Déséquilibrer la langue

Ce texte a été précédemment publié sous le titre Le devenir-rap ou l’art des disjonctions incluses [1]. Nous le proposons à nouveau dans ce recueil car le rap est exemplaire d’une pratique qui s’empare de la langue ordinaire de manière à y construire une langue singulière. C’est bien ce mouvement qui nous intéresse ici, politiquement et sociologiquement : ce surgissement de l’étrangeté à l’intérieur du quotidien, cette capacité à renverser une situation pour la constituer dans une toute autre perspective, cette faculté d’agir de l’intérieur et par l’intérieur pour faire advenir une différence ou une nouveauté.

Cette dérive théorique au prétexte du rap a été conçue et rédigée en 1995 pour la revue Futur antérieur. Depuis lors, cette pratique musicale a prouvé qu’elle pouvait parfaitement s’intégrer à l’industrie médiatico-culturelle et se développer comme produit à forte valeur ajoutée. Mais la question du rap s’est posée pour nous en d’autres termes. Le rap a poussé au plus haut point l’art de déséquilibrer la langue et d’en faire surgir l’étrangeté, en son sein même. L’art de squatter la langue et d’y construire un devenir autre. Ce qui intéresse notre propos c’est moins le rap en tant que genre musical ou produit culturel, encore moins le rap des sociologues qui serait supposé révéler quelque chose d’un nouveau lumpen ; ce qui motive notre propos c’est bien le devenir-rap de la langue, une certaine expérience de la dissidence, une faculté, une puissance – la faculté de faire déraper la langue convenue et « scolarisée » pour lui faire rendre une langue singulière. Un devenir-rap qu’il s’agit d’opposer à n’importe quel produit-rap (lignes vestimentaires ou têtes de gondole de la FNAC). Un antagonisme qui se manifeste sur le mode de la dissidence, une inimitié radicale qui fait rupture de l’intérieur, un exode. [2]

Une langue-guérilla

Ce qui confère sa véritable présence au rap tient tout entier dans son nomadisme musical et langagier. Il traverse les langages mais ne s’y arrête pas ; il n’en assimile aucun. Le devenir-rap ne possède comme langage que celui qu’il découvre au travail chez d’autres. Il s’insinue en leur sein sans jamais s’y laisser enfermer. Aucun univers de sens, ni la haine sociale, ni l’humanisme religieux ou le naturalisme écologiste, ne lui est étranger car aucun ne lui résiste ; sa parole est évolutive, transformatrice, transgressive. Saisir le mot, le moduler, l’entrechoquer, occuper le mot de l’autre pour y créer sa présence – un son, un effet, une perspective. Tout fait langue, les mots les plus doux de l’affect comme les plus froids de la technique. Son nomadisme le laisse indemne de toute identité linguistique. Il est curieux de constater la facilité avec laquelle le rappeur associe les mots les plus hétérogènes ; il est libre de toute identité. Il fait vibrer le mot en le projetant dans un univers qui le méconnaît ; le mot alors se heurte, s’expose, résonne ; il vibre de tous ses sens justement parce qu’il ne retrouve pas sa syntaxe et ne fait pas immédiatement sens. Le rappeur confronte le mot à son étrangeté. Il le transpose, le déracine. Le mot ne s’appartient plus ; il dérive. Le devenir-rap est une langue guérilla, la langue de ceux qui ne possèdent ni propre, ni sien, une langue qui dépérit dès qu’elle se pose, dès qu’elle se fixe. Prose combat. Jamais il ne joue avec les mots car il sait ne pouvoir les retenir. Le rap passe – se chante, se joue, se danse – et abandonne la langue, la laisse en friche. Le mot-rap n’appartient à aucun univers linguistique en particulier, un mot nomade. Son sens échappera toujours ; encore étranger même lorsque la phrase l’emporte et l’effectue. Le mot juxtapose, compose, relaie. C’est un mot-passage, un mot de passage, un mot kidnappé qui s’affranchit de son usage. Le rap vagabonde. Mêmes les termes les plus galvaudés méritent encore de leur sort, il amène la formule la plus éculée à rendre encore un excédent de sens car il ne connaît en fait ni style ni usage. Il défait la langue pour en moduler l’événement – une scansion, un saut, un étirement, une convulsion. Le mot fait événement et n’existe qu’en tant qu’événement. Il explose dans la phrase. Prose combat. Faire exploser le mot, lui faire rendre sens. Il agit dans les confins de la structure grammaticale au point de n’exister que comme forme pragmatique pure : la langue vit alors exclusivement dans les événements langagiers qu’elle produit. C’est l’art de la scansion qui va concentrer cette puissance événementielle. La scansion vient briser le rythme ; elle projette le mot, entrechoque les signes. Elle provoque l’événement. Toute la performance musicale et langagière du rap se concentre dans cette intelligence de la discontinuité. Le mot scansé devient étranger à lui-même. Il fait événement en soi car la scansion l’extériorise au moment même où il est parlé et chanté. Au moment où il est dit, il n’est déjà plus lui-même, il a bifurqué, a rejailli, a dérivé. La discontinuité a rendu ainsi toute sa puissance, la puissance constituante de l’événement ; elle libère la langue de ses structures trop bien acquises et l’oblige à se réinventer, à s’ouvrir, à fuir. Le devenir-rap. La langue se perd dans la déconstruction séquentielle du rap, dans cette sorte de discontinuité continue qui le singularise. Le temps d’une scansion, la langue s’étire, se distend, et dans cette ouverture vont jaillir le mot, le son, le sens.

La discontinuité continue des mots

La langue est sous tension, taraudée par la césure, étourdie par la composition discontinue des mots. L’authenticité se rencontre enfin, dans la vitalité d’une discontinuité constituante. Mot-scansé, phrasé scandé, le devenir-rap porte la guérilla au cœur de chaque univers de sens. Une langue-guérilla. Que disposer d’autre que la ruse lorsque l’environnement linguistique vous est hostile et que votre parole a toujours été importune, à l’école, à la télé, à la mairie ? Il s’est fait si souvent piéger par la parole éducative ou les médias culturels qu’il a appris à dévoyer et louvoyer. Pourtant, nul ne sait mieux que lui s’immiscer dans l’intimité de la langue et lui faire rendre le meilleur d’elle-même. Car celui qui se méfie est seul capable de séduire le mot. Nul mieux que l’étranger réussit à saisir au vol les possibilités d’une langue. Car la familiarité aveugle. Mais il est faux de dire que le rap enrichit la langue et qu’il la renouvelle. Non, il la squatte. Aucun style ne l’indispose. Il excelle dans la composition syncrétique du langage. Tout fait langue. Une image ordinaire, mille fois retrouvée, servira encore et encore ; elle sera scandée, reprise, déprise jusqu’à ce qu’elle retrouve dans la scansion du phrasé musical le brin de vérité qu’elle retient encore. Lui faire rendre sens. Il sait ne rien devoir attendre d’une quête d’originalité. Marquer sa distinction, pourquoi pas ?, mais encore faut-il le faire en rapport à quelque chose. La distinction ne vaut que pour celui qui s’appartient. C’est ce petit plus si joliment recherché par les personnes qui sont pleinement à elles-mêmes, à leur classe ou à leur caste, à leur culture tout au moins, si pleinement intégrées à leur milieu qu’elles rêvent de s’en démarquer. L’originalité est le langage du résidant et jamais celui de l’étranger. Il faut se posséder soi-même pour souhaiter se distinguer. Le nomade est au-delà de toute originalité, il est hors scène ; il squatte la scène, il ne se l’approprie jamais mais s’en empare. Les esprits chagrins s’étonneront de tant d’indélicatesse. Mais qu’importe, le devenir-rap dépose partout des chausse-trapes linguistiques. Ici, il provoque la langue ; il la compromet avec une sonorité étrangère, anglo-américaine souvent. Les mots anglo-américains sonnent clairs, vivants, souriants ; et n’en déplaisent aux dévots, ils sont la jeunesse de la langue. Mais déjà le rap est ailleurs. Là, il va détourner un mot, le forcer à pivoter, le renverser. Le verlan n’est pas l’en deçà idiosyncrasique de la langue ni l’idiome dont se doterait une minorité en quête d’identité, c’est une arme. C’est le moyen qu’utilise le minoritaire pour défaire la langue, pour sculpter dans la langue une langue qui lui ressemble. Mais l’esprit chagrin ne renonce pas. S’il finit par tolérer cet usinage linguistique et même lui reconnaître certaines qualités esthétiques, il n’en reste pas moins vigilant. Il s’interroge encore. Qu’est-ce qui se joue derrière ce devenir-rap ? Il est si difficile de l’accepter pour ce qu’il est, encore insupportable de le reconnaître pleinement dans ce qu’il fait, alors, découvrons ce qu’il y a de caché en lui. Faisons parler le rap. Qu’il dise pourquoi il est né et ce qu’il cherche à exprimer. Analysons-le. Ses textes nous révéleront bien quelque chose un motif politique ou la signification de quelque question sociale. Serait-il l’expression d’une certaine modernité urbaine ? Révélerait-il quelque chose de la crise des banlieues ? Ou, peut-être, représente-t-il la culture des nouvelles couches populaires ? Qu’il parle, qu’il dise enfin ce qu’il est. Mais l’observateur averti interroge le rap là où il ne vit pas. Il serait si confortable de le rapporter à une forme musicale ou à une catégorie sociologique. Le sociologue [3] apprécierait de pouvoir dire de lui qu’il exprime l’espoir de la banlieue, une espérance pour les générations de la crise. Le révolutionnaire se satisferait de découvrir en lui la capacité de résistance du nouveau prolétariat. Mais le rap a décliné l’invitation ; il a oublié d’interroger l’avenir. Son indélicatesse va au-delà encore puisqu’il ne revendique pas. Il ne revendique pas. Il n’espère pas. Le dernier piège que la société réussit à tendre à ses exclus est bien là : leur conserver une espérance quoiqu’il advienne. Le dernier piège que l’homme politique tend au révolté est là aussi : lui proposer un avenir alors qu’il ne réclame que de vivre et devenir. Le devenir-rap.

L’art des « disjonctions incluses »

Chacun avec son langage peut exprimer un sentiment, une révolte, à certains même on reconnaît un style, une qualité particulière dans le maniement de la langue, mais quand il s’agit de se révolter et de vivre, alors la force de l’expression et l’effet de style ne suffisent plus. C’est la langue elle-même qui doit entrer en mouvement, c’est elle qui doit à son tour se révolter et vivre. Le devenir-rap. Une scansion dans la phrase, un entrechoquement de mots, et la langue respire différemment. Un souffle qui s’accélère, une disjonction qui affecte le phrasé et La langue laisse échapper une étrangère, comme l’écrit Gilles Deleuze [4] lorsqu’il évoque le bégaiement créateur, le bégaiement ou « l’art des disjonctions incluses, qui ne sélectionne plus, mais affirme les termes disjoints à travers leur distance, sans limiter l’un par l’autre ni exclure l’autre de l’un, quadrillant et parcourant l’ensemble de toute possibilité ». La scansion du rappeur appartient à cet art de la disjonction qui consiste à traiter la langue ordinaire de manière à lui faire rendre une langue singulière ; elle appartient à cet art au même titre que le tremblé, le murmuré, le bégayé, le trémolo, le vibrato. Il s’agit de déséquilibrer la langue, de la faire vibrer, l’amener à sa limite pour en découvrir toute l’étrangeté. « C’est ce qui arrive lorsque le bégaiement ne porte plus sur des mots préexistants, mais introduit lui-même les mots qu’il affecte ; ceux-ci n’existent plus indépendamment du bégaiement qui les sélectionne et les relie par lui-même. Ce n’est plus le personnage qui est bègue de parole, c’est l’écrivain qui devient bègue de la langue : il fait bégayer la langue en tant que telle ». Le rappeur devient scanseur de la langue, il fait bégayer la langue. La scansion ne porte plus sur les mots tels qu’ils figurent déjà dans la phrase mais elle choisit elle-même les mots qu’elle veut « rapper ». C’est ainsi que les mots sont pris de soubresauts et que la disjonction met la machine linguistique en révolte. L’essence du rap se rencontre dans tous ces grains et ces brisures qui affectent son phrasé, un grain de sable qu’il glisse entre les mots et dans le mot lui-même (une onomatopée, une prononciation détonante, un terme incongru, une répétition, un écho…) et qui enraye la machinerie linguistique, la fait déraper, la fait bégayer. Mais aussi le grain qui annonce la tempête et fait se lever les vagues. C’est une parole folle qui s’étire en phrases processionnaires. C’est une transe verbale rythmée par le plus beau des tempos. La langue prend alors ses distances avec elle-même, elle tente un rapprochement, dessine une bifurcation, fuit sur une ligne inconnue. Elle devient langue-carrefour, toute réceptive à son devenir. Il ne faudrait pas voir dans cette prévalence de la scansion une simple expérience esthétique, comme une avant-garde artistique qui se plaît à réinventer les signes culturels. Le devenir-rap est bien une arme, une arme langagière pour usiner le réel. Il met en révolte la langue, un authentique devenir révolutionnaire, le plus haut fait de révolte pour bien marquer le refus d’appartenir à une époque médiatique. Seul devenir authentiquement révolutionnaire, car il fait porter la révolte au cœur du rapport social, au cœur des rapports sociaux de langue, le rapport social central d’une époque qui a fait de la communication (la somme des usages langagiers) le nouvel objet de la valorisation et l’élément clé de la recherche de productivité et de performance. Le devenir-rap met en révolte la langue car la révolte doit aujourd’hui concerner toutes les productions langagières dès lors que le capital les a incluses dans son système de domination. C’est en ce sens que nous disons que le devenir-rap n’appartient pas à son époque, ni avenir d’une génération, ni modulation mineure de la modernité (ce que les sociologues nomment la crise des banlieues). Le devenir-rap est bel et bien l’en-dehors de l’époque, une contradiction active de la langue-Berluskozy. Un devenir.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, février 1995

[1] In Mutations des activités artistiques et intellectuelles, éd. L’Harmattan, 2000, p. 57 à 62.

[2] Paolo Virno théorise avec bonheur cette expérience de l’exode dans son ouvrage Miracle, virtuosité et « déjà vu » (Trois essais sur l’idée de « monde »), éd. de l’éclat, 1996, p. 132 et sq.

[3] Au sociologue qui se penche sur ses textes, le rappeur rétorque : « Tu analyses mes textes pour avoir de l’intellect. Je m’aperçois qu’en fait tu jalouses ta bibliothèque », MC Solaar, Superstar.

[4] In Critique et clinique. Les éd. de Minuit, 1993.Les citations qui suivent sont extraites du même ouvrage, respectivement p. 139 et 135.