Entre travail du social et travail du commun

Si je retrace la courte généalogie de ma recherche sur le travail du commun, je pense que le choix d’aborder le « commun » sous l’angle d’un agir (agir le commun, travailler le commun) tient à la rencontre de recherche que j’ai faite avec la notion de travail du social, avec cet « atelier permanent du social » ou, encore, avec le « social en actes » ainsi que les désigne Michel Chauvière. Quelle est la réelle portée heuristique de ce rapprochement, de cette analogie ? Cette formulation travail du social aura fonctionné en premier lieu comme une formulation inspirante, sans renvoyer nécessairement à un contenu bien spécifique. L’avancée d’une recherche peut procéder de cette façon, de manière inopinée ; c’est ce qui est survenu pour cette recherche sur le commun lorsque je me suis remémoré la formulation travail du social et que je l’ai naturellement transposée en travail du commun. J’ai été intéressé par ce déplacement langagier et notionnel qui délaisse l’approche habituelle en termes de travail social (le champ d’activité des éducateurs, animateurs, assistants de service social…) pour, donc, aborder les questions sous l’angle d’un travail du social. Il provoque un élargissement de la problématique. Il ne s’agit plus de s’interroger strictement sur les activités d’un certain nombre de professionnels (les travailleurs sociaux) mais plus fondamentalement de questionner la capacité de la société à agir sur elle-même – agir le social, agir sur le social – en développant un équipement politique particulièrement fourni sous la forme des politiques publiques du social. Cet agir de la société sur elle-même, sur un mode macro et micro, que réserve-t-il comme avenir ? Plus de contrôle sur les personnes ? Plus d’autonomie ? Une logique d’émancipation ? Une logique d’assignation ?

Un travail du social désocialisé

Ce travail du social manifeste la forte volonté politique, qui émerge avec le XIXe siècle et se renforce avec la montée en puissance progressive de l’État providence, de réarchitecturer « rationnellement » le fonctionnement social de la société. Il est désormais omniprésent en tant que bio-pouvoir exercé par l’État social sur l’ensemble de nos vies. Aucun aspect de l’existence n’y échappe en raison de la généralisation des procédures d’aide, de conseil ou d’accompagnement qui épaulent tout autant un projet de formation qu’une recherche d’emploi, un accès au logement qu’une prise en charge de soin. Le travail du social est donc un des (bio-)pouvoirs majeurs à l’œuvre dans la société contemporaine. Il « est d’abord un travail matériel du social, créateur de valeurs d’usage, d’utilités distribuées ou redistribuées (moyens monétaires, accès au logement, accès aux droits, filière d’insertion, conseil, écoute, accompagnement, signalement, contrôle, etc…). Mais cette activité est fondamentalement inséparable d’un autre travail de type discursif, d’un travail de parole, créateur de valeurs d’échange […]. On peut imaginer que ces utilités pourraient être distribuées de manière plus automatisée, mais alors il n’y aurait plus de travail du social, car il n’y aurait plus de mise en mots, plus de prise de parole » [1].

Ce travail du social a pris la forme d’une activité de plus en plus spécialisée et technicisée avec une structuration par domaines de compétence et d’expertise, et par une multiplication / complexification des dispositifs d’intervention. Cette montée en pouvoir de l’appareil du social s’est faite au détriment de la part sensible, relationnelle et intersubjective de l’agir social, avec un resserrement sur les usages les plus fonctionnels, de type bureaucratique, avec l’omniprésence d’une logique de critères (pour l’accès à une prestation) et d’une logique de catégorisation (des publics éligibles à une prestation). Cette évolution s’est traduite aussi par une centration sur les utilités les plus immédiates, à savoir l’obtention matérielle de la prestation (d’aide, de conseil ou d’accompagnement) en réponse à une demande suffisamment objectivée et mesurable. La part d’échange, de rencontre et de parole, intrinsèque à un agir social, se trouve souvent réduite à la portion congrue, indépendamment des efforts louables des professionnels du social pour maintenir son humanité à leur travail du social.

Cette logique de technicisation et de dé-subjectivation est corrélative à l’établissement de l’État providence ; sur ce plan, il n’y a jamais eu de période faste. Le travail du social, dès lors qu’il est exercé par une instance verticalisée et fortement fonctionnalisée, restreint inévitablement sa richesse subjective et intersubjective. Le social devient objet d’administration. Cette tendance lourde se renforce aujourd’hui en raison d’une collusion malsaine, et puissante, entre la logique d’objectivation / homogénéisation des questions sociales opérées par les politiques publiques (catégorisation des publics et des besoins, établissement de critères d’accès) et la logique de l’offre (de prestations) introduit massivement dans le champ social par le management néolibéral. La répartition des rôles institutionnels est maintenant bien réglée. Les politiques publiques déterminent les prestations à mettre en œuvre et le marché du social y répond dans une logique d’offre, avec la mise en concurrence des opérateurs à l’occasion des « appels à projets » (des appels d’offre). Malgré la résistance des professionnels, le travail du social se standardise, et se parcellise. Il se standardise car les opérateurs, en particulier les associations gestionnaires du social, s’efforcent de « rationaliser » leurs prestations (leurs produits et services) dans une visée de réduction des coûts afin de se positionner favorablement lors des appels à projet. Il se parcellise puisque les questions sociales ne sont pas pensées et travaillées dans leur globalité et dans leur transversalité, tout au long et tout au large de leurs processus, mais traitées de manière fragmentaire, et fortement réductrice, sous la forme d’une succession ou d’une addition de prestations. La « qualité » du travail du social s’en ressent. Il s’appauvrit. Il se technicise toujours plus et se bureaucratise, en raison en particulier d’une réglementation inflationniste. Les professionnels du social s’en trouvent eux aussi fortement fragilisés dans leur pratique et dans leur professionnalité. Pour reprendre l’appréciation de Michel Chauvière, « de plus en plus réglementaire, l’action publique s’est consacrée à des approches toujours plus segmentées des problèmes et soi-disant plus rationnelles des solutions […]. La transversalité, la vraie, la plus difficile à mettre en œuvre, a de ce fait beaucoup reculé » [2]. Le travail du social, pour peu qu’il maintienne encore son ambition « sociale », au sens de l’instauration d’une authentique intersubjectivité à l’occasion de la prise en compte et en considération d’une problématique sociale (de soin, de formation, de logement…), a été totalement débordé, sur sa droite, par la logique néolibérale d’offre de services, en collusion avec des dispositifs de politiques publiques de plus en plus segmentés et technicisés. Pour faire face à cette offensive politique très droitière, la question politique ouverte est donc celle d’une capacité collective à déborder cette fois-ci sur sa gauche ce travail du social technicisé et fonctionnalisé, ce travail du social déficient (en raison de sa bureaucratisation) et corrompu (par les logiques d’offre de prestations) [3]. Le travail du social a besoin fondamentalement d’être resocialisé et donc (ré)inscrit dans des liens « réels », des liens qui font réalité pour et dans la vie des personnes concernées.

Il me semble particulièrement vain de désirer le passé et de vouloir restaurer un « social historique », celui de la période ascendante de l’État providence, en faisant fi du changement de période et des ruptures majeures opérées par le capitalisme contemporain. Ce « social historique » a ouvert à la classe ouvrière et plus généralement au salariat un grand nombre de droits et de protections. Ce rôle historique, nul ne le conteste. Mais cette montée en puissance du « social » s’est réalisée selon un schéma étatique très vertical et très homogénéisant, avec lequel il n’est pas concevable aujourd’hui de renouer.

Renouer avec l’hypothèse d’un « social non étatique »

Ce « social historique » est avant tout un « social étatique » qui n’est parvenu à s’imposer qu’en infligeant une défaite majeure aux velléités d’organisation autonome de la solidarité et de la protection au sein de la classe ouvrière, par l’intermédiaire des organismes dont, historiquement, elle était en capacité de se doter, par exemple sous la forme de mutuelles, de bourses du travail et de caisses de solidarité. Le social dont on loue aujourd’hui fortement les apports, dans un geste nostalgique particulièrement contestable, a été marqué historiquement par la dépossession de la classe ouvrière et des salariés de leur pouvoir à auto-organiser le « social » approprié à leur désir d’émancipation et d’égalité. Cette « grandeur » du social, si souvent vantée aujourd’hui, si souvent idéalisée, est aussi celle d’une lutte implacable du « social étatique » contre un « social autonome ». L’histoire officielle – l’histoire écrite du point de vue dominant (celui des institutions établies) et majoritaire (celui qui fait évidence et consensus) – a aussi pour fonction de faire oublier l’existence de cette alternative, de cette possibilité historiquement vécue et expérimentée de faire sans l’État [4], en dehors de lui et mieux qu’avec lui. Lors de chaque mouvement social d’ampleur, cette hypothèse historique d’un « social non étatique » et, donc, d’un social autonome (conçu et institué du point de vue des personnes concernées) et autogéré (conçu et administré par les personnes concernées), est systématiquement rouverte et prouve à chaque fois sa richesse politique et sa créativité organisationnelle. Il suffit que la lutte désamorce pour quelque temps l’emprise de l’appareil d’État pour que renaissent de multiples expériences d’autonomie, parfaitement en capacité de relever le défi de la protection et de la solidarité, et d’inventer les formes institutionnelles appropriées. Pour ne citer qu’elle, l’Italie des années soixante-dix, dans le cadre du vaste mouvement d’autonomie qu’elle a connu, l’illustre parfaitement avec la création de centres sociaux autogérés et avec l’entrée en dissidence de quartiers entiers par rapport aux institutions de l’État.

Il n’y a rien à attendre d’un regard nostalgique tourné vers le passé, surtout si trompeur. Par contre, il est urgent de renouer avec cette « autre » histoire et de la réengager dans le temps présent, cette histoire de l’autonomie, cette hypothèse d’un social non étatique. Les questions contemporaines appellent ce retour vers l’histoire mais en choisissant le chemin approprié, celui des luttes pour l’autonomie et celui de l’expérimentation de solidarités concrètes. Peut-on, en opposition aux logiques étatistes dominantes, opérer un déboîtement radical et un débordement par la gauche ? Le travail du commun peut porter cette ambition et agir dans et sur cette transition. Ce déplacement vers un travail du commun permettrait, conséquemment, de renouer avec une double critique qui a été antérieurement adressée au social étatique, dans l’après mai 68, dans une période où le contrôle social était dénoncé avec vigueur, et que Robert Castel formule ainsi : « Les interventions de l’État social ont des effets homogénéisateurs puissants. Gestion nécessairement catégorielle des bénéficiaires de services, qui arase les particularités individuelles. Ainsi l’ayant droit est membre d’un collectif abstrait, rattaché à une entité juridico-administrative dont il est un élément interchangeable. Ce mode de fonctionnement des services publics est bien connu et a alimenté de longue date les critiques du caractère « bureaucratique » ou « technocratique » de la gestion du social. Mais son corrélat paradoxal l’était moins, à savoir que ce fonctionnement produit en même temps des effets individualisants redoutables. Les bénéficiaires des services sont d’un même mouvement homogénéisés, encadrés par des catégories juridico-administratives, et coupés de leur appartenance concrète à des collectifs réels. […] Les pouvoirs publics recréent de la protection et du lien, mais sur un tout autre registre que celui de l’appartenance à des communautés concrètes » [5].

Historiquement, une des missions des professionnels du social était de compenser et de rééquilibrer ce premier risque inhérent aux interventions de l’État social, à savoir ses effets homogénéisants. Les travailleurs sociaux étaient mobilisés, en partie, pour réintroduire une relation singulière et des dynamiques subjectives (de personne à personne) là même où les politiques publiques tendaient, à l’inverse, à créer de l’homogénéité sous couvert de catégorisations juridico-administratives et d’un égal accès aux droits sociaux.

Par contre, le deuxième risque inhérent à la prise en charge par l’État des questions sociales – à savoir la coupure avec une communauté concrète, avec un collectif réel – n’a jamais vraiment été pris en compte. Ce défi n’a pas été relevé. En effet, historiquement, l’État social substitue une protection garantie par le droit à une protection assumée par la communauté d’appartenance. Robert Castel montre bien ce long mouvement historique de « libération » du travailleur de ses appartenances concrètes, en particulier par l’exode rural. Le travailleur, s’affiliant de moins en moins à une solidarité de proximité, se voit proposer le bénéfice, dans le cadre de son intégration à la société salariale, d’une forme de solidarité plus abstraite, mais qui ne le place plus en situation de subordination vis-à-vis d’une appartenance communautaire. Il devient progressivement ayant-droit d’un grand nombre de prestations qui lui assurent une protection en matière de santé et d’éducation ou de vieillissement.

Dans le schéma politique français, cette question de la communauté – de l’interdépendance entre personnes – a été remisée dans un passé définitivement révolu et associée à des solidarités jugées rétrogrades et préjudiciables à la liberté des personnes. Cette disqualification historique explique largement pourquoi tout débat sur l’apport des communautés (des collectifs autonomes) au fonctionnement social tourne court rapidement et pourquoi, encore aujourd’hui, ces dernières demeurent un impensé politique majeur, sur lequel d’ailleurs les professionnels du social ne se sont quasiment jamais engagés. Désormais, la situation devient particulièrement critique. Les travailleurs sociaux ont de plus en plus de mal à maintenir une relation singulière aux personnes car, au risque d’homogénéisation portée par la catégorisation juridico-administrative (les catégories qui gouvernent l’accès aux droits et aux aides), se surajoute dorénavant la logique de prestation de service (les services aux personnes) qui, dans sa forme marchandisée, prend une tournure très standardisée. Les travailleurs sociaux peinent à faire face sur ces deux fronts conjointement. Comment relever le défi d’une critique de l’État social et de sa gestion technocratisée sans, pour autant, par un effet de bascule, se livrer corps et âme à une logique de prestation de service, supposée préserver les attentes singulières des personnes et prendre en compte leurs préférences ? Comment s’opposer à l’hégémonie néolibérale actuelle qui traite les questions sociales comme n’importe quelle autre question de consommation et qui y répond par la mise en concurrence des prestations, sans idéaliser, par contrecoup, la réponse historique apportée par l’État social ? Comment éviter que la critique du présent ne nous piège dans le passé ? Comment porter une critique « à main gauche » de la situation présente, sans concession, ni pour les logiques homogénéisantes d’une gestation étatique fortement technocratisée, ni pour les logiques individualisantes d’une gestion concurrentielle de prestations rationalisées (dans une visée strictement budgétaire) et parcellisées ?

Des « ateliers du social » débureaucratisés et repolitisés

L’impasse dans laquelle se trouve aujourd’hui le travail social « classique » (le champ d’intervention des métiers du social) oblige donc à reprendre la réflexion sur le fond et à réinterroger la façon dont la société agit sur son fonctionnement. Comment reformuler un projet démocratique et émancipateur pour ces « ateliers permanents du social » où se fabriquent les aides, les soins et les accompagnements ? Le double écueil auquel nous sommes collectivement confrontés ne laisse pas d’autres alternatives que de remettre en chantier les formes de l’agir social / de l’agir sur le social, de rouvrir les enjeux politiques d’un travail du social, de les repenser à « main gauche » dans une visée d’autonomie – les personnes ne délèguent pas à une instance abstraite et surplombante le soin de répondre à leurs besoins de soutien et de solidarité – et dans une visée d’interdépendance démocratique entre personnes qui refusent de devenir simples usagers de prestations et qui s’efforcent de ré-architecturer les liens de solidarité à leur échelle micro et macro. Ces solidarités peuvent se réinventer au sein de communautés de vie, plus ou moins élargies, et, à une échelle plus globale, par la mutualisation entre communautés des soutiens et des aides d’une envergure qui échappe aux simples relations de familiarité. Ce jeu d’échelle s’équilibre dans un cadre démocratique en laissant se développer et maturer les controverses indispensables – controverses sur le type d’aide, sur la philosophie sociale inhérente à un soutien, sur le type de valeurs structurant un accompagnement, sur la lutte contre les discriminations et pour l’égalité qui s’engagera à chaque niveau de prise en charge et engagera la totalité des rapports de solidarité, qu’ils s’établissent dans un lien de proximité ou plus à distance. Un travail du commun peut répondre à cette nécessité de réengager une réflexion d’ensemble sur les aides, les solidarités et les accompagnements. En raison de son caractère délibératif et instituant, il contribuera à fortement repolitiser les « ateliers permanents » du social. Ces « ateliers » – ces institutions où se pensent, s’élaborent et se vivent les solidarités – sont alors inclus dans un projet de démocratie radicale. La réappropriation de la relation d’aide, en tant que construit collectif, ne peut s’envisager que dans le cadre de sa « délibération » démocratique : qui agit, à quel titre, sur quelles réalités, avec quels outils, dans quelle visée ? La relation d’aide et le lien de solidarité se présentent comme des confluents (un nœud démocratique) où viennent interagir de nombreux enjeux politiques, enjeux quant à la légitimité de ceux/celles qui agissent, quant aux rapports sociaux (de genre, d’âge, d’expertise…) qui influencent notablement la fabrication du social, et quant aux finalités concrètement attendues de cette présence à l’autre, auprès de l’autre.

La solidarité doit redevenir une question politique ; elle suppose donc la réappropriation par les personnes concernées (les hommes et les femmes associés) des bio-politiques qui les affectent, à tous les temps de leur vie et à toutes les échelles de leur intégration (intégration dans une communauté d’expérience, en familiarité et en proximité, et intégration à une ville, à une région, à un continent politique…). Ce déplacement d’échelle et ce réengagement de la même question sociale à chaque niveau d’intégration ne posent évidemment aucun souci technique ; il s’agit strictement d’une architecture politique à imaginer. Je conçois donc le travail du commun comme l’opérateur politique opportun pour repolitiser la prise en compte des questions sociales et pour opérer un décadrage radical par la mise à distance conjointe de l’État et du marché. Le travail du commun permet de réengager les questions sociales sur un mode à la fois plus impliqué et plus impliquant, en les « débureaucratisant », et sur un mode plus complexe en faisant jouer plusieurs niveaux d’énonciation et d’élaboration des questions, des niveaux les plus familiers aux plus distanciés.

Le travail du commun est en capacité d’œuvrer sur les deux fronts que je viens de désigner ; il ouvre la possibilité (historique) de contrer radicalement l’emprise à la fois de l’État et du marché et, pareillement, il offre l’opportunité de déborder, là aussi radicalement, la conception individualisante et homogénéisante du social en promouvant des communautés de solidarité, à toutes les échelles, des plus en proximité aux plus globales, tout en respectant fondamentalement l’expression des singularités, tout en reconnaissant chacun-e dans et pour ses attentes et préférences spécifiques, que ces préférences soient formulées à un niveau individuel ou collectif.

Le travail du commun est parfaitement en capacité de relever le défi de cette question politiquement centrale : comment porter attention à l’autre dans un rapport critique aux institutions sociales bureaucratisées en explorant de nouvelles collégialités et de nouvelles familiarités, sous la forme de communautés concrètes / de collectifs autonomes ? Comment parvenir à reposer la question des communautés de vie (de toutes échelles, y compris les plus globales, celles des réseaux sociaux), qui donnent forme et force aux solidarités, sans pour autant sombrer dans une utopie réactionnaire, une utopie à rebours [6], à savoir une idéalisation rétrospective des communautés rurales et familialistes ? Un travail du commun est en pouvoir de reformuler à nouveau compte la question de nos constitutions subjectives (individuelles et collectives) et la question de notre être-ensemble (concret, effectif). Il permet de s’emparer à « main gauche » de cette transition et de le faire de manière offensive et créative, en formulant une nouvelle grammaire de l’agir social, en affrontant l’offensive néo-libérale sans rester hypnotisé sur notre passé étatiste, sans vouloir restaurer à tout prix et à n’importe quel prix une société salariale et un État social définitivement défaillants. Le travail du commun nous dit, centralement, bruyamment, que ce risque est à prendre. Il vient signifier une nécessité et une urgence. Le travail du commun n’est rien d’autre qu’un rendez-vous politique, un rendez-vous avec nous-mêmes, avec nos espoirs et nos aspirations, un rendez-vous pris avec soi-même (la part de risque que chacun est prêt à assumer) et un rendez-vous pris ensemble, en commun (la part de risque que nous assumons collectivement). Ce risque est à la hauteur de ce que nous désirons explorer et expérimenter afin que nos liens de solidarité restent fondamentalement les nôtres et afin qu’ils prennent une forme institutionnelle respectueuse de nos attentes et de nos besoins, démocratiquement débattus et établis, et à toutes les échelles de la vie. Ces questions s’inscrivent nécessairement dans une (ré)invention (politique et institutionnelle) du social, pour le formuler dans les termes de Jacques Donzelot [7]. Pour cet auteur, la question du social (la question sociale) émerge comme constat d’un déficit. Elle est posée, une première fois, au cours du XIXe siècle, en particulier au moment de la révolution de 48, lorsque « l’application – pour la première fois – du suffrage universel fait ressortir le contraste entre l’égale souveraineté politique de tous et la tragique infériorité de la condition civile de certains [i.e. des ouvriers], de ceux-là mêmes qui viennent d’accéder à la capacité politique, l’état de quasi-assujettissement économique où ils se trouvent. […] La question sociale apparaît donc d’abord comme constat d’un déficit de la réalité sociale [les conditions d’existence des ouvriers] par rapport à l’imaginaire politique de la République [la souveraineté du citoyen] ». Cette question du social se repose aujourd’hui, avec la même intensité politique et la même force historique. Elle se pose pareillement en termes de déficit politique. Le « social » est à réinventer aujourd’hui, dans la transition entre fordisme et post-fordisme, car il s’agit, d’évidence, de palier un déficit majeur, un déficit d’imagination institutionnelle qui devient politiquement insupportable, un déficit entre les capacités autonomes de faire en commun, qui s’attestent et se vérifient puissamment désormais, et une construction institutionnelle (les politiques publiques du social, les bio-pouvoirs associés à l’État providence) d’un autre temps, totalement incapables d’intégrer ces nouvelles aspirations et ces nouvelles expérimentations, ou plutôt dans le plus grand refus politique de le faire. Un travail du commun peut donc contribuer à reformuler la question sociale et à réinventer le « social » (les rapports de solidarité, la conception politique de la relation d’aide et de soin) dès lors qu’il prend à bras le corps les contradictions ouvertes par cette transition post-fordiste, dès lors qu’il fait face à ce déficit d’imagination politique et qu’il entreprend d’expérimenter d’autres formes institutionnelles (y compris langagières) pour dire, pour penser et pour agir notre rapport à soi et notre rapport à l’autre, des rapports nécessairement pluriels et pluralistes.

Repenser la façon dont nous nous rapportons à l’autre

Dans cette perspective, le travail du commun tire évidemment le meilleur profit des théories du care [8] et de l’effort que ces théories développent pour repenser la manière dont nous nous rapportons les uns aux autres et dont nous faisons commun – que nous faisons solidarité, que nous faisons aide ou que nous faisons accompagnement – à partir de ces interactions. L’attention que nous portons à l’autre (re)devient alors une question proprement collective, au sens où elle implique chacun et que nul ne peut se défausser. Elle n’est pas l’apanage de certains professionnel-le-s même si l’institutionnalisation étatique du « prendre soin » a isolé cette fonction, l’a spécialisée et technicisée, et l’a donc désocialisée.

Un travail du commun qui s’exerce dans une perspective du care contribue donc centralement à la resocialisation indispensable des pratiques de solidarité – resocialisation qui est inséparable d’un regain d’intérêt et d’attention pour des communautés réelles / des collectifs autonomes. « Prendre soin » ne saurait se présenter comme une « fonction » détachée et abstraite de la vie. Elle est inhérente, consubstantielle, à une existence en commun, quelle que soit la forme que prend cet en-commun – la forme d’un réseau ouvert, d’une communauté d’appartenance choisie, d’un collectif construit sur des bases autonomes, des liens de mutualisation transversaux aux appartenances concrètes… À la question « qui prend soin ? », le « social étatisé » répond par l’institutionnalisation d’un corps professionnel à qui est déléguée cette activité et par l’instauration de politiques publiques garantes de sa mise en œuvre. Un « social autonome », pour sa part, inscrira cette nécessité, qui est pareillement un idéal, au cœur même de la constitution d’une vie en commun. Qui prend soin ? Avant tout la communauté elle-même / le collectif lui-même. Le travail du care implique donc chacun-e, et chacun-e au sein de ses communautés, réseaux et collectifs de vie (à leur échelle les plus proches et les plus globales). Ce travail ne saurait se restreindre à une fonction spécialisée (d’aide, d’éducation, de formation, de thérapie…) exercée par des professionnel-le-s qui en détiendraient le monopole d’exercice. Le care est donc lié intrinsèquement à la conception / constitution de nos communautés de vie et d’activité, au développement de notre en-commun. Il en est un des facteurs constituants. Nos différentes formes de vie-en-commun se pensent et se manifestent en tant que care ; elles se construisent politiquement comme tel, en tant que forme d’attention à l’autre, de considération pour l’autre et de reconnaissance de l’autre. C’est ce qui fondamentalement les fait advenir. Prendre soin et faire commun marchent de pair. Ils se présupposent réciproquement.

Dans la logique d’un travail du commun / d’un « social autonome », prendre soin et porter attention ne peuvent plus se réduire à de simples fonctions réparatrices ou compensatrices, comme l’État providence les a conçues. Elles ne sont pas mobilisées principalement pour pallier un manque, corriger une insuffisance ou réparer un préjudice. Elles n’agissent pas à côté, ou à la marge, en simple substitut ou compensation. Elles opèrent en tant que fonctions structurantes. Prendre soin et porter attention représentent l’un des registres constitutifs de nos appartenances collectives (nos en-commun), quelles que soient leurs formes et leurs échelles. Elles deviennent donc l’affaire de tous. Ces fonctions constituantes (du commun) se concrétisent évidemment dans des dispositifs et des logiques d’action et elles se manifestent sous forme d’interventions et de gestes spécialisés. Elles s’instituent dans des formes, des langages et des pratiques. Pour autant, elles ne cessent jamais d’être des fonctions mutuelles, des fonctions communes, des fonctions fondamentalement socialisées à l’intérieur de chaque collégialité. Pour des raisons de pertinence technique, leur mise en œuvre est réalisée pour partie par des personnes qui ont plus spécifiquement la motivation et l’intérêt pour le faire, et qui se dotent, en conséquence, des savoirs et des compétences nécessaires. Cette division technique du travail est donc parfaitement compréhensible et recevable – au sein de nos collectifs, tout le monde n’a pas nécessairement vocation à tout faire –, à condition qu’elle ne se réifie pas en division sociale du travail sous la forme d’une distribution inégalitaire des reconnaissances et des qualifications entre des tâches de soin jugées ingrates (aides à domicile) et d’autres valorisantes (pratiques médicales).

Cette fonction doit demeurer commune car elle est au fondement de nos existences, même si, techniquement, elle se réalise sur un mode spécialisé. Commun et spécialisation ne sont pas antinomiques dès lors que les spécialisations techniques ne se cristallisent pas en prise de pouvoir réelle ou symbolique, et ne s’institutionnalisent pas dans une division inégalitaire du travail. Ensuite, de multiples schémas peuvent être envisagés. Certaines activités de soin et d’attention peuvent être totalement mutualisées et réalisées alternativement par tous, d’autres peuvent être partiellement spécialisées en s’appuyant sur des dynamiques de co-formation, d’autres peuvent, pour des raisons techniques, s’exercer de façon plus spécialisée mais à condition de toujours rester insérées structurellement dans des collaborations et des coopérations. La tâche peut se spécialiser si le geste technique l’exige (un soin au corps, un contenu d’enseignement, un accouchement, un acte chirurgical…), mais l’activité doit impérativement rester socialisée. Une seule personne ou un seul groupe de personnes peut se trouver impliqué par un geste technique, mais de nombreux autres protagonistes sont directement concernés et restent donc partie prenante.

Un travail du commun garantit que les liens de solidarité et les formes d’attention à l’autre restent l’affaire de tous, restent une affaire commune. Cette vigilance s’exerce sur deux plans. D’une part, sur un plan politique, il s’agit de concevoir l’attention et le soin comme des éléments fondateurs, des éléments constituants, de nos appartenances collectives. Nous sommes en dépendance réciproque les uns envers les autres ; cette interdépendance relève d’un idéal partagé tout en faisant aussi nécessité [9]. Nous avons besoin de l’autre, en regard de notre vulnérabilité de vie (une libre nécessité). Mais nous désirons aussi que l’autre nous porte attention et que nous puissions en retour lui apporter considération et reconnaissance (un idéal de réciprocité). Cette dépendance réciproque est au cœur d’un travail du commun ; elle témoigne concrètement, pratiquement, que la solidarité et l’attention à l’autre sont consubstantielles à la constitution du commun, et à la construction de nos multiples communs. Personne ne peut se défausser. Considération pour l’autre et attention à l’autre préservent, en conséquence, leur caractère fortement socialisé, structurellement inclus dans nos « communs » de vie et d’activité.

D’autre part, cette vigilance s’exerce également sur un plan institutionnel. Il s’agit d’inventer les formes et les langages qui préservent le caractère socialisé du soin et de l’attention indépendamment de la spécialisation technique de certains gestes, assurés par des travailleurs sociaux, des paysans, des enseignants, des artistes, des sociologues, des réparateurs d’objets… Ces gestes doivent se spécifier et se finaliser pour gagner en qualité et en pertinence, mais ils ne doivent en aucune façon se technocratiser et se bureaucratiser, s’ériger en savoir expert et devenir de la sorte la prérogative exclusive de certains. Pour contrecarrer de telles prises de pouvoir, et éviter la « privatisation » (au sens de l’accaparement d’une compétence, dans le cadre d’une division inégalitaire du travail) de certains savoirs et savoir-faire, les gestes de soin et d’attention doivent impérativement se réaliser sur un mode socialisé, impliquant le plus grand nombre de personnes concernées. Le geste peut être spécifique et spécialisé, l’activité reste, elle, dans sa réalisation d’ensemble, une affaire commune. Le soin et l’attention (l’éducation, l’enseignement, l’alimentation, la réparation d’objets, la construction de l’habitat…) ne peuvent donc pas s’envisager et se manifester hors d’une logique de co-création et de co-opération. Soin et attention en tant que signature fondatrice du commun supposent substantiellement, structurellement, l’institution de méthodes et de dispositifs de coopération, ambitieux et vivants, actifs et créatifs.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, août 2015

[1] Michel Chauvière, Le travail social dans l’action publique (Sociologie d’une qualification controversée), Dunod, 2004, p. 31-32.
[2] Michel Chauvière, L’intelligence sociale en danger – Chemins de résistance et propositions, La Découverte, 2011, p. 25.
[3] Cette défaite du « social » est aggravée par l’emprise grandissante du paradigme sécuritaire, particulièrement marquée dans les politiques de l’enfance et de la jeunesse. Lionel Clariana en fait une démonstration très argumentée dans sa thèse Sociologie de la construction préventive du rapport des services de protection de l’enfance aux familles étrangères dans le département de l’Hérault (Approche socioéducative de la notion de risque de danger dans un contexte sécuritaire), doctorat en sociologie, Université Paul Valéry – Montpellier 3, 2015.
[4] Ce qui ne veut évidemment pas dire « faire sans institutions ».
[5] Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale (Une chronique du salariat), Fayard, 1995, p. 394-395.
[6] Robert Castel, op. cit., p. 262
[7] Jacques Donzelot, L’invention du social (Essai sur le déclin des passions politiques), Fayard, 1984, p. 67 et 33 pour les citations suivantes.
[8] Se reporter en particulier à Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman, Qu’est-ce que le care ? (Souci des autres, sensibilité, responsabilité), Petite Bibliothèque Payot, 2009.
[9] Un échange fructueux pourrait s’amorcer ici avec l’hypothèse convivialiste lancée en particulier par Alain Caillé. « La formulation la plus centrale […] est celle qui présente le convivialisme comme la pensée ou la recherche d’un art de vivre ensemble (con-vivere) qui valorise la relation et la coopération, et permette de s’opposer sans se massacrer, en prenant soin des autres et de la Nature », in Du convivialisme comme volonté et comme espérance, Revue du Mauss n°43, 1er semestre 2014, p. 10.