Disponibilité. Le Chantier et ses Zones d’attraction temporaire

Vendredi 8 juin 2018. Saint-Pol, quartier Jean-Bart Guynemer [1]. Le Chantier s’est installé sur la butte au centre du quartier, un grand cercle recouvert de gravier et délimité par des petits rondins de bois. L’espace est assez vaste ; en son milieu ont été installés les « modules » construits par l’équipe En Rue [2]. Cet espace est en cours d’équipement ; l’équipe [3] y « fait chantier » depuis plusieurs sessions.

Rythmanalyses

Le moment du repas se termine. Nous sommes installés sur un des modules fabriqués par En Rue, assis sur les traverses en bois ou au sol. Une discussion s’engage entre Martine et Côme à propos de l’expérience du 6B à Saint-Denis. En arrière-plan, j’aperçois Feda qui s’est remis à la fabrication de la cuisine mobile. Salem travaille avec lui. La question qui me vient et que je m’étais déjà posée lors du chantier du mois de mai à Téteghem : comment se rythme le chantier ? Il n’y a pas de programmation apparente. Le Chantier suit son cours ; il démarre, fait relâche au bout de quelque temps et se relance ultérieurement, pour se remettre en pause un peu plus tard. Qu’est-ce qui rythme l’activité ? Comment l’activité trouve-t-elle son rythme ? Cette compréhension des « rythmes » du Chantier, ou plutôt des rythmes propres aux différents « petits » chantiers constitutifs du Chantier d’ensemble, est une question de recherche qui m’importe particulièrement.

Henri Lefebvre, dans un de ses derniers livres [4], dans la continuité de ses travaux de plusieurs décennies sur la vie quotidienne, insistait sur l’importance des temporalités et des durées, des intensités et des densités temporelles pour la compréhension et l’analyse des quotidiennetés. Une des qualités du projet En Rue, dont j’ai pris conscience rapidement, tient à ce que les activités s’interrompent facilement pour en accueillir d’autres, pour permettre une discussion, pour laisser place à une rencontre, pour donner un coup de main ou, simplement, pour s’offrir un moment de détente. Cette « disponibilité » [5] est essentielle ; sans elle, le Chantier ne parviendrait pas à associer les habitants, dont la venue et la participation sont difficiles à anticiper. Une personne passe à proximité du Chantier en promenant son chien, elle regarde de loin et poursuit son chemin ; régulièrement, d’autres personnes, elles, s’arrêtent, interrompent le cours de leur promenade et de leurs occupations pour rejoindre le chantier, donner le bonjour et rester discuter un moment. Parfois elles apportent leur aide en prenant le temps de poncer une planche ou, simplement, de maintenir une pièce en place le temps qu’elle soit fixée. Elles s’associent souvent à une conversation en cours sur la possibilité (technique ou esthétique) d’assembler ensemble tels ou tels matériaux.

Le Chantier possède cette disponibilité. Les activités s’interrompent facilement, s’arrêtent pour un temps indéterminé, puis se relancent. Elles se réengagent aussi simplement qu’elles s’arrêtent. Le Chantier donne une impression de fluidité. Ça circule, ça déplace, ça déporte et ça reporte, ça pause et ça agite, ça suspend et ça reprend. Cette disponibilité n’est pas seulement une affaire de personnes.

Disponibilités

Les qualités relationnelles et attentionnelles, propres aux personnes et au collectif, jouent évidemment un rôle essentiel pour créer et maintenir cette disponibilité ; la présence des éducateurs y contribue grandement. Nabyl et Farid se portent à la rencontre, nouent spontanément les discussions, trouvent très vite le sujet d’un échange, saluent chaleureusement les uns et les autres. Ils vivent le quartier et appartiennent à la vie du quartier. Leur disponibilité est exemplaire. Cette culture de la prévention spécialisée – une présence attentive et attentionnée, une capacité à accueillir et à rencontrer – influence la dynamique du projet En Rue et compte pour beaucoup dans son ouverture et son hospitalité.

Mais cette disponibilité ne relève pas uniquement de l’attitude des personnes et des dispositions qu’elles adoptent. C’est le Chantier lui-même, en tant qu’agencement, qui se montre poreux, accessible, ouvert, en fait « disponible ». Il est disponible au sens où chacun peut y faire chantier assez librement, dans des modalités qui lui conviennent, en étant « simplement » présent ou en contribuant à l’activité, en observant ou en s’impliquant dans une tâche, en se mêlant aux discussions du Chantier ou en s’engageant dans son activité. Activité et discussion, travail et simple présence, concentration sur la tâche et instants de détente s’interpénètrent facilement ; le chantier change fréquemment de ton, de tonalité, au cours de la journée.

Qu’est-ce qui fonde cette disponibilité ?

Les espaces de chantier ne sont pas strictement délimités, ils sont faciles d’accès. Il est donc aisé de les rejoindre et d’approcher au plus près les activités. La sécurité ne sert pas de prétexte pour instaurer une distance entre celui qui fait et celui qui observe, entre celui qui « sait » et celui qui apprend, entre celui qui travaille et celui qui ne fait que passer. À l’échelle du Chantier dans son ensemble, les temps et les espaces restent poreux. Le Chantier est un espace en déplacement (une alternance des activités) et un espace de déplacements (une circulation des personnes entre les activités). Ici et là. Ici ou là.

Les espaces de chantier sont des espaces hybrides ; ce sont évidemment des espaces où un objet ou un équipement est en fabrication mais ce sont également des espaces de rencontre et de discussion. Il est aussi parfaitement possible de ne faire que passer, le temps d’adresser un bonjour et de partager quelques mots. Le passant ne dérange pas. La présence ne perturbe pas. L’espace du chantier est un espace socialisé, accessible à chacun, en particulier aux enfants qui, eux, n’hésitent pas à s’approcher, à solliciter et à provoquer l’attention.

Le chantier est un espace de formation. N’importe qui peut « essayer » un geste, s’y essayer et sera accompagné pour le faire. Il est aussi possible de prendre en main les outils et d’en discuter l’usage (ce fut particulièrement vrai lors du Chantier de juin 2018 car l’équipe En Rue venait de réceptionner un ensemble de matériels et outils, achetés grâce à la subvention d’un organisme partenaire). Sur les chantiers En Rue, on peut n’être ni très habile (aptitude), ni habilité (qualification), et pourtant se mettre à faire, et réussir à faire. Le Chantier En Rue se présente donc comme un espace où chacun peut tenter des expériences en prenant en main des outils et en s’associant à des tâches. La « réussite » du geste n’est pas sacralisée et l’attitude de ceux qui « savent » ne vient pas trop fortement intimider ceux qui expérimentent et découvrent.

Attentions

La forte présence des enfants est un excellent indicateur pour évaluer cette disponibilité. Les chantiers « résistent » à leur enthousiasme et ne se laissent pas trop déborder ; les acteurs du projet, même lorsqu’ils sont mobilisés par une tâche, parviennent à faire face à leurs sollicitations et à répondre à leurs attentes joyeuses et brouillonnes. Il est fréquent que l’activité d’un chantier « ralentisse » afin d’y associer un ou plusieurs enfants, comme il est habituel de voir un des « ouvriers » du chantier prendre le temps d’expliquer à un enfant comment utiliser un outil ou réaliser une tâche. Et arrive aussi le moment où l’activité s’arrête et où adultes et enfants partent faire une partie de foot en bordure du Chantier.

Je pourrais relever d’autres indices qui mettent en lumière cette disponibilité. Mais ils sont déjà suffisants pour montrer que la disponibilité est vraiment une qualité propre à la conception des chantiers En Rue et qu’elle s’inscrit « organiquement », substantiellement, dans la dynamique de ce projet.

La disponibilité est à la fois une affaire de dispositions (l’attitude des personnes, leur attention) et une affaire de dispositifs (l’hybridité, la porosité, l’ouverture des agencements).

Le Chantier En Rue est composé de plusieurs « petits » chantiers conduits en parallèle, mais pas nécessairement simultanément. Un chantier est actif à un moment, il s’interrompt et va rester en attente quelque temps. L’activité s’est déportée vers d’autres tâches. Le Chantier constitue un ensemble assez mouvant. Aujourd’hui, vendredi 8 juin 2018, au moins trois chantiers sont en cours, l’un concerne la fabrication de la cuisine mobile, un autre le montage d’une chaise longue (tentative d’assemblage de différentes pièces et matériaux de récupération), un troisième l’installation de deux petites chaises / tables (les trous sont en train d’être creusés afin de pouvoir les sceller au sol) qui rejoignent celles qui ont déjà été implantées dans le même espace lors des chantiers précédents. À ces trois chantiers s’ajoutent deux espaces qui polarisent eux aussi l’activité, à savoir l’établi où sont regroupés beaucoup des outils et machines, et le camion où une partie des matériaux et des outils restent entreposés.

En cours d’après-midi, une activité s’installe en bas de la butte, à proximité des bâtiments, en dehors du périmètre « habituel » du chantier. De loin, j’aperçois quatre ou cinq personnes en discussion. Je me suis approché pour voir de quoi il en retournait. Il manquait une rallonge et l’activité s’était simplement rapprochée d’un appartement où un branchement électrique était possible.

Ponctuations

Le Chantier intègre régulièrement des temps plus ou moins longs de discussion. La « conversation » est à part entière un chantier parmi les nombreux chantiers constituant le Chantier En Rue. Ces moments d’échange (ces pauses discussion) prennent forme régulièrement. Ils se tiennent parfois sur un des chantiers, en rapport direct avec l’activité, ou, à d’autres occasions, de manière plus décalée, en dehors des chantiers, autour d’un des modules par exemple, ou assis sur l’herbe. La vie du Chantier est rythmée par ces multiples ponctuations. Elle varie et se module en fonction de ces diverses polarités. Les activités ralentissent ou accélèrent. Les personnes s’activent sur un chantier puis sur un autre.

Ces différents temps occupés à autre chose qu’à la fabrication des modules ou des équipements fonctionnent comme des intercalaires (des transitions) qui facilitent le passage d’une activité à une autre, qui permettent donc de feuilleter le projet et de le découvrir (dans la double acception du terme) peu à peu, page après page. Chaque intercalaire (une pause, une discussion, un temps de réflexion collectif, un match de foot, un moment d’amusement ou de franche rigolade…) ouvre sur une nouvelle page du projet, facilite le déplacement vers une autre activité. En Rue est un projet à multiples dimensions et polarités, et qui se feuillettent donc à l’échelle d’une longue journée de travail et de rencontres.

Ces entre-deux (une pause, une discussion, un jeu avec les enfants…) contribuent à la respiration du Chantier. Ils permettent de faire le point, de se poser et réfléchir, d’envisager la suite, mais aussi d’échanger à propos d’autres enjeux du projet En Rue (sollicitation d’un partenaire, négociation avec une collectivité…).

Le Chantier change fréquemment de visage en cours de journée. Il est constitué de plusieurs espaces-temps, que je viens de présenter succinctement et que je pourrais nommer des Zones d’Attraction Temporaire. Il se présente comme un « agencement » à polarités multiples, condition de son ouverture et de sa porosité, de ses hybridités et de ses transversalités et, donc, de sa disponibilité.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, juin 2018

[1] La ville de Saint-Pol appartient à la Communauté d’Agglomération de Dunkerque.

[2] En Rue est un projet de capacitation citoyenne et habitante dans un contexte de rénovation urbaine de quartiers populaires (donc relevant de l’ANRU – Agence Nationale de Rénovation Urbaine). Se reporter à ce propos à l’article de Louis Staritzky, Faire l’En Rue avant l’ANRU, en ligne : http://fabriquesdesociologie.net/EnRue/2018/06/08/faire-len-rue-avant-lanru/. En Rue a pour visée de rééquiper les espaces publics en auto- et co-construction et de soutenir techniquement et politiquement les initiatives autonomes des habitant-es. Cf. le blog de la recherche, conduite par Martine Bodineau, Louis Staritzky et moi-même, associée au projet En Rue : http://fabriquesdesociologie.net/EnRue/.

[3] Les principaux membres de l’équipe : Nabyl et Farid (éducateurs), Cheyenne (monitrice-éducatrice en formation), Morad (éducateur en formation), Jean-Michel, Francis, Karen, Yves, Claire (habitants), Saïd, Salem, Anthony, Fayssal, Christelle, Antoine (association Éco-Chalet), collectif Aman Iwan (architectes), Patrick (ville de Dunkerque), Emmanuella (ville de Téteghem), Catherine (artiste, architecte), Claudine et Philippe (Conseil citoyen de Téteghem), Yann (animateur), Fred (association aux résidences fleuries).

[4] Henri Lefebvre, Éléments de rythmanalyse (Introduction à la connaissance des rythmes), Syllepse, 1992.

[5] Pascal Nicolas-Le Strat, « Écosophie du projet », in Expérimentations politiques, Fulenn, 2007 ; le livre est proposé en libre accès au format ePub : https://pnls.fr/experimentations-politiques-livre-epub/.

[Cet article a été publié dans la revue Agencements. Recherches et pratiques sociales en expérimentation, éditions du commun, n°3, 2019, p. 96 à 103]

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