Le droit d’enseigner une compétence devrait être tout aussi reconnu que celui de la parole [1]
Celui qui a vécu une expérience est en capacité de la transmettre. Celui qui a appris peut expliquer. Celui qui a réussi peut l’enseigner. Ce principe est au cœur d’une « pédagogie mutuelle », en particulier pour l’éducation des enfants. Mais ce principe est complètement étranger à la vie de l’école dans sa réalité dominante. Une École mutuelle nous invite donc dans un « autre » monde, un monde où l’apprentissage ne se rapporte plus exclusivement à la figure d’un maître (d’école), où l’acte d’enseigner est une compétence largement distribuée et où le critère de l’âge cesse d’être impérieux car celui qui sait est légitime pour enseigner quel que soit son âge, et quel que soit l’âge de l’apprenant.
La représentation que nous avons de l’organisation physique de la salle de classe en sort, elle aussi, profondément chamboulée ; nous l’imaginons toujours sur le modèle classique d’un alignement de tables et chaises faisant face à un bureau et à un tableau, attestant ainsi une asymétrie structurelle des places et compétences, avec d’un côté des élèves à l’écoute (en devoir d’apprendre) et, de l’autre, un enseignant maître du savoir et de la parole. Des innovations pédagogiques peuvent évidemment nuancer ce protocole, mais elles n’y parviennent qu’à la marge, le temps de quelques séquences de travail, consacrées principalement à des apprentissages jugés moins fondamentaux, plus ludiques ou récréatifs (arts plastiques, sciences de la nature et de la vie, technologie, éducation physique…). La structuration de la salle de cours est restée inchangée depuis les débuts de la scolarisation obligatoire. Le rapport frontal maître / élèves demeure, et le face à face entre la multiplicité élèves et l’unicité enseignant est systématiquement maintenu. L’enseignant s’adresse simultanément à l’ensemble de « sa » classe, et les élèves reçoivent cette parole éducative et formative rigoureusement en même temps, au cours d’une même séquence de travail. La situation se différencie peu, et rarement. Le canal d’enseignement est à voie (voix) unique, il concerne identiquement tous les enfants, sur une scène scolaire caractérisée par sa stricte unité de lieu et de temps. Le même contenu est appris au même moment. Et une égale attention, une même disponibilité, est requise pour tous les élèves, pareillement, semblablement, à tous les instants clé de la vie de la classe. Les élèves « apprennent » des choses identiques, tous ensemble, simultanément.
La capacité à enseigner à l’autre
Dans la version classique de l’école (et de l’université), très largement dominante, la capacité (le pouvoir) d’enseigner est l’apanage d’un seul et l’enseignement est dispensé simultanément à tous, sans différenciation ni de temps, ni de lieu. Unicité et simultanéité.
L’École mutuelle opère une rupture majeure. Elle reconnaît à chaque enfant la capacité à enseigner à l’autre, dès lors que lui-même a réussi à faire, qu’il s’est familiarisé avec un contenu de connaissance et qu’il est désormais quelqu’un d’averti dans un domaine particulier de savoir (en lecture, en calcul, en dessin, en natation…). Il fait alors « référence ». Il « sait ». Et il peut très naturellement partager ses connaissances avec les autres élèves, épauler ceux qui en ont besoin, enseigner à ceux qui hésitent encore et ne parviennent pas à faire. La capacité (le pouvoir) d’enseigner devient une capacité commune, largement distribuée au sein de la classe, chaque enfant pouvant devenir à son tour l’enseignant des autres, pour un contenu qu’il maîtrise et qu’il aime particulièrement. Enseigner n’est plus le privilège d’un seul (le maître) mais devient une compétence partagée, investie par tous, à tour de rôle, avec pour seule condition la maîtrise d’un savoir ou d’un savoir-faire. Le critère de pertinence prévaut, à l’encontre d’une vision de l’enseignement associée à une autorité (de diplôme) ou à un statut (d’âge ou de fonction). La pédagogie mutuelle nous introduit donc dans une salle de cours physiquement transformée, et très significativement. Les enfants se déplacent ; des groupes se forment autour de l’un d’eux pour travailler en commun une question. L’enseignement se démultiplie en autant de séquences qu’il y a de groupes ; il se disperse dans l’espace physique de la classe. Des tableaux sont présents sur les quatre murs, en nombre suffisant pour permettre le travail des groupes. Les chaises et les tables sont redisposées selon les besoins de l’activité. L’enseignant (l’adulte) ne disparaît pas de la salle de classe, mais il endosse un nouveau rôle. Il sollicite et incite, accompagne et soutient, pose des bases et aide à la synthèse, met en confiance et valide. Il propose des protocoles de travail. Il continue à dispenser un savoir mais de façon beaucoup plus différenciée, au cas par cas, en respectant la diversité des situations d’apprentissage. Lui aussi se met en mouvement ; il abandonne sa relation frontale aux élèves pour les rencontrer et se mettre au travail avec eux dans différents lieux de la classe, en fonction des dynamiques de groupes. Comme le souligne un promoteur contemporain de l’École mutuelle, Vincent Faillet, il est difficile pour « le maître de se départir de l’usage de sa « vivifiante parole » et de sa magistrale présence ». Et, pourtant, quand la parole de l’enseignant se fait rare, les apprentissages progressent mieux et plus vite, ainsi que le relève cet enseignant : « il s’avère que moins je parle, plus les élèves collaborent et plus ils apprennent » [2].
Enseigner à l’autre, un droit démocratique
L’École mutuelle opère une rupture politique et une avancée démocratique car elle vient dire, dans les faits et par l’expérience, qu’enseigner est l’affaire de tous.
Un droit démocratique. L’École mutuelle consacre donc un droit politique, celui d’enseigner lorsqu’on « sait », lorsqu’on a appris, lorsqu’on a réussi, lorsqu’on a éprouvé une tâche et qu’on la maîtrise. La seule légitimité qui ouvre droit à enseigner est celle d’une expérience aboutie, d’un savoir pratiquée, d’un apprentissage réussi. Elle ne relève d’aucun privilège, ni d’âge, ni de statut, ni de diplôme. L’École mutuelle reconnaît donc ce droit fondamental : « celui d’apprendre, et pas seulement d’apprendre quelque chose, mais aussi d’apprendre à quelqu’un d’autre » [3].
Une faculté « commune » (un commun). L’École mutuelle érige donc en ressource commune (un commun) la capacité à enseigner et à transmettre, une ressource largement distribuée et qui a vocation à se répartir de manière égalitaire. Chacun est susceptible, à un moment donné, pour un apprentissage spécifique, de devenir l’enseignant de l’autre. Cette faculté est pratiquée par tous, et circulent au sein du groupe et du collectif concerné (un groupe-classe, un collectif militant ou une équipe professionnelle, par exemple). Elle n’est plus le privilège d’un seul, celui qui est accrédité par un statut ou un diplôme. Le fait que cette faculté soit considérée et constituée en commun ne veut pas dire pour autant qu’elle n’ait pas besoin d’être éduquée et cultivée. Mais il s’agit d’une compétence qui s’apprend en s’exerçant, par et dans l’expérience. Il est donc indispensable qu’elle incorpore des formes de retour sur expérience et de co-évaluation. Celui qui a dispensé son savoir et celui qui en a bénéficié doivent évaluer ensemble cette expérience qui les a associés, en tirer des leçons et permettent à celui qui a pris le risque de transmettre son savoir ou savoir-faire de progresser dans cet exercice, de s’y sentir plus à l’aise et, conséquemment, de l’investir ultérieurement avec d’autant plus de motivation et de pertinence. Enseigner n’est pas une compétence qui se détient (au titre d’un diplôme, d’une autorité ou d’un statut) mais une compétence qui s’éduque, situation après situation, et qui se cultive au sein d’un groupe-classe ou d’une communauté de pratiques. Sa dé-spécialisation ne signifie pas sa banalisation. Sa dé-hiérarchisation ne rend pas son exercice trivial.
La réversibilité des positions, la réciprocité de la relation
Des relations en réciprocité. Au sein d’une classe, d’une communauté de pratiques ou d’un collectif citoyen, chacun est amené à enseigner aux autres. Et, en réciprocité, lui aussi bénéficiera de l’enseignement de ses pairs. Cette générosité dans la transmission des savoirs et savoir-faire ne relève pas (uniquement) d’un engagement moral mais, substantiellement, d’une « déclaration » démocratique impliquant certains principes et règles d’organisation. Cette générosité est « objectivée » dans un fonctionnement, comme peut l’être la dynamique du don, dès lors que le don est compris dans toute sa complexité, et pris en compte dans sa pleine portée, à savoir : donner, recevoir, rendre – cette dynamique relevant d’un processus relationnel et d’échange qui se déploie dans le temps, sur une durée assez longue. Entre le donné, le reçu et le rendu, l’échange est complexe ; beaucoup d’enjeux s’intercalent, de nombreux facteurs affectent l’interaction (affectifs, symboliques, sociaux, culturels…). Une pédagogie mutuelle interpelle donc, conjointement, la façon dont quelqu’un transmet (donner), la façon dont l’enseignement est approprié (recevoir) et, enfin, la façon dont cet échange fait retour, produit des acquis collectifs, favorise l’entraide, incite à d’autres échanges et transmissions (rendre). En cela la réciprocité est culturellement et politiquement bien différente de la logique de la contrepartie qui, elle, s’évalue et se juge sur un temps court, en quasi simultanéité, dans un rapport logique somme toute assez sommaire : ce qui est transmis est rendu de manière équivalente, en égale proportion. La réciprocité relève d’un échange social et symbolique, la contre-partie, elle, d’une mesure. La réciprocité ouvre, crée du possible, appelle de nouvelles initiatives. La contrepartie, pour sa part, vient clore l’échange. L’apport est compensé, et la relation se termine. La contrepartie est une mécanique simple qui se gère sur un mode intéressé (j’escompte quelque chose en retour), parfois suspicieux (je fais l’effort de lui transmettre quelque chose, qu’est-ce qu’il va m’apporter en retour ?) et, possiblement, conflictuelle (le caractère relatif et controversé de la « mesure ». Ai-je obtenu un « juste » retour ?). Agir en réciprocité crée, au contraire, du lien et de l’« attachement » ; il donne de la consistance aux relations entre personnes, les enrichit et les densifie, les complexifie aussi.
Une réversibilité des positions. Dans une perspective de pédagogie mutuelle, il est fondamental que la position d’enseignant et d’enseigné, de formateur et de formé puisse « tourner » afin que chacun puisse à son tour devenir l’un et l’autre, que chacun ait l’occasion d’occuper la position de celui qui « sait » et qui enseigne. La réversibilité des positions est donc fondamentale. Le risque, classiquement, est que certains finissent par s’arroger les positions les plus valorisées et les plus recherchées, à savoir la position de celui qui détient la connaissance et l’expertise et qui est en droit de la transmettre. Pour contrecarrer ce risque, pour que la réversibilité soit effective, et soit préservée dans la durée, pour que chacun soit en position d’enseigner quelque chose et, donc, de partager un savoir ou savoir-faire, il convient au sein d’une classe, d’une communauté de pratiques ou d’une équipe de travail de repérer les savoirs et savoir-faire existants, de les rendre « apparents » et de les « reconnaître » pour ce qu’il apportent et dans toute leur valeur. Nombre de compétences restent invisibles. Elle ne sont ni connues, ni reconnues. Elles sont invisibilisées, soit parce que jugées trop ordinaires (on ne leur porte pas d’attention), soit parce que jugées de moindre pertinence (on ne leur porte pas de considération). Elles sont démonétisées, dévalorisées au sens propre ; elles sont défaites de toute valeur. Elles s’apparentent alors à ce Michel Foucault nomment des savoirs assujettis. « Par « savoir assujettis », j’entends également toute une série de savoirs qui se trouvaient disqualifiés comme savoirs non conceptuels, comme savoirs insuffisamment élaborés : savoirs naïfs, savoir hiérarchiquement inférieurs, savoirs en dessous du niveau de la connaissance ou de la scientificité requises ». Et il appelle alors de ses vœux « la réapparition de ces savoirs d’en dessous, de ces savoirs non qualifiés, de ces savoirs disqualifiés même […]. Ce savoir que j’appellerais, si vous voulez, le « savoir des gens » (et qui n’est pas du tout un savoir commun, un bon sens, mais au contraire, un savoir particulier, un savoir local, régional, un savoir différentiel) […] ». Et il défend donc « la réapparition de ces savoirs locaux des gens » [4]. Une pédagogie de la réciprocité suppose donc de rendre apparents et présents (leur réapparition) l’ensemble des savoirs et savoir-faire actifs dans une situation, en particulier ceux qui sont de moindre distinction et habituellement négligés. Leur prise en compte démultiplie, conséquemment, les occasions d’apprentissage et les opportunités de partager, de faire connaître et d’enseigner. Si l’on tient à ce que la fonction de former et d’enseigner circule, passe de l’un à l’autre, ne s’immobilise pas au profit de certains, si l’on souhaite cette circulation et cette large distribution de la possibilité d’enseigner, alors il convient, en toute situation, au sein de chaque équipe et collectif, de faire « remonter » les savoirs et savoir-faire, de les repérer, de les « reconnaître », afin qu’ils deviennent objet d’enseignement et occasion d’enseigner. Ce pari démocratique de la réversibilité (des positions) est indissociable de cet effort d’attention, de considération et de valorisation porté à toutes les compétences qui œuvrent dans les situations et les activités, à tous ces « arts de faire » ainsi que les nomme Michel de Certeau [5]. Chaque situation réserve un gisement de savoirs et savoir-faire, et ce gisement mérite d’être exploré et mobilisé afin de donner l’occasion à chacun de faire entendre son expérience et de partager sa part de connaissance. Une salle de classe implique, elle aussi, de multiples savoirs et savoir-faire qui ne sont pas pris en compte dans le travail strictement scolaire, en particulier des compétences sociales et relationnelles indispensables à la vie du groupe-classe, ou encore des savoirs extérieurs à l’école et qui pourraient pourtant positivement y prendre place et y « faire école ». L’école s’assurerait ainsi qu’à tout moment n’importe quel enfant pourra faire connaître et reconnaître un savoir, ne compterait-il pas parmi les savoirs habituellement véhiculés par l’institution scolaire et officiellement enseigné.
Une hypothèse historique réengagée pour les temps présents
L’École mutuelle est une vieille idée, restée longtemps oubliée. Elle possède une longue histoire. Anne Querrien, avec son bel ouvrage L’école mutuelle. Une pédagogie trop efficace ? [6], a contribué à la remettre au goût du jour.
L’École mutuelle est une hypothèse historique qui a pris réalité au début du XIXe siècle et qui fut défaite politiquement sous la Restauration au profit de conceptions autrement moins émancipatrices de l’école. Mais, comme souvent, cette hypothèse, à travers de multiples ruses de l’histoire, est restée active ; et cette idée de mutualisation incorporée à l’acte éducatif est réapparue régulièrement tout au long du XXe siècle sous des formes et des formulations à chaque fois différentes, sans même que le qualificatif « mutuel » ne soit employé. Elle aura laissé des traces, elle aura fait trace. Il n’est pas excessif de considérer, ainsi que le souligne Vincent Faillet, praticien de la « classe mutuelle » [7], que la plupart des pédagogies critiques et émancipatrices qui verront le jour au siècle dernier porteront l’empreinte de cette histoire empêchée, et pourtant insistante. Chacune rejouera pour partie cette hypothèse de l’École mutuelle, sans même se référer explicitement à elle. En effet, une hypothèse historique peut avoir été brisée sans, pour autant, complètement disparaître de l’horizon des espoirs et des désirs de transformation. Dès lors qu’elle a été formulée et qu’elle a inspirée des pratiques, elle reste profondément inscrite dans la mémoire sociale, même si elle le reste de manière peu explicite, voire quasiment inconsciente. Elle aura été oubliée – plus personne ne se revendique formellement d’elle –, mais, pour autant, les principes qui l’animent ne se seront pas faits oublier. Comme la taupe, elle creuse des chemins de réalité, silencieusement et modestement, pour mieux réapparaître ultérieurement, là où elle n’était plus attendue. Elle prend l’histoire par surprise, à contre-pied. Elle se faufile, se glisse dans les plis du temps, et réémerge dès qu’une opportunité se fait jour ; elle le fait sous de nouvelles dénominations et en hybridité avec d’autres idéaux. Cette hypothèse insiste, persiste, résiste. Son insistance aura été sa forme de résistance.
L’hypothèse de l’École mutuelle a donc survécu à sa défaite historique du XIXe siècle. Après une période d’engouement, elle aura été progressivement délaissée. Anne Querrien défend l’idée que cette voie a été abandonnée par l’institution scolaire, voire explicitement combattue, car l’École mutuelle s’est avérée trop efficace. Quand des patrons et des fonctionnaires philanthropes se sont préoccupés de l’éducation de l’enfance pauvre et prolétaire, ils ont trouvé dans l’École mutuelle un dispositif qui permettait d’enseigner au plus grand nombre, avec peu de moyens, à une période où l’école, encore naissante, disposait de peu de ressources, en particulier en enseignants qualifiés. Ses principes (les élèves apprennent les uns des autres) permettaient de relever le défi d’un enseignement de masse (pour les enfants des « masses » prolétaires), en mobilisant un effectif enseignant relativement modeste. Mais cette « réussite », du point de vue des classes dirigeantes, a très vite montré son revers. « On lui reprochait en effet deux choses. D’abord, les élèves apprenaient en quelque deux ans le curriculum prévu pour six. Or, c’étaient des pauvres, à maintenir hors de la rue, et il n’était pas question de les initier à des savoirs qui n’étaient pas de leur classe. D’autre part, les élèves apprenaient effectivement, au sens de la compétence, mais ce qu’ils n’apprenaient pas était le respect dû au savoir. Et Anne Querrien remarque que beaucoup des organisateurs du mouvement ouvrier sont en effet issus de l’école mutuelle, où ils n’avaient pas seulement appris à lire, à écrire, à compter, mais aussi à avoir confiance en eux-mêmes et en leurs camarades. En d’autres termes, l’école mutuelle a produit des « pauvres » capables d’oser rêver leur propre rêve, non les rêves de ceux qui les avaient instruits » [8]. Anne Querrien peut, de manière convaincante, écrire que l’École mutuelle a été supprimée pour cause de réussite. Elle permettait aux enfants d’apprendre vite et, donc, possiblement, d’apprendre beaucoup plus et, ainsi, d’accéder à des domaines de savoir qui ne leur étaient pas normalement destinés. Et, par ailleurs, ce désir d’apprendre se réalisait grâce à des relations d’entraide et de coopération. Elle faisait donc découvrir dès le plus jeune âge la valeur émancipatrice de la solidarité « de classe », en jouant sur l’acception du terme. L’École mutuelle permettait d’assurer l’éducation des masses pauvres, mais à un prix « politique » (accès élargi aux savoirs, expérience précoce de la coopération) à payer bien trop élevé pour ceux qui avaient été pourtant ses premiers soutiens, à savoir les fonctionnaires et les patrons « modernisateurs ».
L’École mutuelle est donc une hypothèse qui reste d’actualité, et bien au-delà de l’institution scolaire. Ses principes – le droit d’apprendre à l’autre et d’apprendre des autres, la capacité à enseigner reconnue comme une compétence « commune » (un commun, une compétence largement distribuée), une culture de la réciprocité dans l’accès aux savoirs et de la réversibilité des positions de savoir (donc de pouvoir) – restent particulièrement stimulants pour n’importe quelle collégialité : un collectif militant, un « lieu » ou une occupation, une communauté de pratiques, une équipe professionnelle. D’ailleurs de nombreux apprentissages se réalisent selon ses principes, sans nécessairement se revendiquer d’elle officiellement, explicitement. Les communautés du logiciel libre, par exemple, fonctionnent d’évidence comme des écoles mutuelles. L’apprentissage entre pairs est pareillement central dans nombre de pratiques culturelles, que ce soit parmi les musiciens, les pratiquants du Skate ou les jardiniers.
L’hypothèse de l’École mutuelle ne demande donc qu’à renaître, et donc de ruser une nouvelle fois l’histoire établie, l’histoire attendue.
Pascal NICOLAS-LE STRAT, août 2019
[1] Ivan Illich, Une société sans école, Le Seuil, coll. Points Essai, 2003, p. 151.
[2] Vincent Faillet, La métamorphose de l’école quand les élèves font la classe, Descartes & Cie, 2017, respectivement p. 64 et 99.
[3] Isabelle Stengers, « Une école mutuelle, ça existe ? », préface à l’ouvrage d’Anne Querrien, L’école mutuelle. Une pédagogie trop efficace ?, Les empêcheurs de penser en rond / Le Seuil, 2005, p. 13.
[4] Michel Foucault, Il faut défendre la société – Cours au Collège de France. 1976, Seuil / Gallimard, 1997, p. 8 et 9.
[5] Michel de Certeau, L’invention du quotidien – 1. Arts de faire, Coll. Folio, 1990.
[6] Anne Querrien, L’école mutuelle. Une pédagogie trop efficace ? (Préface « Une école mutuelle : ça existe ? » par Isabelle Stengers), Les empêcheurs de penser en rond / Le Seuil, 2005.
[7] Vincent Faillet, op. cit., p. 58 et sq.
[8] Isabelle Stengers, op. cit., p. 9 et 10.