Des compétences indisciplinées

D’ordinaire, la compétence est définie comme une qualité, une propriété ou une capacité que détient ou exerce une personne, en regard de son statut, de sa discipline ou de sa qualification, et qui l’identifie au regard des autres. Ce type de définition fait valoir une perspective tout à la fois identitaire (la compétence comme facteur d’appartenance et de reconnaissance professionnelles) et individualisante (la compétence comme attribut de la personne). Dans cette visée, chacun se voit assigné à sa compétence – la compétence de l’artiste, du sociologue, de l’architecte, de l’enseignant – et les différentes compétences se font face, chacune adossée à sa position sociale ou à son territoire disciplinaire. Elles se font face et se rendent mutuellement inaccessibles. Elles se font face et surjouent leur spécificité. Elles se font face et entrent en concurrence de légitimité. Chacune reste forcément cantonnée dans son savoir ou son savoir-faire. Comment dépasser cette conception qui isole le professionnel dans un quant à soi capacitaire et identitaire ?

C’est dans le cadre de l’atelier « Mutualisation des compétences et des incompétences », animé par François Deck à l’École supérieure d’art de Grenoble, que nous avons posé les premiers jalons de cet article. Comment caractériser une pratique sans se limiter à ses attendus les plus apparents (des capacités effectivement exercées) et les plus individualisés (les qualités dont fait preuve une personne) ? Ce travail avec les étudiants en art nous a conduit à expérimenter de nouvelles formulations de la compétence avec l’espoir d’inscrire cette question dans un horizon d’action et d’analyse bien différent de celui de l’idéologie dominante des ressources humaines ou des politiques d’insertion.

L’incompétence ou la promesse d’un apprentissage renouvelé

François Deck souligne que “l’artiste est souvent conduit à oublier certaines compétences acquises pour être en état de non-savoir, et de reconfiguration de sa mémoire. La création n’existe pas sans un certain dénuement vis-à-vis de ce qui est connu. Les compétences, le métier peuvent être un frein à l’intelligence du projet et à son ouverture alors que l’incompétence peut être une source de renouvellement. L’incompétence est un espace potentiel pour faire autrement, pour contourner son incompétence en inventant des résolutions imprévues […]. En termes artistiques, les incompétences sont aussi intéressantes que les compétences lorsque ces incompétences se transforment en question […]. Au générique de compétence individualisé et capitalisé par un individu instrumentalisé on peut substituer un générique composé d’une variété de compétences et d’incompétences en interactions. Cette composition fait surgir des questions nouvelles, de nouvelles approches, de nouvelles ressources” [1]. Pourquoi rapporter systématiquement l’incompétence à une expérience négative, de l’ordre de l’échec ou de l’insuffisance, alors qu’elle incorpore une authentique promesse ? La promesse d’apprentissages renouvelés, l’opportunité de questionner à nouveau compte, l’ouverture à des problématiques encore insoupçonnées. Une pratique ne saurait être restituée en un seul mouvement, celui de ses acquis. Elle éveille nécessairement des incertitudes et de nombreux embarras qui la définissent à l’égal des savoirs et savoir-faire qu’elle a progressivement intégrés et capitalisés. Il est donc tout à fait opportun de saisir une pratique au moment où elle doute et se trouble, où elle se confronte à une limite et n’a pas d’autre choix que d’assumer son incompétence. Qu’est-ce qui nous inquiète alors ? Qu’est-ce qui nous fait hésiter ? Certainement le nouvel horizon qui se dessine. Certainement ce devenir qui chemine ainsi, encore inaperçu, à peine entrouvert. L’incompétence ménage pourtant à notre activité la meilleure perspective qui soit dès lors qu’elle nous invite à expérimenter nos savoirs en termes différents et à les reformuler en fonction d’un nouveau contexte d’action et de pensée.

La compétence n’est pas principalement affaire de Sujets mais de dispositifs

De quel(s) dispositif(s) doit se doter un groupe-au-travail pour poser explicitement les questions qui le concernent et l’engagent en tant que groupe ? A l’aide de quels protocoles et méthodes un groupe-projet parvient-il à reconfigurer son champ d’expérience afin d’intégrer une parole inhabituelle ou un fait inédit ? Quelles procédures de fonctionnement doit-il adopter s’il veut conserver un rapport réflexif et distancié à ses propres situations d’intervention ? Selon les dispositifs de travail qu’il investit, le groupe rehausse ou, au contraire, amoindrit sa capacité de questionnement, de problématisation et, in fine, d’action. En mettant ainsi l’accent sur la conception et l’agencement des dispositifs, nous pensons éviter deux écueils: l’assimilation de la compétence à l’individu performant, tel que le valorise le capitalisme contemporain, ou sa sublimation dans un idéal collectif, formulé souvent de manière très abstraite, voire incantatoire, par une pensée critique qui aspire à plus de collégialité et de coopération. Qu’est-ce qui fait compétence ? Qu’est-ce qui fabrique de la compétence ? Ni ce sujet individuel hypertrophié, toujours plus efficace et performant, auquel nous renvoie le libéralisme, ni ce sujet collectif fortement idéalisé auquel se réfèrent des théories très abstraites de la coopération. Ce qui fait compétence, c’est la « qualité » d’un dispositif. Ce qui fait compétence, c’est cet agencement collectif que le groupe constitue et qui, en retour, devient constitutif de son action. Ce qui fait compétence, c’est l’ensemble des protocoles que le groupe expérimente et qui vont déterminer, situation après situation, la manière dont le groupe se rapporte à lui-même et se rapporte à sa propre capacité d’action.

La compétence est autant un enjeu de disponibilité que de disposition(s)

Exercer une compétence ne relève pas de la « simple » mise en œuvre ou en application des dispositions dont une personne ou un groupe serait doté et qui l’habiliteraient à agir. Exercer une compétence suppose un travail permanent de réélaboration et de reconfiguration des situations professionnelles dans lesquelles ces aptitudes sont susceptibles d’être investies. Autrement dit, une compétence ne se résume pas à ses qualités immédiates. Elle s’appauvrit si elle coïncide trop étroitement avec elle-même, si elle s’identifie absolument aux dispositions qui la caractérisent dans le moment présent. Une compétence ne peut pas restée consignée dans un seul horizon de possibilités. Au contraire, elle a besoin de se redéployer et de se moduler en fonction des contextes dans lesquels elle s’aventure. L’exercice d’une compétence peut donc être lu comme un processus de traductions et de déplacements successifs qui lui ouvrent à chaque fois de nouvelles opportunités de développement. Comment construire cette disponibilité ? Comment préserver cette porosité ? Comment éviter qu’une compétence, sous la contrainte des découpages institutionnels ou des délimitations disciplinaires, ne restreigne sa perspective et ne se replie sur ses dispositions propres, les mieux reconnues et les plus consensuelles ? Comment lui conserver sa disponibilité ? Une compétence n’est qu’imparfaitement représentée par les savoirs et savoir-faire qu’elle incorpore et qu’elle ambitionne d’exercer. Sa pertinence se vérifie également à travers d’autres qualités, plus silencieuses, parfois indécises, certainement plus difficiles à discerner mais tout aussi indispensables : sa réceptivité et sa perméabilité, sa sensibilité et son ouverture.

Une prise d’intérêt sans volonté d’emprise

Nous pourrions définir chaque compétence comme un savoir ou savoir-faire de « première intention » qui ouvre une perspective sans prétendre la délimiter et qui entrebâille une situation sans néanmoins l’intercepter dans sa globalité. Nous serions donc enclin à rapporter l’exercice d’une compétence essentiellement à sa fonction instauratrice et inaugurale. Un artiste, un sociologue ou un architecte accède à une situation dans des termes différents, selon un cheminement qui lui est propre. Chaque compétence représente une entrée en matière, distincte et caractéristique de part les facultés et la sensibilité qu’elle mobilise; c’est une façon singulière d’accéder à une réalité et de s’accorder à elle sans la soumettre ni la totaliser. Elle marque bien une prise d’intérêt – ce qui nous motive à agir dans une situation donnée – mais sans volonté d’emprise, de recouvrement ou d’appropriation. Une compétence devrait donc se manifester avec une certaine retenue si elle ne veut pas se montrer intrusive (sur le plan de l’action) ou inquisitrice (sur le plan de l’expertise). Sa portée constituante est indéniable par sa capacité à introduire un point de vue et à dégager une perspective, par contre son exercice reste largement indécis et indéterminé. Une compétence nous offre l’opportunité de « rencontrer » une grande diversité de réalités, sur de nombreux terrains, à condition de concevoir cette rencontre sur un registre suffisamment ouvert et réceptif. Si une compétence s’exprime sur un mode trop assuré, elle risque de fonctionner en miroir et d’accéder uniquement à ce qu’elle aura prédéterminé et préconçu. Autrement dit, elle annihile toute éventualité de « rencontre », de crainte probablement de se laisser surprendre par la réalité même qu’elle est supposée investir et questionner.

Une compétence qui n’enclot pas en soi sa pertinence

Pourquoi une compétence s’avère-t-elle pertinente dans un contexte et moins dans un autre ? A quoi tient sa validité ? En quoi est-elle fondée à agir ? Soit nous considérons que la compétence enclot sa pertinence et la manifeste « naturellement », soit nous considérons qu’elle ne donne sa pleine mesure qu’à l’épreuve d’une situation ou d’un contexte. Dans un cas, sa pertinence se manifeste, avec plus ou moins de réussite, dans le second cas elle s’éprouve en regard des questions qui lui sont adressées et des objections qui lui sont opposées. Ce déplacement est important; il s’accompagne d’un authentique renversement de logique. La première conception met l’accent sur une pertinence donnée en soi, immédiatement et directement corrélée au savoir et au savoir-faire dans lequel elle s’enchâsse. La deuxième nous renvoie l’image d’une pertinence impossible à définir comme telle, fondamentalement indécidable, qui ne peut se révéler qu’en situation. Cette incertitude qui subsiste inévitablement ne nous laisse ni démuni, ni impuissant; elle nous « oblige »; elle nous oblige à vérifier, à explorer plus avant, à observer avec d’autant plus d’attention. Cette incertitude devient motrice et, en retour, productrice de compétences. Nous évoquions, en première considération, des facultés qui intègrent dès l’origine l’essentiel de leurs qualités – des qualités qu’elles déplieront et récapituleront progressivement. Nous sommes rendu maintenant à un tout autre point de vue, que nous qualifions d’écosophique. Une compétence établit sa pertinence en fonction de son écologie propre, c’est-à-dire en fonction de tous les dehors auxquels elle se confronte et qui la mettent à l’épreuve, en considération des multiples interactions qu’elle noue avec son environnement. Sa pertinence lui est attribuée en quelque sorte par son contexte d’exercice; elle ne l’établit pas de son seul fait.

Une compétence qui se rend volontairement vulnérable aux actions d’autrui

Lorsqu’elle s’exerce en situation de coopération, une compétence outrepasse nécessairement les finalités et les fonctionnalités qui lui sont normalement dévolues; autrement dit, elle déborde son périmètre disciplinaire et excède son intention première. Les autres professionnels la sollicitent en termes inhabituels et l’amènent sur des terrains incertains. Elle se désolidarise peu à peu des appartenances institutionnelles, statutaires ou disciplinaires qui, d’ordinaire, l’accréditent et la qualifient. C’est le risque auquel elle s’expose lorsqu’elle agit ainsi à découvert. Est-elle menacée dans ses prérogatives ? Remise en cause dans son efficience ? Voit-elle ses savoirs et savoir-faire se dissoudre et se disperser ? Une toute autre hypothèse peut être retenue. On peut légitimement considérer qu’une compétence, dans son usage et sa pratique habituels, est loin d’épuiser les ressources qu’elle incorpore. Indépendamment de ce qu’elle manifeste de plus visible et de plus explicite, une compétence se compose également d’une multiplicité de devenirs restés à l’état d’ébauche, à peine esquissés, mais qui ne demandent qu’à se déployer. Le travail en coopération agit comme déclencheur ou enclencheur, comme révélateur ou embrayeur. Il rehausse ce qui se manifeste d’habitude a minima. Il ménage de nouvelles perspectives à ce qui a été confiné dans des procédures étouffantes. La coopération représente une occasion privilégiée où des facultés imparfaitement développées trouvent un chemin de réalisation, où des capacités maintenues silencieuses sont opportunément sollicitées, où des hypothèses d’action longtemps refoulées trouvent leur actualité. La compétence se réinvente dans le cours même de son activité, en se rendant volontairement vulnérable aux actions d’autrui. Elle s’affirme au fur et à mesure de ce qu’elle expérimente. Elle se déploie à la hauteur des sollicitations qui lui sont adressées.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, avril 2008

[1] François Deck, « Performer la société », in XV Biennale de Paris, Éditions Biennale de Paris, 2007, p. 39.