La notion de dispositif est indissociable de l’œuvre de Michel Foucault, même si ce dernier n’a pas entrepris de la définir précisément. Habituellement, les auteur.es se rapportent à un même passage tiré d’un entretien, « Le jeu de Michel Foucault », daté de 1977, et repris dans Dits et Écrits III, 1976-1979 [1]. « Ce que j’essaie de repérer sous ce nom, c’est, premièrement, un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même, c’est le réseau qu’on peut établir entre ces éléments. Deuxièmement, ce que je voudrais repérer dans le dispositif, c’est justement la nature du lien qui peut exister entre ces éléments hétérogènes […]. Troisièmement, par dispositif, j’entends une sorte – disons – de formation, qui, à un moment donné, a eu pour fonction majeure de répondre à une urgence. Le dispositif a donc une fonction stratégique dominante […]. À propos du dispositif, je me trouve devant un problème dont je ne suis pas encore bien sorti. J’ai dit que le dispositif était de nature essentiellement stratégique, ce qui suppose qu’il s’agit là d’une certaine manipulation de rapports de forces, d’une intervention rationnelle et concertée dans ces rapports de forces, soit pour les développer dans telle direction, soit pour les bloquer, ou pour les stabiliser, les utiliser. Le dispositif est donc toujours inscrit dans un jeu de pouvoir, mais toujours lié aussi à une ou à des bornes de savoir, qui en naissent mais, tout autant, le conditionnent. C’est ça, le dispositif : des stratégies de rapports de forces supportant des types de savoir, et supportés par eux » [2].
Un exemple régulièrement mis en avant pour illustrer ce que recouvre un dispositif est celui de la salle de cours [3]. La salle de classe est une expérience largement partagée, et ce dispositif reste hégémonique au sein des établissements scolaires, universitaires et de formation. L’exemple est donc particulièrement approprié pour imager la notion de dispositif, car chacun ayant éprouvé ce dispositif spécifique au cours de sa trajectoire scolaire et de formation peut, avec son appui, se faire facilement une idée de ce que peut être « conceptuellement » un dispositif, et donc se familiariser avec le sens et la portée de cette notion.
Composer avec l’hétérogène
Comme le souligne Michel Foucault, en tant que dispositif, la salle de cours est un « ensemble résolument hétérogène ». Si l’on tente une première et rapide description, elle se présente, au premier regard, comme un espace précisément délimité, contenu entre ses quatre murs et nettement isolé de son environnement. La salle de classe est, en soi, une (micro) unité géographique, un isolat, une vacuole, qui s’intègre dans un ensemble plus large, celui de l’établissement scolaire ou de l’institut de formation. Son architecture d’intérieur se compose de chaises et tables, d’un bureau (à l’usage de l’enseignant), d’un tableau à disposition du maître, donc situé à l’arrière de son bureau, sur le mur du fond, et, possiblement, d’autres mobiliers à fin de rangement, armoires et étagères. Élèves et professeur se font face, sur un mode frontal. Cette composition spatiale revêt une signification stratégique, pour reprendre, là aussi, une formulation de Michel Foucault. En effet, elle vient « dire » clairement le caractère asymétrique de la situation. Élèves et enseignant se font face, chaque élève étant assigné physiquement à sa chaise et à sa table de travail, l’enseignant, lui, pouvant se mouvoir, tout en maintenant sa position centrale, en autorité sur la situation. Cette distribution spatiale se double, logiquement, d’une asymétrie dans la prise et la circulation de la parole, les élèves étant principalement invités à une écoute silencieuse, l’enseignant pouvant, lui, développer sa parole accréditée.
Cette première et rapide description met facilement en valeur les deux principales caractéristiques d’un dispositif selon Michel Foucault, d’une part son caractère hétérogène (espace, architecture, mobilier, distribution spatiale, prise de parole, écoute…) et, d’autre part, son caractère stratégique. Ces différents « attributs », de nature pourtant extrêmement diverse, s’alignent, se réalignent pour donner sens à la situation. À ce titre, un dispositif est toujours orienté ; il incorpore une visée dans la façon dont il accommode, dont il agence, dont il articule ses éléments constitutifs. Dans une salle de cours, l’ensemble des caractéristiques en présence (position des chaises et tables, délimitation des espaces, distribution de la parole, du silence et de l’écoute) vient « dire » une seule et même chose, sur un mode insistant, et vient parfois la signifier lourdement : l’asymétrie (la relation inégalitaire) inhérente à la transmission des savoirs, dans une conception classique et conservatrice de l’école ou de la formation. Cette asymétrie est inscrite dans l’architecture, la spatialité, le mobilier, la distribution des espaces ; elle marque de son empreinte l’ensemble des caractéristiques de la situation, elle les oriente stratégiquement. Cette asymétrie s’écrit avec chaque attribut de la situation, avec chaque composante ; elle s’écrit avec le mobilier, avec l’espace, avec la distribution matérielle des places, avec l’assignation des corps (le corps relativement immobile de l’élève, assigné à sa place, derrière sa table de travail, et le corps « mouvement » et mobile de l’enseignant qui se déplace, occupe l’espace et le structure par sa présence. L’enseignant représente une centralité, toujours en déplacement dans l’espace de la classe).
La description de ce dispositif « classe » pourrait se prolonger et intégrer bien d’autres variables. Cette conception de l’apprentissage sur un mode structurellement asymétrique se « lit », se voit et s’entend aussi dans un jeu serré de règles (l’élève ne prendra la parole qu’à l’invitation de l’enseignant, avec son autorisation), dans un imaginaire (la figure du « maître ») ou, encore, dans une économie du désir qui rend acceptable et, parfois désirable, la « soumission » à celui qui « sait », à celui qui est institué dans une position de « sachant ». Et la liste pourrait s’allonger, et viendrait simplement confirmer la constitution extraordinairement hétérogène d’un dispositif et, pourtant, étonnement convergente, et pourtant nettement orientée. Le dispositif fait sens. Il oriente une situation. Il l’aligne. C’est sa fonction stratégique, et donc politique.
Un alignement stratégique
Un autre exemple rend familière la notion de dispositif. Il s’agit de la forme « projet ». Elle est devenue envahissante ; aucun champ d’activité ou expérience de vie ne lui échappe [4]. Toute occasion est bonne pour faire projet, pour faire du projet. Cette forme sociale interpelle en permanence l’individu pour le constituer en un sujet systématiquement préoccupé de son avenir, de son futur. Cette forme pré-occupe l’individu avant même qu’il soit occupé par une activité. Lors de l’inscription à un diplôme, bien avant son entrée dans le cursus, le candidat doit formuler son projet de formation et le joindre à son dossier. Le management d’entreprise a généralisé cette manière de faire, qui est devenue désormais, avant tout, une manière d’exister ; les attentes, les perspectives, les capacités du travailleur sont captées, voire « capturées », par cette forme de gestion et de discipline devenue hégémonique ; elles sont subsumées sous cette forme projet, à savoir constamment traduites en elle et par elle, systématiquement rapportées à des objectifs et à une contractualisation sur objectifs (objectif qualité, objectif de vente ou de production…). La politique publique n’est pas en reste, elle aussi a universalisé ce dispositif, au point où l’action est désormais totalement assimilée au projet (projet d’intervention, projet de développement, projet de rénovation, projet d’insertion…). Ces dispositions projectives sont devenues obsédantes.
De quoi est composé ce dispositif ? Avec quoi œuvre-t-il ? Comment opère-t-il ? Tout d’abord, il survalorise un type bien spécifique de rapport au temps, la capacité que possède chaque personne et chaque groupe à « se projeter ». Il n’existe plus d’action qui ne soit « projetée », lancée en avant, rapportée à son futur – un futur anticipé (des objectifs), maîtrisé dans son déroulé (des étapes, des objectifs intermédiaires) et planifié (un calendrier). Le dispositif « projet » fait de la projection dans un futur l’expérience temporelle aujourd’hui dominante, au détriment d’autres façons de vivre une temporalité et d’expérimenter le temps. Le temps peut effectivement être « projeté » mais il peut, tout aussi bien, prendre un caractère « processuel ». Dans un cas, l’individu ou le groupe se rapporte à un futur anticipé, désiré, dont il espère l’advenu, dans l’autre cas, il se rattache à un temps indéterminé, en recherche, qui ouvre des possibles, un temps « en devenir ». L’expérience du temps est alors profondément différente. Le dispositif « projet » en valorise une au détriment de l’autre, des autres. Il privilégie conséquemment un rapport au temps fortement rationalisé, un temps qui s’incarne dans des objectifs, qui se matérialise dans un planning, un temps qui peut être cartographié (rétroplanning, calendrier, programme…). Il sacralise donc la conception du temps la plus finalisée (l’indexation à des objectifs), et, donc, possiblement, et certainement trompeusement, la plus maîtrisée, alors que d’autres expériences temporelles échappent à ce type de prise ou d’emprise (rationalisation, finalisation, programmation) dès lors que le temps est vécu comme processus à accompagner et à moduler (accélération, ralentissement, bifurcation), dès lors qu’il est conçu comme une authentique expérience, en ce qu’elle étonne et perturbe.
Michel Foucault insiste sur le fait que le dispositif constitue un « ensemble hétérogène ». Le dispositif « projet » nous en offre une nouvelle illustration. Ce dispositif suppose donc, comme nous venons de le développer, un rapport au temps bien spécifique. Il appelle aussi, en conséquence, différentes technologies : un calendrier pour dater le temps, un rétroplanning pour l’anticiper, une programmation pour le cartographier en fonction d’étapes à franchir, de tâches à réaliser à échéances précises… Cette conception du temps implique aussi un régime de savoir qui lui est propre, qui relève tant de la prospective (connaître ce qui n’est pas… encore) que de la programmation (faire exister ce qui n’est pas… encore). Les objectifs sont formulés à partir d’un diagnostic préalable, le projet est fondé sur des éléments de connaissance sélectionnés stratégiquement. Le projet, en tant que dispositif, « déclare » l’avenir pour agir le présent, pour le mobiliser et l’orienter. Il s’agit de sa fonction stratégique, ainsi que la caractérise Michel Foucault.
Nous retrouvons ici une même capacité du dispositif à articuler entre eux des éléments hétérogènes pour leur faire « rendre », tous pris ensemble dans la même trame, un sens, une perspective, une logique d’action. Le dispositif « trace », il écrit les réalités en jouant avec une multiplicité de supports et de registres, d’outils et de savoirs, afin de les configurer dans une perspective donnée. Le dispositif « classe » configure la relation pédagogique afin de préserver l’autorité de celui qui sait. Le dispositif « projet » lui aussi configure des réalités pour, en l’occurrence, faire valoir un rapport à l’avenir anticipé et planifié.
Une puissance instauratrice
Un dispositif est productif ; c’est un opérateur. Il œuvre, il opère. Il produit « du réel ». En premier lieu, le dispositif fait voir, donne à voir. Le dispositif « salle de cours » donne à voir la pédagogie sous un angle particulier, sous l’angle d’une relation asymétrique entre un « sachant » et des apprenants. Le dispositif « projet », lui aussi, pareillement, fait apparaître une relation au temps taraudée par un désir de maîtrise. Chaque dispositif possède un régime de visibilité qui lui est propre. Il rend apparent une réalité sous un jour particulier ; il l’éclaire selon une inclinaison, selon un angle de vue. Ainsi que l’écrit Gilles Deleuze, « chaque dispositif a son régime de lumière, manière dont celle-ci tombe, s’estompe et se répand, distribuant le visible et l’invisible, faisant naître ou disparaître l’objet qui n’existe pas sans elle » [5]. Ce régime de visibilité possède une réelle portée instauratrice ; ce qui est rendu visible se met à exister, ce qui est rendu apparent se met à fonctionner. À l’inverse, ce qui reste dans l’ombre parviendra difficilement à prendre place et à s’imposer. Dans une salle de classe, l’organisation spatiale et l’architecture intérieure polarisent l’attention sur la relation frontale et asymétrique entre les élèves et l’enseignant. L’effet de visibilité est maximal. La position de l’enseignant est mise en lumière, non seulement parce qu’elle reste constamment sous les feux de la rampe – elle focalise l’attention et capte les regards –, mais, surtout, parce qu’elle constitue, elle même, le foyer dont tout procède, à partir duquel la situation se donne à voir et à comprendre. Elle éclaire l’ensemble de la situation, et permet de la « voir » et de la déchiffrer. C’est la position de l’enseignant qui fait exister la scène, qui la met en lumière, au sens propre du terme. Ce que l’enseignant nomme devient visible, ce qu’il désigne devient apparent, ce qu’il regarde devient « réel », ce à quoi il porte attention vient en pleine lumière, et fait réalité et sens pour l’ensemble des élèves. Et, à l’inverse, ce qu’il désavoue cesse d’exister, ce qu’il sanctionne tombe dans l’oubli, ce à quoi il n’accorde pas de valeur finit par être oublié et perd toute visibilité. La parole, les gestes et la présence de l’enseignant mettent en lumière ce qui est souhaitable, ce qui est attendu et ce qui est acceptable en matière d’apprentissage. Et, concomitamment, ils assombrissent le reste de la situation. Ils font porter leur ombre, parfois menaçante (la sanction), sur de nombreuses autres dynamiques d’apprentissage, elles jugées inadaptées et inappropriées, donc renvoyées à la part sombre, peut-être ténébreuse, de la vie de la classe : l’impertinence (une intelligence vive), la débrouillardise (la part d’autodidaxie sans laquelle aucun apprentissage ne se fait), la tricherie (qui n’est rien d’autre qu’une coopération empêchée), l’insolence (une pensée libre)… Cette distribution des parts d’ombre et de visibilité est très éclairante sur la nature du dispositif « salle de classe ».
Une des premières fonctions d’un dispositif est donc de faire la part entre ce qui mérite d’être vu et ce qui est tenu à distance, entre ce qui sera jugé digne d’être pris en compte et ce qui sera maintenu dans l’ombre, entre ce qui accédera à une visibilité (une reconnaissance) suffisante et ce qui restera obscur. C’est donc à partir de son régime propre de visibilité que le dispositif est en capacité de redistribuer la situation, de la réaligner, en un mot de lui donner sens.
Un dispositif intègre aussi un régime d’énonciation. Certes, il donne à voir, mais il « dit » aussi beaucoup. Et certains dispositifs se montrent particulièrement bavards. Si l’on part d’une situation qui, elle aussi, a été vécue par tous, une situation de soin, telle qu’elle se vit dans le cabinet d’un médecin, il est possible de déchiffrer plusieurs registres d’énonciation, plusieurs « dits et écrits » constitutifs de la prise en charge thérapeutique. Avant tout, la situation est largement déterminée par une expertise légitime, voire exclusive, celle du médecin. Son savoir « parle » et le reste est tu. Le diagnostic fonctionne comme une parole accréditée, voire performative. Lorsque la maladie est nommée, lorsque le symptôme est caractérisé, alors ils se mettent à exister pour soi. Et ils font tendanciellement taire d’autres perceptions, d’autres ressentis, d’autres mal-être dont le patient parle, qu’il tente de faire entendre mais, habituellement, sans grand succès. Le médecin aura la courtoisie de l’écouter ; cette attention aux malades fait désormais partie des protocoles de soin mais cela ne garantit en aucune façon que cette parole va frayer son chemin dans la situation et sera prise en compte. Le diagnostic du médecin, son expertise, constitue le registre d’énonciation structurant de la situation, et la condition même de la prise en charge. Et les autres mots (les mots de la douleur), les autres paroles (le regard que le malade porte sur sa santé, et la compréhension – l’expertise – qu’il peut en avoir) et les autres registres d’énonciation (existentiel, expérientiel. Le vécu de la maladie) constituent le grand « reste » de la situation, toute une part d’expressions et de formulations qui ne prend pas part, qui est exclue de la relation de soin et qui est donc renvoyée « ailleurs », vers une autre scène, hors du dispositif thérapeutique. Si la parole du patient insiste, si elle devient perturbante pour le médecin, qui la considère comme une entrave à la qualité du soin, alors le malade sera invité à se taire, ou il sera orienté vers d’autres dispositifs de prise en charge. Le malade devra quitter la scène, s’il veut faire entendre d’autres mots que ceux attendus, ceux qui ne concordent pas avec l’expertise médicale, ceux qui désaccordent le protocole thérapeutique. Quand le patient parle d’un mal être que le médecin ne peut pas intégrer dans ses critères cliniques, quand il évoque des symptômes non répertoriés ou, simplement, lorsqu’il partage son expérience sous ses aspects les plus éprouvés (angoisse, incompréhension, doute), alors ce patient n’est plus un « bon » patient ; il n’adopte par le comportement attendu. Le « dispositif de soin » parle à partir d’une expertise légitime, dans des termes spécialisés, sous la forme de prescriptions et de recommandations. Son régime d’énonciation intègre donc, classiquement, un registre de savoir (un ordre de vérité), un langage spécialisé (un ordre de discours) et un ensemble de mesures et de règles à respecter (un ordre de souveraineté), l’ensemble contribuant à faire exister et fonctionner le dispositif.
Régime de visibilité et régime d’énonciation assurent la puissance instauratrice du dispositif, qui est en capacité de faire exister une réalité selon un ordonnancement du visible et du dicible. Un dispositif endosse la fonction stratégique de faire la part entre ce qui peut être dit et ce qui sera tu, entre ce qui sera vu et ce qui restera invisible. Le dispositif fait donc venir à l’existence une réalité (une pédagogie, un soin, une temporalité) en jouant prioritairement sur ces deux registres instituants.
L’en-dehors du dispositif
Le dispositif amène à existence, porte à l’existence. L’élève devient élève dans le cadre du dispositif « salle de cours » qui l’interpelle et l’instaure comme sujet de la situation dans les termes propres au dispositif concerné. Le patient devient bénéficiaire de soin, là aussi, dans les termes attendus par le dispositif qui l’accueille et qui le fait advenir comme personne pouvant légitimement recevoir un soin. Mais avant de parvenir à affecter l’individu, un dispositif, plus structurellement, fait exister des situations. C’est la situation de soin qui crée les conditions pour une expérience de patient, bénéficiaire d’une prise en charge thérapeutique. C’est la situation de la salle de cours qui fait vivre à l’élève une expérience d’apprentissage, une expérience d’un type particulier, construite sur une asymétrie entre sachant et apprenants. C’est en ce sens que le dispositif montre sa puissance instauratrice.
Le dispositif est en capacité d’interpeller l’individu et de le constituer en sujet (en sujet d’apprentissage, en sujet de soin) avant tout car il a le pouvoir de « faire exister » des situations, en fonction d’un régime de visibilité et d’énonciation. Le dispositif possède un caractère profondément performatif : ce que le dispositif rend possible fait alors « réalité », ce qu’il rend apparent se met à exister, ce qu’il déclare (un diagnostic médical, une évaluation pédagogique) met en fonctionnement la situation.
Au moment où le dispositif manifeste son pouvoir dans toute son ampleur, à savoir sa capacité à affecter chaque individu saisi ou concerné par le dispositif, et le constituer en sujet (de ce dispositif), il en découvre, concomitamment, la vulnérabilité. Le processus de subjectivation (la constitution du sujet, situé dans un dispositif), qu’il soit individuel ou collectif, a pour source le dispositif, et ses régimes de visibilité et d’énonciation, mais ce processus ne peut pourtant pas être circonscrit au dispositif, il ne peut y rester cantonné. Le dispositif crée les sujets qui s’accordent à ses attendus mais, qui en retour, en écho, vont possiblement déborder les conditions de leur émergence, vont tendanciellement outrepasser les cadres qui ont présidé à leur naissance. Un sujet, ou plutôt une subjectivité, est toujours en devenir, systématiquement en excès de soi, du soi de son apparition, en surcroît et en plus-value, ainsi que la caractérise Gilles Deleuze [6].
Le dispositif est fragilisé au cœur de ce qu’il instaure, à l’endroit même de sa puissance.
« Foucault pour son compte pressent que les dispositifs qu’il analyse ne peuvent pas être circonscrits par une ligne enveloppante, sans que d’autres vecteurs encore ne passent au-dessous ou au-dessus : « franchir la ligne », dit-il, comme « passer de l’autre côté » ? Ce dépassement de la ligne de forces, c’est ce qui se produit lorsqu’elle se recourbe, fait des méandres, s’enfonce et devient souterraine, ou plutôt lorsque la force, au lieu d’entrer en rapport linéaire avec une autre force, revient sur soi, s’exerce sur soi-même ou s’affecte elle-même. Cette dimension du Soi n’est nullement une détermination préexistante qu’on trouverait toute faite. Là encore, une ligne de subjectivation est un processus, une production de subjectivité dans un dispositif : elle doit se faire, pour autant que le dispositif le laisse ou le rend possible. C’est une ligne de fuite. Elle échappe aux lignes précédentes, elle s’en échappe » [7].
Le processus de subjectivation échappe aux conditions dans lesquelles et avec lesquelles il émerge. Le sujet s’échappe du dispositif qui l’a interpellé et constitué. Le dispositif, confronté à une dynamique subjective, exposé à une expérience authentiquement vécue, commence à fuiter. Ça fuite, ça file, ça échappe, par dessous et au-delà. Une expérience subjective ne se limite pas aux conditions qui l’ont vu naître, ne se restreint pas à l’expérience qui est source de son développement. Elle déborde, « simplement » parce que le processus de subjectivation est profondément créatif, fondamentalement en devenir. Il ne saurait se restreindre aux limites temporelles que le dispositif lui fixe, ni aux frontières spatiales dans lequel il s’efforce de le cantonner. L’élève va continuer à apprendre sur un mode autre que celui exigé de l’école ; il découvrira son authentique puissance d’apprentissage, qui n’est autre qu’une autodidaxie, un bricolage, une créativité. L’élève, toujours lui, finira toujours par coopérer, même si ce travail à plusieurs, en solidarité et entraide, devra se faire dans l’informel, voir dans les « bas-fond » de la classe, lieu de toutes les audaces, et même si ce travail avec l’appui d’autres sera disqualifié sous le nom de tricherie. À l’école, on apprend seul, pour soi, ou on n’apprend pas. Ce qui est acquis grâce aux autres n’est pas considéré, et certainement pas à sa mesure. Le peintre pour former son geste et oser une œuvre n’hésitera pas à longuement imiter, copier et recopier. L’élève, lui, s’il copie sera sanctionné pour tricherie. Un jeune groupe de rock progressera en reprenant des morceaux, en les jouant et rejouant jusqu’à les faire siens. Les mêmes jeunes, (re)devenus élèves, se voient interdire le registre d’apprentissage qui leur réussit le mieux. Et, pourtant, d’autres modes d’apprentissage continueront à être expérimentés, en particulier entre élèves, en coopération. Le dispositif de l’école assigne l’élève à un seul mode d’apprentissage, celui dirigé par un « maître », mais le dispositif ne peut pourtant pas entraver la dynamique d’apprentissage qui va naître. L’élève va déborder le cadre. Il va se mettre à apprendre autrement, d’une manière qui lui conviendra mieux, même s’il doit pour cela le faire en avançant masqué. Malheureusement, cette dynamique est bien trop souvent inhibée par le dispositif scolaire, qui décourage et intimide une relation plus émancipée et plus créative à l’apprentissage.
Le dispositif de soin attend que le malade « guérisse » pour de « bonnes » raisons, à savoir pour des raisons étayées par le diagnostic médical et consécutives à un protocoles thérapeutique. Mais le malade peut se mettre à aller mieux pour des raisons qui lui importent, qui le concernent lui, en tant que personne singulière, avec l’expérience de la maladie qui est la sienne. Il peut alors, possiblement, guérir pour des « mauvaises » raisons, à savoir des raisons qui ne sont pas répertoriées dans les « tableaux cliniques » de la maladie, qui ne sont pas imputables à un protocole de soin. L’expérience du malade excède toujours le dispositif thérapeutique qui la prend en charge ; et, sur le plan d’une conception humaniste et émancipatrice du soin, cette « excédence », qui se vit au-delà ou en-deça de la prise en charge professionnelle, devrait être accueillie et considérée. La maladie en tant qu’expérience singulière (une subjectivation) excède toujours la condition de patient dans laquelle la personne est interpellée et constituée en sujet du soin (le malade hospitalisé, par exemple).
Des contre-dispositifs
Un dispositif est traversé par de nombreuses tensions et contradictions. Même s’il s’apparente à un (micro) « fait institutionnel total », à travers sa prétention à reformuler globalement une situation, un dispositif ne peut pourtant jamais complètement saisir une situation, la tenir et la contenir. Son emprise, aussi forte soit-elle, montrera toujours des fêlures, laissera apparaître des interstices et entrebâillera des possibles, des fenêtres vers un ailleurs, vers un au-delà de la situation. Il est exposé à des tensions, en premier lieu car les sujets concernés résistent à ce qui les fait pourtant naître et être. L’élève résiste à sa condition d’élève, comme le fait pareillement le patient, lui aussi. Un dispositif est éprouvé par de nombreuses tensions. Rien ne se réalise comme ses régimes de visibilité et d’énonciation le laisseraient penser. Un dispositif ne parvient pas à totaliser complètement la situation, à l’unifier. L’élève est élève, mais pas seulement. Le patient se vit comme patient, mais pas seulement. La situation reste hésitante ; elle ne s’équilibre jamais parfaitement. Le dispositif a prise, et souvent fortement, mais la prise peut fléchir, peut même lâcher.
Un dispositif est donc toujours, possiblement, tendanciellement, en confrontation, tiraillé entre des forces contradictoires et, parfois, foncièrement opposées. Et, c’est à cet endroit, dans ces zones de friction, que des processus de subjectivation « alternatifs » peuvent voir le jour, apparaître à fleur de réalité. L’élève est bel et bien élève mais, pourtant, au cœur même de son expérience, il peut se découvrir autrement sujet et se mettre à apprendre différemment, sur un mode coopératif en solidarité avec ses camarades ou sur un mode autodidacte, découvrant par là même d’autres capacités, d’autres sources de créativité, en lui-même et dans sa relation aux autres. Ce processus de subjectivation déborde l’espace confiné de la « salle de cours », et transgresse les régimes de visibilité et d’énonciation propres au cadre scolaire.
Un dispositif est travaillé par des tensions, et il est perturbé par des processus de subjectivation qui laissent espérer des manières autres d’être sujet, hors du dispositif et de ses dispositions, en tout cas à distance de ses attendus les plus classiques, les plus fermement établis. Le dispositif fuite. Il se fissure. Ces zones en tension réservent du possible, rendent envisageables des expériences autres, des manières nouvelles de se rapporter à la situation. Ces processus peuvent rester infimes, et agir de façon imperceptible. Mais ils peuvent aussi prendre de l’ampleur et venir bousculer significativement la situation.
Ces processus émergent assez spontanément, en raison de la force de résistance des sujets et de l’envergure des situations, qui ne peuvent pas être tenues sur toute leur étendue. Ce sont des phénomènes quasiment endémiques, même s’ils restent souvent imprévisibles. Des lignes de subjectivation tracent, s’élargissent, pénètrent en profondeur la réalité. Des subjectivités nouvelles affleurent, à la surface fragmentée du dispositif.
Le sujet naît du dispositif mais son expérience ne saurait y rester contenue ; elle l’entraîne au-delà, le fait fuiter ailleurs. C’est ce mouvement qui caractérise une « subjectivation ».
Ces dynamiques sont endogènes à la situation, mais elles peuvent aussi être provoquées. Il est toujours possible d’introduire dans un dispositif existant un contre-dispositif qui viendra le contredire de l’intérieur et par l’intérieur, et qui le fera en tant que « dispositif oppositionnel ». Dispositif contre dispositif. Le dispositif est alors confronté à l’épreuve d’une nouveauté radicale qui surgit en lui. L’exemple des « classes mutuelles » [8] fournit une illustration riche d’enseignements sur cette façon de perturber un dispositif au cœur de son fonctionnement. En s’inscrivant dans la tradition des écoles mutuelles, à savoir des situations d’apprentissage où les élèves s’enseignent les uns les autres, certains professeur-es expérimentent des « classes mutuelles » [9]. Nous avons là typiquement un dispositif (classe mutuelle) qui est introduit au sein du dispositif existant, et dominant, celui classique de la « salle de cours ». Le contre-dispositif nous fait alors découvrir une salle de cours physiquement transformée. Les enfants se déplacent ; des groupes se forment autour de l’un d’eux pour travailler en commun une question. L’enseignant se déplace de groupe en groupe ; il n’occupe plus une position centrale, mais il transversalise et latéralise la situation. Des tableaux sont accrochés sur les quatre murs, en nombre suffisant pour permettre le travail des groupes. Les chaises et les tables sont redisposées selon les besoins de l’activité. L’enseignant endosse un nouveau rôle. Il sollicite et incite, accompagne et soutient, pose des bases et aide à la synthèse, met en confiance et valide. Il propose des protocoles de travail. Il continue à dispenser un savoir mais de façon beaucoup plus différenciée, au cas par cas, en respectant la diversité des situations d’apprentissage. Lui aussi se met en mouvement ; il abandonne sa relation frontale aux élèves pour les rencontrer et se mettre au travail avec eux dans différents lieux de la classe, en fonction des dynamiques de groupe. Ces nouvelles dispositions représentent une critique en acte et en expérience du dispositif scolaire majoritaire. Le nouveau dispositif, la classe mutuelle, défait ce qui semblait immuable. De nouvelles dynamiques émergent, de nouveaux processus opèrent, qui affectent très significativement l’existant. Les élèves s’émancipent du cadre établi, jusqu’à quel point ? Dans cette expérience des « classes mutuelles », les quatre murs de la classe résistent, et ne sont pas débordés ; pour combien de temps ? Nul ne peut prédire ce que cette nouvelle expérience subjective (apprendre de ses pairs, apprendre en coopérant) fera advenir. Le contre-dispositif agit, et sans qu’il soit possible de lui fixer a priori des limites. L’introduction d’un dispositif alternatif représente toujours une prise de risque. Le dispositif établi est significativement perturbé, il se fissure et, possiblement, se fracture. Le nouveau dispositif (une pédagogie mutuelle) peut complètement le déborder et, alors, conséquemment, les classes mutuelles, encore contenues dans le périmètre physique de la classe, peuvent faire tomber les dernières limites, fracturer les murs et subvertir l’ensemble du dispositif éducatif. Les classes mutuelles, en tant que contre-dispositif, peuvent alors ambitionner de se constituer en « école mutuelle » et, donc, de renverser complètement le dispositif existant qui fait tenir l’école (ou l’université, ou le centre de formation) dans un schéma asymétrique et inégalitaire.
Dans une pratique d’intervention, les chercheurs se confrontent inévitablement à des dispositifs existants, une part de leur métier consiste à insuffler du contre-dispositif, d’acclimater dans la situation de nouveaux régimes de visibilité et d’énonciation. Un chercheur-intervenant devient créateur de dispositifs, et ces dispositifs se constituent alors en « analyseur » de la situation. Ils perturbent l’existant et donc contribuent à d’autant mieux le comprendre, à le comprendre si bien qu’il devient envisageable de le transformer, et possiblement de le remplacer. Les lignes de tension s’intensifient et s’étendent pour devenir alors d’authentiques lignes de rupture, et faire advenir du nouveau à l’intérieur même de l’existant, dispositif contre dispositif.
Pascal NICOLAS-LE STRAT, février 2020
[1] Ainsi que le fait Giorgio Agamben en ouverture de son ouvrage Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Éditions Payot & Rivages, 2007.
[2] Michel Foucault, Dits et écrits III, 1976-1979, Éditions Gallimard, 1994, p. 299 et 300.
[3] Par exemple, Simon Lemoine, Le sujet dans les dispositifs de pouvoir, Presses Universitaires de Rennes, 2013, p. 28.
[4] J’ai développé cette question dans mon ouvrage L’implication, une nouvelle base de l’intervention sociale, sous le titre « Être en projet », éd. L’Harmattan, 1996, p. 56. En ligne, au format ePub, en libre accès : https://pnls.fr/limplication-une-nouvelle-base-de-lintervention-sociale-livre-epub/.
[5] Gilles Deleuze « Qu’est-ce qu’un dispositif ? », in Deux régimes de fous (Textes et entretiens 1975-1995), édition préparée par David Lapoujade, Les Éditions de Minuit, 2003, p. 317.
[6] Gilles Deleuze, op. cit., p. 319.
[7] Idem, p. 318.
[8] Je présente l’expérience des écoles mutuelles, en lecture du livre d’Anne Querrien, L’école mutuelle. Une pédagogie trop efficace ? (Les empêcheurs de penser en rond / Le Seuil, 2005) dans le présent almanach : https://pnls.fr/ecole-mutuelle/.
[9] Vincent Faillet, La métamorphose de l’école quand les élèves font la classe, Descartes & Cie, 2017.