Devenir

Devenir. Une insistance à être, une créativité dans sa façon d’être, un élan jamais démenti vers ce qui n’est pas encore. Devenir est une manière de se rapporter à son présent, et de le faire sur le mode des possibles que ce présent réserve, des tendances qu’il porte en lui, des émergences qu’il libère. Devenir est donc avant tout une expérience du temps présent, mais un présent qui n’est pas retenu dans son passé, ni aspiré vers son futur, un présent qui insiste suffisamment pour révéler les potentiels qu’il incorpore, qui dure le temps nécessaire pour laisser advenir de nouvelles perspectives, qui laisse maturer les processus, conditions indispensables pour que des transformations adviennent, des alternatives surgissent, des bifurcations se révèlent. Ce présent en devenir est un présent qui fait authentiquement expérience, un présent qui prend suffisamment réalité, qui dure et insiste, qui acquiert une authentique consistance et qui peut alors être exploré et expérimenté, provoqué et perturbé, dessiné et façonné. Ce présent est un présent qui invite à l’action et qui encourage les expérimentations. Il ne file pas immédiatement vers un futur, ni ne reste rivé sur son passé ; il existe véritablement en tant que présent, un présent suffisamment présent, présent à nous et à nos expériences, présent pour nous et pour nos expérimentations.

Un présent-en-devenir

Ce présent de longue présence dont il faut concevoir et construire la présence, pour nous et en nous, car il conditionne nos capacités à expérimenter et à transformer, s’oppose aux régimes du temps, hégémoniques dans la période contemporaine, et caractéristiques du mode capitaliste de mobilisation des activités et d’organisation des vies.

Ce présent-en-devenir, ce présent vécu sous le signe du devenir, construit une expérience du temps profondément différente de celle du « présentisme » contemporain, à savoir ce présent complètement soumis à sa réalité la plus manifestement présente, ce présent complètement aliéné à son advenu, fermé à sa propre disponibilité, réfrénant les alternatives qui germent en lui. Ce présentisme n’est rien d’autre qu’un déni du temps, à travers le refus de la portée transformatrice des processus, la fermeture aux advenirs qui ne cessent pourtant d’insister, « la prééminence d’un « présent qui est à lui-même son propre horizon », sans nulle ouverture vers le futur : un présent, en somme, écrasant, hypertrophié, omniprésent » [1]. Le présentisme caractérise un présent complètement adéquat à lui-même, sans durée ni ouverture, un présent qui s’indexe uniquement sur les réalités les plus immédiatement présentes, les plus apparentes, les plus conformes à ce qui est attendu, en un mot aux réalités présentement les plus instituées. Ce présent qui s’enferme dans son moment présent est un présent en rupture de temps, en défaut de processus, en déficit de perspectives. Le présentisme signe un présent qui a renoncé à dérouler sa temporalité.

Les expériences du temps divergent et entrent en conflit, et cette contradiction opère au cœur de nos existences. Sur le versant capitaliste, le présent que nous éprouvons dans notre vie au travail ou dans nos activités de loisir se manifeste sous la forme d’une succession d’immédiatetés. Chaque activité se réalise dans un juste-à-temps, avec le strict nécessaire de temps. La vie s’égrène d’une immédiateté à une autre : un rapport à rendre dans l’urgence, une réponse à appel d’offre à rédiger dans un délai extrêmement proche, un loisir à consommer au plus vite, un post à liker sur l’instant avant que le flux d’informations ne l’emporte. Ce régime temporel entrave, voire annihile, notre capacité à nous poser pour réfléchir, à patienter pour prendre la mesure d’une situation, à laisser leur chance à des processus, nécessairement incertains et longs à maturer. Il inhibe les processus. Il méconnaît la puissance créative et transformatrice propre à des réalités qui insistent. Il saccage les émergences, car il empêche les situations de durer, condition à la germination et au développement de nouvelles perspectives. Il restreint, il asphyxie. Il ne fait que juxtaposer et qu’additionner. Une tâche s’ajoute à une autre, toujours réalisée au plus vite, une production succède à bien d’autres dans un flux qui ne s’interrompt plus. Ce régime temporel favorise une productivité quantitative, effectivement parfaitement adéquate à une société qui fait de l’accumulation la raison de son développement et le motif majeur de « réussite » des existences. Ce présent-en-immédiateté est profondément incapacitant.

Sur un versant émancipateur, ce régime de temps est nocif. Comment oser une transformation sans disposer du temps pour l’engager, la soutenir, la défendre ? Comment expérimenter et faire naître de nouveaux horizons si nous sommes immédiatement happés par d’autres nécessités, immédiatement appelés ailleurs pour se consacrer à tout autre chose. Cette versatilité épuise les capacités à agir. Cette inconstance des engagements laisse en friche nos espérances, tant il devient difficile de les investir, de les assumer et de les porter haut et loin.

Pour un devenir-paysan des temps présents

Le présentisme corrompt la qualité du présent en empêchant qu’il puisse prendre consistance, qu’il devienne un authentique terreau pour nombre de processus et d’advenirs, et qu’il soit terre d’accueil pour nos espérances et nos alternatives. Le présent est une terre à cultiver hors du modèle productiviste et d’une « rentabilité » immédiate. Le présent doit redevenir un temps paysan, un temps artisan, un temps musicien, un temps chercheur, un temps soignant, un temps aimant, à savoir un temps accueillant pour les activités et protecteurs des expériences (de vie et d’activité). Dans une visée émancipatrice, il convient donc de renouer avec un temps présent qui offre suffisamment de présence (de durée, de latence, d’extension, de développement, de prolongement) pour parvenir à l’investir, à cultiver les possibles qu’il octroie, pour y acclimater nos expérimentations, pour y déposer nos espoirs et les voir fructifier. Le présent doit être remis en culture sur un mode radicalement différent, afin qu’il redevienne terre d’accueil et terreau nourricier. Pour défaire l’assujettissement du temps présent à l’immédiateté, pour le libérer de l’injonction à toujours faire plus, à toujours être en surplus (en surtravail, en sur-implication [2]), en surcroît constant d’activité, il convient donc de renouer avec un temps paysan qui possède un sens de la durée et qui se montre attentif aux rythmes et aux cycles. Ce temps paysan est aussi le temps du chercheur, du soignant, de l’enseignant, du cuisinier, de l’éditeur, de l’architecte, de l’éducateur de rue, pour peu que ces professionnels ne se soient pas eux-mêmes laisser emporter par le temps frénétique du productivisme contemporain. Sommes-nous capables d’exercer nos métiers en nous montrant attentifs aux rythmes, en respectant la diversité des temporalités de vie, en étant réceptifs à ce qui émerge, à ce qui apparaît à fleur de réalité ? Est-ce que nous parvenons à réengager dans le présent de nos activités une expérience du temps encore suffisamment riche, riche de processus, de bifurcations, de surprises, de décalages ? Une nouvelle écologie temporelle est à penser pour chacun de nos métiers car nous devons reconsidérer radicalement la manière dont nous nous rapportons au présent, la manière dont le présent fait expérience pour chacun, la manière dont nous expérimentons la présence du présent afin d’y déceler du possible, de saisir les processus à leur émergence et de les travailler dans une perspective souhaitée et souhaitable.

Le présentisme nous contraint à passer d’une immédiateté à une autre, d’un faire rapidement à un autre faire, d’une urgence à une autre urgence. Cette dégradation des temporalités est inquiétante. Pour rompre avec ce régime temporel corrompu, il faut retrouver le goût, la saveur, le plaisir, l’exigence d’un temps qualitativement ambitieux, riche d’advenirs, de bifurcations, d’incertitudes, d’indéterminations, de possibles, d’ouvertures… Un temps qui s’étend. Un temps risqué. Un temps exposé. Ce temps nous le nommons paysan car le travail paysan est emblématique d’une écologie des rythmes, des durées, des cycles, des variations, des adaptations, des localités, des climats… Nous le nommons ainsi car nous aspirons à un devenir-paysan du métier d’enseignant, car nous revendiquons un devenir-paysan de la sociologie, car nous espérons dans la qualité paysanne des pratiques de soin, d’éducation, d’architecture, de développement urbain, de création artistique… Nous revendiquons un temps paysan pour l’ensemble de nos métiers. Nous découvrirons ainsi une nouvelle écologie temporelle du présent, à savoir une toute autre façon de faire expérience du présent (une attention) et de s’y rapporter (une écologie). Non pas s’indexer aux phénomènes les plus immédiats, fictivement les plus réels et, fréquemment, les plus trompeurs. Mais s’indexer à l’ensemble des poussées temporelles qu’un présent réserve, dans leur multiplicité et leurs variations, avec la stimulante et déroutante opportunité de choix qu’elles nous ouvrent. Ce devenir-paysan n’est aucunement un passéisme. Il s’agit d’un régime temporel et d’une expérience du présent qui méritent d’être réengagés aussi souvent que besoin, en prise avec la diversité de nos activités, aujourd’hui, comme demain. Ce n’est aucunement un appel au passé, mais simplement une adresse à la société contemporaine en l’invitant à complexifier, différencier et risquer son rapport au temps. L’immédiateté est une écologie temporelle très appauvrie ; elle se contente de ce qui se présente de la manière la plus évidente en faisant l’économie d’autres questions. Elle se contente de peu, de très peu. Mais il est vrai qu’elle peut apparaître « sécurisante » tant elle tient à distance, voire annihile, tout enjeu qui viendrait troubler le déroulé des choses. L’expérience du présent se trouve comme asséchée, stérile, impropre à l’expérimentation des possibles et à la mise en culture des émergences.

Une crise « écologique » de l’expérience du temps

Il n’y a pas seulement l’expérience du présent que le régime temporel contemporain affaiblit. L’expérience du passé et l’expérience du futur sont pareillement affectées. Ce sont toutes les manières de faire temps et d’être temps qui sont concernées par cette crise écologique du temps, caractéristique de l’hyper-capitalisme [3].

« Le régime présentiste est, en fait, une dictature de l’instant d’après, vers lequel l’instant présent est tout entier tendu » [4]. Le présent se réduit à une succession d’instants, et chaque instant appelle le suivant à marche forcée. Il est aspiré par le « coup d’après », il ne relâche plus, ne se distend plus. L’imposition du futur empêche l’épanouissement du moment présent, qui s’apparente de plus en plus fréquemment à une brève parenthèse, aussi vite refermée. Le présent se précipite dans le futur, et s’y perd. « Il en résulte un rapport de quasi-fusion entre présent et futur immédiat : le futur immédiat se donne comme un presque-présent, tandis que le présent est happé par le futur immédiat ». À nouveau, nous rencontrons le même phénomène : un amoindrissement de l’expérience, un emballement des rythmes, une perte de consistance, un passage des temps bien trop rapide.

Quelle est la nature de ce « futur » qui ne relève plus, à proprement parler, d’une expérience et qui n’ouvre plus l’avenir mais vient essentiellement contraindre le présent – un futur qui, paradoxalement, empêche d’advenir. Ce futur qui ferme le temps, qui n’ouvre pas l’horizon, est le futur des technostructures, ce futur qu’il faut à tout prix programmer, assurer, vérifier, contrôler. Il s’agit d’un futur qui est privé de portée et de profondeur temporelles. Il se resserre et s’indexe au plus proche. Il colle au présent et vient l’envahir, l’enliser, l’entraver. Ce futur ne « porte » plus. Il est saturé de prévisions, de programmations, d’anticipations, inévitablement de très courte vue. Les technostructures multiplient les diagnostics, les programmations, les prévisions avec, pour effet, de perdre la qualité processuelle de l’« accès » à l’après. Tous ces pronostics sur l’advenir forment comme un tir de barrage qui bloque les processus et ferme les perspectives. Chaque initiative butte immédiatement sur un rétroplanning et une programmation ; l’action est à peine esquissée qu’elle est déjà retenue, contenue, entravée dans une prévision de réalisation, qui fonctionne comme pure fiction, mais une fiction aux effets bien réels, durement contraignants. Le temps ne respire plus. Le déroulé des choses, l’advenir des situations sont étouffés par ce trop plein de contraintes portées sur le déroulement du temps, sur sa durée et sur ses rythmes. À force de pister la moindre incertitude pour la contrôler et la « pré-venir », à force de vouloir contrôler tout ce qui advient (la mise en planning, la mise en programmation…), c’est le futur lui-même qu’on assassine car il ne dispose plus de l’espace-temps indispensable à son déploiement. L’après se résume à l’instant d’après ; il perd en substance et en densité temporelles (il ne fait plus expérience), et cesse alors d’exister comme un ailleurs possible du présent, il se retrouve enkysté dans un déjà-là dont il ne parvient pas à se libérer. L’après est retenu dans le présent par toutes ces technologies politiques de la programmation et de la prévision, et le présent s’y épuise, s’y enlise. Dans mon métier de chercheur, dès que je dépose un projet de recherche, je suis tenu immédiatement de le fixer dans un planning, à l’encontre de l’idée même d’une recherche qui, bien évidemment, est impossible à rétroplanifier et à programmer. Le travail de recherche est alors fortement contraint, et de manière tout à fait concrète. Chaque échéance programmée va donner lieu à un rendu, que ce rendu arrive à un moment opportun ou non pour la dynamique du travail. La recherche est retenue, ne parvient pas complètement à se déployer, à prendre son envol. Elle risque alors de se restreindre au déjà-là des connaissances qui, elles, peuvent être assemblées en tableaux.

L’idée même de passé est elle aussi malmenée. Le présentisme, tel qu’il est développé par les technologies dominantes (et aliénantes) du temps, souhaiterait un déroulé temporel d’une seule portée, unifié dans une visée unique, suffisamment bordé et délimité (planifié et anticipé). Ce temps sous contrôle vaut pareillement pour le passé et le futur. Et, pourtant, chacun en fait l’expérience dans son existence, le passé nous rattrape par mille cheminements. Il s’octroie de multiples passages. Il s’invite dans notre vie bien souvent sans que nous le choisissions, et sans que nous puissions l’anticiper. Il vient frictionner avec notre présent là où nous l’attendons rarement. En ce sens, le passé possède un caractère tout à fait intempestif ; il surgit, fait retour, rappelle, détourne, réengage… Il est multiple. Il fonctionne comme multiplicité.

C’est la raison pour laquelle le passé constitue une authentique expérience pour le temps présent et fait expérience pour soi de multiples façons. Ce passé-au-présent ne peut pas être assigné à une seule ligne temporelle, à un unique déroulé, même si les institutions établies tentent de le contenir au maximum en construisant des « récits officiels », des histoires accréditées, en favorisant telle ou telle dimension du passé. Elles désirent tant que le passé ne s’exprime que d’une seule voix, et avant tout d’une voix autorisée, alors que, par « nature », il parle au présent, il s’adresse au présent, sur une grande variété de tons, en faisant fortement varier ses registres d’expression. Parfois il murmure, parfois il tonne fort. Souvent, il louvoie et réapparaît là où nous ne l’attendions plus. Il peut se montrer insistant mais, tout aussi fréquemment, d’une rare discrétion. À certaines occasions sa présence nous importe, pour les acquis et les enseignements qu’il incorpore, mais à d’autres nous préférons le tenir à distance. Et ce passé, qui s’invite dans notre présent, est loin d’être toujours clairement compréhensible et saisissable. Sa présence est tout aussi fréquemment hésitante et balbutiante, parfois impénétrable. C’est bien son hétérogénéité qui en fait la valeur, et lui donne sa force.

Pour un pluralisme des expériences temporelles

Pour sortir de cette crise écologique de la construction du temps, de cet affaiblissement de l’expérience temporelle, il convient d’inventer de nouvelles manières de se rapporter à ce qui fait temps, à ce qui constitue l’expérience du temps, de nouvelles manières donc de se rapporter au passé, au présent et au futur. La construction du temps en termes de devenir, la manière de faire expérience du temps sous la forme d’un processus, ouvert et hétérogène, le réengagement de l’épreuve du temps sous un régime radicalement autre que celui de la prévision et de la programmation sont des enjeux tout à fait essentiels. « Pour penser à la fois comment une période peut en contenir une autre, et comment se repérer dans un moment historique dans lequel ni le passé, ni l’avenir, considérés isolément, comme des « états sociaux », soit reconstruits, soit projetés, soit souhaités, ne peuvent nous être utiles, il nous apparaît nécessaire et urgent de modifier nos concepts. Et en particulier de substituer le concept de « devenir«  à celui, usé jusqu’à la corde, d’ « avenir« . Si nous ne savons pas de quoi l’avenir sera fait, nous pouvons et devons être collectivement capables de comprendre notre devenir. Car c’est en ce moment que nous devenons. Le grand paradoxe (et la grande richesse) du concept de devenir est qu’il tente d’apporter réponse à ce problème : comment penser ce qui se passe dans le présent, sans nous fixer dans ce présent ? Comment, de ce qui se passe, distinguer les options que nous pouvons collectivement prendre ? » [5].

Pour ce faire, il convient d’abord de rompre avec l’hégémonie de la conception quantitative et mesurable du temps, ce temps des plannings et des programmations, ce temps de l’horloge qui nous laisse à peine la disponibilité de faire aboutir ce que l’on entreprend, ce temps qui se déroule selon un seul et unique rythme, celui des échéances de date, des prévisions de durée, ce temps comptabilisé, cette comptabilité du temps qui emprisonne notre agir, ce temps qui ordonne notre activité selon une stricte succession d’étapes, d’objectifs et d’échéances, sur un mode excessivement linéaire et uniforme.

Ce temps quantifiable et mesurable, même s’il possède une grande utilité sociale [6], ne peut pas représenter la seule et unique manière de vivre le temps et de l’expérimenter. Il faut défaire son hégémonie et donc destituer, autant que nécessaire, les horloges et les planning, et ne les conserver que pour une juste nécessité. L’enjeu émancipateur aujourd’hui est de parvenir à pluraliser l’expérience du temps et, donc, d’en concevoir une nouvelle écologie, à savoir une nouvelle manière (temporelle) de se rapporter à soi, aux autres, à l’environnement, une autre façon de se rapporter à soi et aux autres à l’échelle d’une expérience passée, présente ou future.

Le temps-devenir représente une de ces alternatives car il réinstalle de la durée, laisse respirer les processus et ouvre largement notre rapport au passé et au futur et, là aussi, le pluralise. Ce temps-devenir nous permet de nous affirmer comme des non-sachants du temps : je ne sais pas combien de temps va m’être nécessaire ; je ne sais pas à quelle échéance je vais pouvoir partager des premiers résultats de recherche ; je ne sais pas combien d’années me seront nécessaires pour amener à soutenance ma thèse. Cette expérience de « non savoir » est très formative puisqu’elle réinvente une disponibilité, source d’apprentissage, une disponibilité pour découvrir, pour se laisser affecter par l’événement, pour partir en découverte, pour se risquer sur des chemins plus incertains. Elle est source de créativité, et enrichit grandement l’exercice de nos activités. Philippe Zarifian conclut sa réflexion sur le temps, comme enjeu du monde moderne, en ces termes : « À ce temps quantifié, nous avons opposé une conceptualisation alternative du temps, le temps-devenir, alternative présente dans la réalité sociale, mais très faiblement institutionnalisée. Cette seconde approche du temps met l’accent sur la qualité : le temps n’est pas autre chose que la tension qui s’exerce : entre la poussée du passé qui est mobilisée dans la mémoire, dans tous les acquis de l’expérience, et dans les potentialités de pensée et d’action que cette mémoire offre […]. Cette mémoire pousse dans le présent, dans les mobiles et les virtualités qui sont mobilisés à chaque instant. [Et entre] les incertitudes du futur, comme ensemble de devenirs possibles, qui, à partir de ce même présent, incite à prendre parti sur ce que nous allons conjecturer et faire. Dans le temps-devenir, l’histoire passée est transformée en virtualités pour s’engager dans un avenir qui, par définition, reste indéfini, ouvert à la créativité. Entre ce passé et cet avenir, le temps-devenir saisit toutes les opportunités des événements actuels, de ce qui arrive de non-prévu et provocateur de questionnements. [Ce temps-devenir] est chargé d’enjeux et d’initiatives » [7].

Une culture des précédents, une culture des advenirs

Quelles nouvelles expériences du temps le « devenir » nous accorde-t-il ? Il permet, en premier lieu, de renouer avec la durée, indispensable à la maturation du présent et à l’émergence de nouvelles réalités. Du temps est nécessaire pour que des expérimentations prennent forme, pour que des initiatives se prennent. Le devenir est le temps étendu, consistant, pluriel des processus, et de leurs développements.

Par ailleurs, et de manière parfaitement complémentaire, le devenir est une façon de rendre « pensable » l’avenir sans prétendre qu’il puisse être connu d’avance (prévision) ou couru d’avance (programmation). Nous ne sommes pas rendus impuissants. Le devenir ne nous renvoie pas une incapacité. Il nous invite, au contraire, à nous montrer d’autant plus créatif, inventif, soucieux des réalités et attentif à leur transformation. Donc, tout au contraire, le devenir nous capacite, en éduquant de nouvelles dispositions (apprendre de et avec l’expérience du temps) et de nouvelles disponibilités (se rendre « disponible » au temps pour en faire pleinement l’expérience).

Et, de façon symétrique, le devenir engage un rapport différent au passé, non plus (comme pour le futur) un temps qui nous appelle, nous mobilise et, possiblement, nous emporte, mais un temps (passé) qui nous provoque, qui nous aiguillonne et, fondamentalement, qui nous met au défi. Le passé n’est rien d’autre qu’un temps qui active le présent, le sollicite à de multiples endroits et de mille façons, et, en quelque sorte, l’oblige. Ce temps-passé représente fondamentalement le temps du processus, qui est à lui-même son propre passé et son propre futur, qui construit du passé au fur et à mesure qu’il se développe et qui maintient un rapport actif et réactif à ce qu’il a été jusqu’à peu et qui a contribué à faire ce qu’il est, et qui continue à le solliciter pour advenir, encore et toujours, au-delà ce ce qui fait son état présent. Ce passé n’est rien d’autre qu’un temps qui se déploie et qui, progressivement, construit ses antériorités. Ce que le processus laisse en arrière de lui est un enjeu important. Le processus, car il ne cesse jamais de se porter en avant, crée dans le même mouvement son passé et son futur ; au moment où il invente du futur et se déploie vers l’après, il « dépose », il sédimente, il arrime. Le processus s’indexe conjointement, et avec autant de force, à ses antériorités et à ses advenirs. C’est toute la puissance d’un devenir. Il est instituant sur ces deux versants, il institue un passé en même temps qu’il « découvre » un après. Il est autant créatif sur un registre que sur l’autre.

Le devenir suppose donc deux cultures du temps, une culture des précédents [8] et une culture des advenirs, pour ce qui concerne la création de son passé (pluriel) et de son futur (ouvert). Pour ce qui importe à son moment présent, il développe une culture de l’émergence. Entre la poussée du passé (multiple) et l’appel (ouvert) du futur, des possibles se font jour, des tendances se dessinent, des potentialités se manifestent. Et toutes ces émergences découlent des tensions, des intensités, des condensations qui naissent de ce double mouvement, d’appel (au futur) et de rappel (au passé), de sollicitation et d’insistance, de portée et de poussée… Un devenir est une invitation à travailler conjointement, et parallèlement, ce qui précède et ce qui advient. Un processus qui mature est un processus qui éduque ses antériorités (pour leur faire « rendre » quelque chose qui nous importe) et qui éduque pareillement ses possibles (pour là aussi les orienter, les élaborer, les guider vers quelque chose de fécond). Il s’agit là, à proprement parler, d’une nouvelle écologie du temps, intimement liée à cette réappropriation (émancipée et créative) de l’expérience du temps, au passé, au présent et au futur.

Faire expérience du temps et avec le temps, un droit démocratique

Une nouvelle politique du temps s’avère indispensable, elle peut se concevoir en particulier sous l’égide des devenirs. Cette expérience, en effet, restitue à la « durée » toute son ampleur (consistance), sa créativité (pertinence) et sa portée (ouverture). La durée est la condition même de l’émergence et du déploiement pluraliste des processus. Comment pourraient-ils advenir si l’expérience du temps reste confinée et étriquée en raison de l’omniprésence des injonctions de mesure et de quantification ? Cette durée n’est en rien répétition, en rien permanence ; elle est la condition d’un pluralisme processuel, de nature fondamentalement démocratique. Chaque activité doit pouvoir développer les durées et les rythmes qui lui conviennent, chaque communauté humaine doit pouvoir faire expérience du temps, à sa manière, selon ses attentes, chaque action doit être respectée dans sa temporalité et ses échéances. Ce pluralisme des processus est fondamental.

Cette pluralité démocratique des expériences du temps vaut pareillement pour le présent, le passé et le futur, comme nous l’avons déjà noté. Là aussi, chaque collégialité de vie et d’activité est libre de se rapporter à son passé dans les termes qui lui paraissent les plus appropriés, dans un mode, un régime temporel qui lui importe. Chaque collégialité est en capacité, de manière autonome, d’œuvrer son passé, de l’élaborer et de le signifier, et donc d’œuvrer avec son passé pour agir au présent et inventer un futur. Le passé est riche d’antériorités, aucune ne s’impose mécaniquement. Ces antériorités ne sont pas un « donné » du temps mais un possible, une potentialité ouverte par les cheminements passés. Les personnes et les communautés (coopérations, groupes, collectifs) doivent pouvoir « disposer » de ces antériorités et, en quelque sorte, les réinventer continuellement, en fait les re-signifier, les réinscrire dans d’autres perspectives, les lire à l’aune d’une nouvelle expérience, et se les approprier à d’autres fins. Ce rapport libre, ouvert et créatif à la construction du passé, et à l’engagement des antériorités, est un droit politique fondamental, qui doit être reconnu à chaque communauté de vie et de travail.

Le même raisonnement peut et doit être tenu à propos de notre rapport personnel et collectif au futur. Ce qui advient est un enjeu démocratique majeur, qui ne saurait être contraint, strictement, parfois violemment, par des technologies de planification et de prévision qui enserrent, voire qui enferment, le déroulé du temps et sa créativité. Là aussi, chaque communauté de vie et de travail doit pouvoir, librement, sur un mode autonome, « risquer » le temps, l’expérimenter, le faire advenir dans des modalités qui lui importent. Chacun doit pouvoir « espérer » du temps, et dans le temps, sur un mode qui l’intéresse et le concerne. Le rapport au futur est lui aussi un rapport multiple, différencié et nécessairement très ouvert, en fonction des espoirs et des aspirations. L’espérance, dans son cheminement effectif et concret, relève, elle aussi, d’un droit politique [9] fondamental.

Une pluralité inédite du temps est donc à revendiquer, et surtout à vivre. Le présent, le moment-présent ainsi que le propose Jérôme Baschet [10], s’apparenterait alors à une forme de constellation temporelle, animée et traversée par une multiplicité de processus, engageant des antériorités, librement investies, et des advenirs, eux-même projetés de manière très autonome. Une nouvelle politique du temps se dessine alors, en rupture avec l’emprise des technologies du temps majoritaire, et majoritairement centrés sur une vision quantitative, mesurable et planifiable.

Passé, présent, futur doivent pouvoir se réinventer continûment, librement, en fonction des processus de vie, de création ou de travail engagés par les différentes communautés qui composent les sociétés. Le temps doit donc devenir un temps situé (en fonction des enjeux propres à chaque collégialité), contextualisé (en fonction des écologies de vie et de travail) et impliqué (en fonction des expériences de chacun). En ce sens, il ouvre nécessairement, et passionnément, sur une large pluralité de processus qui emportent un passé (et ses antériorités), redéploient un présent (et ses moments) et imaginent un futur (et ses advenirs). L’expérience du temps devient alors plus concrète, mieux vécue, et, surtout, très en prise avec les conditions d’existence [11].

Cette pluralisation démocratique des temps que permet, tout particulièrement, l’expérience du « devenir » est un mouvement à double face. Nous rejoignons, de la sorte, le « principe » défendu par Ernst Bloch : le temps doit être reconnu (objectivement) dans toute la créativité de ses cheminements, de ses déploiements et de ses processus et, conjointement, consubstantiellement, le temps doit être reconnu (subjectivement) comme expérience libre, ouverte et plurielle. Il s’agit donc d’agir avec les processus (car ils sont créatifs, en soi, dans l’objectivité de leur mouvement) et d’agir sur les processus (car notre expérience du temps est elle-même créative). D’une part, le temps est instituant, dès lors qu’il n’est pas contraint de manière excessive par des technologies de planification, et, d’autre part, la manière de faire expérience du temps est elle aussi instituante (i.e. elle crée du « nouveau »), tant dans le rapport au passé (le libre jeu des antériorités), au présent (le libre jeu des processus) et au futur (le libre jeu des advenirs). Le « principe espérance » fortement porté par Ernst Bloch [12] synthétise cet ensemble car chaque collégialité est en droit d’espérer dans son passé, son présent et son futur, un passé qui ne contraint pas, un présent qui n’enferme pas et un futur qui ne désespère pas. Ce « principe espérance » s’inscrit dans le mouvement même des réalités (les processus ouvrent, créent des opportunités, font émerger, spontanément, naturellement, des possibles) et dans la façon dont collectivement nous nous rapportons à ces mouvements, en faisant en sorte qu’ils ne viennent pas nous soumettre, mais que nous conservions l’initiative, la capacité de les orienter, de les défaire, de les re-signifier, de les ré-imaginer, de les redéployer, mais aussi de les contredire autant que besoin. Ce rapport au mouvement objectivé du temps, et à ses processus, est un rapport offensif et créatif, une authentique puissance d’agir, qui implique toujours une imagination, suffisamment libre et ouverte.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, mars 2020

[1] Jérôme Baschet, Défaire la tyrannie du présent (Temporalités émergentes et futurs inédits), La Découverte, 2018, p. 67.

[2] L’emprise des sur-implications est au cœur de mon ouvrage, L’implication, une nouvelle base de l’intervention sociale, L’Harmattan, 1996, disponible en ligne (accès gratuit) au format ePub : https://pnls.fr/limplication-une-nouvelle-base-de-lintervention-sociale-livre-epub/.

[3] Nous nommons hyper-capitalisme ce modèle de production où la captation d’un sur-travail, représentatif d’un capitalisme classique, se prolonge et se renforce par la capture des ressources subjectives du travailleur (initiative, créativité, responsabilité), sous la forme d’une sur-implication systématique, à savoir une implication au travail toujours en surcroît, sans cesse en tension, ainsi que l’exigent les technologies politiques du management.

[4] Jérôme Baschet, op. cit., p. 105 ; idem pour la citation suivante.

[5] Philippe Zarifian, Temps et modernité (Le temps comme enjeu du monde moderne), L’Harmattan, 2001, p. 16 et 17.

[6] Pour une généalogie de ce long parcours qui a vu nos sociétés se doter de « formes institutionnelles » pour caractériser, quantifier et mesurer le temps, se reporter à l’ouvrage classique de Norbert Élias, Du temps, Fayard, 1996.

[7] Philippe Zarifian, op. cit., p. 290.

[8] Voir à ce propos l’ouvrage de David Vercauteren (avec Thierry Müller et Olivier Crabbé), Micropolitiques des groupes (Pour une écologie des pratiques collectives), en ligne : https://micropolitiques.collectifs.net/Introduction/; et les travaux de Benjamin Roux, en ligne : http://www.cultivateurdeprecedents.org/pour-une-culture-des-precedents/.

[9] Quand je me réfère à un droit politique, je théorise un « droit » qui n’est pas juridicisé (il n’est pas inscrit dans une réglementation, une loi ou une Constitution), un droit qui existe parce qu’il se manifeste, parce qu’il se pratique, parce que les communautés le défendent, l’éprouvent et le maintiennent actif et vivant.

[10] Jérôme Baschet, Défaire les tyrannies du présent, op. cit., p. 208 et sq.

[11] Ainsi que le propose Patrick Cingolani à propos des expériences de précarité, in Le temps fractionné (Multiactivité et création de soi), Armand Colin, 2012.

[12] Ernst Bloch, Le principe Espérance I, Gallimard, 1976. Voir à ce propos notre article, « Un autre devenir est possible (Sur le principe de l’utopie concrète de Ernst Bloch et sur le projet d’autonomie de Cornélius Castoriadis) », in Journal de thèse (septembre 1992 – octobre 1993), Fulenn, 2009, p. 75 et sq. ; en version ePub (accès gratuit) : https://pnls.fr/journal-de-these-septembre-1992-octobre-1993-livre-epub/.

[Post-scriptum 1. Cette entrée « Devenir », essentiellement travaillée sur le plan des expériences temporelles, devrait être suivie, à délai non garanti, d’une deuxième, elle plutôt axée sur les transformations existentielles, à la manière de Deleuze et Guattari, où je parlerai peut-être de mon devenir-arbre. À suivre, au prochain épisode… possiblement]

[Post-scriptum 2. Au moment où je clos l’écriture de cette notice, je lis sous la plume de Thomas Arnera (in « Journal d’entre », à paraître dans la revue Agencements (recherches et pratiques sociales en expérimentation n°5, septembre 2020) cette annotation à propos de sa pratique diariste : « En écrivant je repense à ma discussion avec Darius, quand celui-ci me demande si le journal ralentit le temps. Je lui réponds que le journal donne de l’épaisseur au temps, produit de l’espace-temps ». Le journal est une pratique qui, effectivement, enrichit l’expérience du temps].