au format ePub : https://pnls.fr/quand-la-sociologie-entre-dans-laction/.