Faire œuvre commune. À propos du livre de Yvain von Stebut, « Inventer son métier à la banlieue de l’art »

« Si je ne peux que déplorer la perte de singularité que produisent les « industries de clonage culturel », je suis également très critique vis-à-vis des artistes et des professionnels de la culture qui s’obstinent à défendre une « cause de l’art » sur un mode héroïque, où l’artiste demeure finalement cette personnalité exceptionnelle et visionnaire capable de saisir ce que la vulgarité de l’homme du commun ne permettrait pas d’appréhender ». Yvain von Stebut, Inventer son métier à la banlieue de l’art, L’Harmattan, 2014, p. 219.

Œuvrer en commun est un idéal et une nécessité. Il s’agit de porter attention et considération (un travail du care) à ce que nous partageons à plusieurs, en s’efforçant de capaciter ces réalités communes, au sens de les amplifier, de les cultiver et de les rendre, de la sorte, d’autant plus humaines et créatives (un travail d’empowerment). Je nomme « travail du commun » cette pratique de care et de capacitation qui valorise ce que nous mettons en partage dans nos relations de voisinage comme dans nos coopérations d’activité, dans des moments de convivialité ou à l’occasion d’un travail. Cet enjeu est encore totalement en recherche et en construction. Yvain von Stebut l’investit avec beaucoup d’audace et de générosité et, pour ce faire, il n’hésite pas à déborder les corpus, à pratiquer une indiscipline réjouissante et à hybrider autant que nécessaire pratiques d’art et de recherche, pratiques citoyennes et pratiques professionnelles.

Yvain von Stebut est un artiste qui prend ses distances avec les lieux institutionnels de l’art pour développer une pratique à ciel ouvert, avec l’ambition de renouveler les modalités d’inscription de l’art et de l’artiste dans la société (p. 67). Son activité se présente comme un chantier à découvert. Dans son ouvrage Inventer son métier à la banlieue de l’art (L’Harmattan, 2014), il restitue et questionne plusieurs de ses expériences dont une plus longuement et plus spécifiquement : le dispositif « Micronomade » qu’il a activé dans le quartier du Haut-du-Lièvre à Nancy en connivence avec plusieurs habitants et acteurs de ce territoire. Ce dispositif a pris la forme d’une émission mensuelle de radio, à mi-chemin entre la fiction radiophonique et le documentaire, dont le contenu associe et hybride de nombreux registres d’écoute. « Avec Micronomade, le cours de l’émission pourrait être représenté par plusieurs lignes zigzaguant entre les dialogues en direct et les portraits sonores, la parole spontanée et accidentée des enfants et les réflexions des invités, les ambiances, les sensations et le sens, la musique et les sons concrets, des sonorités d’hier et d’aujourd’hui […]. Je souhaite embarquer les habitants du Haut-du-Lièvre dans un projet radiophonique qui leur donne l’occasion d’exprimer leurs sentiments, leurs questionnements existentiels tout en leur permettant de problématiser leur situation, leurs préoccupations. Micronomade propose des allers-retours au réel, c’est-à-dire des mouvements de déterritorialisation entre des fragments du quotidien et des abstractions – sonores, conceptuelles. Mouvements qui, je l’espère, produisent […] chez l’auditeur de Micronomade une transformation de son rapport à la réalité » (p. 134)

Quand l’art fait jonction avec la vie

La préoccupation d’Yvain von Stebut ne porte pas exclusivement sur la production d’une œuvre tangible – même si d’évidence Micronomade existe en tant qu’émission, avec toute sa singularité sonore – mais, en deçà et au-delà de l’œuvre réalisée (en l’occurrence une création radiophonique), sur la manière d’engager son art dans la société. Son travail est habité par une vision foncièrement émancipatrice, à savoir la conviction que chacun devrait être en capacité de penser et de créer sa propre vie et d’imaginer la voie la plus appropriée à l’expression de son désir d’existence sociale. L’art peut nous accompagner pour un bout de ce chemin, à condition de ne pas considérer l’activité artistique comme un monde à part mais comme un instrument ou une opportunité pour explorer à nouveau compte ce qui nous est le plus familier et pour expérimenter sur des registres inhabituels ce que nous vivons au quotidien. Micronomade incite à ce type de déplacement. Ce dispositif est une invitation à investir la vie quotidienne sur un mode exploratoire car il multiplie les registres d’écoute, favorise les changements d’ambiance et joue des contrastes et des variations.

Dans cette perspective, « il ne s’agit plus de considérer l’artiste comme le détenteur d’un talent que les autres n’ont pas, mais de voir en lui un passeur capable de transmettre aux publics le désir d’entrer dans une relation sensible et créative collective » (p. 223-224). La position de l’artiste se transforme. Il devient facilitateur et incitateur, activateur aussi, en tout cas quelqu’un qui a le désir de rencontrer d’autres expériences et de cheminer avec elles, auprès d’elles – de réaliser un bout de chemin en commun avec d’autres – à condition de considérer les personnes comme d’authentiques co-créateurs et non comme des personnes subordonnées à son projet artistique (p. 67). En relayant la théorie sociologique du don, Yvain von Stebut décrit sa pratique en ces termes : « Dans le cadre de micronomade, je considère les paroles enregistrées comme des dons qu’on doit savoir accueillir en prenant le temps de les écouter et d’y répondre de manière juste si l’occasion se présente. Le contre-don réside dans la composition de l’émission et dans ce qu’elle traduira de sensibilité, d’empathie et de capacité à formuler une réponse, un témoignage sincère ; à donner une partie de moi-même. Le travail de montage, de mixage, l’intégration d’éléments musicaux sont autant de choix artistiques qui participent de ce contre-don » (p. 135-136).

Le livre d’Yvain von Stebut porte donc un changement de perspective qui concerne, logiquement, tout à la fois la conception de l’art (son inscription dans la société. Un art qui fait jonction avec la vie) et la position de l’artiste (son immersion dans la société. Une activité artistique à la portée émancipatrice et capacitante). Cette métamorphose se traduit par un élargissement du champ de l’art, qui implique toutes les dimensions de la vie, et par une ouverture des pratiques de création qui ne concernent plus le seul artiste comme s’il était en droit de capter cette compétence, et de l’ériger en prérogative. « Si je suis favorable au mouvement d’élargissement du champ de l’art, à son émancipation des tutelles académiques, je suis en revanche plus réservé à l’égard d’une quête effrénée d’autonomie de la création » (p. 109). L’artiste n’est plus « celui sur qui repose toutes les attentions » et le talent n’est plus la seule variable à prendre en compte (p. 114). L’artiste module sa présence et sa contribution ; il sait l’effacer lorsque la dynamique commune le nécessite, sans pour autant renoncer à la spécificité de ses apports. Sa position est une position en négociation – sans privilège de spécialité – comme le sont toutes les autres positions impliquées par le processus. Elle est, elle aussi, mise en risque par la rencontre et par la dynamique engagées. L’artiste contribue à transformer les interactions et les situations, et ces dernières affectent pareillement son propre cheminement.

D’évidence, l’art que pratique Yvon von Stebut n’a donc pas pour principal motif d’approvisionner l’appareil de production artistique (p. 167).

Une conception expansive de l’identité d’artiste

L’ouvrage d’Yvain von Stebut se déploie sur plusieurs plans, que l’auteur réussit à faire dialoguer avec pertinence. Cette écriture feuilletée apporte beaucoup de densité au livre et, simultanément, beaucoup de plaisir au lecteur. De cette lecture, que je réalise en tant que sociologue, je retiens particulièrement trois niveaux de questionnement. En premier lieu, le livre, qui s’origine dans une thèse en Arts plastiques, permet de découvrir la pratique artistique de l’auteur. Yvain von Stebut parvient à restituer son expérience tout en la problématisant. Cet équilibre n’est jamais si facile à tenir ; l’auteur y réussit parfaitement et prouve qu’il est possible de parler de sa pratique tout en l’analysant, et de le faire sans complaisance. En tant que sociologue, cette « écriture impliquée » me réjouit, pour la force de son contenu (sociologique) mais, aussi, pareillement, pour sa pertinence méthodologique. À l’encontre d’une conception étriquée de la recherche, qui voudrait que le chercheur se tienne systématiquement à distance de son terrain, cet ouvrage, écrit à le première personne, confirme idéalement qu’il est évidemment parfaitement possible de construire une distance à partir de sa propre implication, dès lors qu’elle est démêlée et analysée ; qu’il est possible d’évoquer sa propre expérience dans sa riche singularité sans renoncer à la problématiser ; et, finalement, qu’il est possible de déployer un authentique travail de recherche en explorant sa propre pratique.

Ce type d’écriture impliquée – un retour par détours sur une expérience personnelle – possède une belle portée heuristique et peut fort légitimement revendiquer sa place parmi les écritures de la recherche en sciences sociales.

En second lieu, le livre questionne l’évolution des identités de métier et de pratique provoquée par les pratiques collaboratives, qui œuvrent en interaction et en co-création et qui explorent un rapprochement entre l’art et la vie. Que devient un artiste lorsqu’il s’expose à ces nombreux décalages et hybridations ? Sa pratique le réinvente, en même temps qu’il la réinvente. Qu’est-il devenu ? Qu’est-il en train de devenir ? C’est la force d’une pratique que d’instituer une œuvre en même temps qu’elle réinstitue l’auteur, initiateur de cette œuvre. Elle est doublement créative. Et Yvain von Stebut relève ce double défi. Il assume de mettre en question à la fois son travail de création, à la fois ce qu’il advient de lui en tant que créateur dès lors qu’il ambitionne un élargissement de sa pratique en promouvant une démarche artistique de dialogue, en connivence avec d’autres acteurs. Il est peut-être opportun de s’interroger sur ce que « l’art fait à la sociologie » [1] ou sur ce que « la sociologie fait à l’art », mais l’ouvrage de Yvain von Stebut prouve surtout qu’il est essentiel d’interpeller ce que l’« activité fait à l’artiste ». L’activité est (sociologiquement) créative. Si l’artiste la porte loin, hors du strict champ de l’art, il s’attend à en être profondément affecté, significativement transformé. Qu’est-ce que cette activité est en train d’instituer ? Avant tout un « acteur » d’un nouveau type. Il est légitime de continuer à nommer cet acteur « artiste », indépendamment du fait qu’il devient quelque peu indistinct à force d’hybridité et de transversalité – et il est politiquement indispensable de continuer à le nommer « artiste » afin d’éviter qu’il ne soit délégitimé, voire disqualifié, par les institutions de l’art qui hiérarchisent fortement les identités et les distinctions. S’étant trop éloigné du périmètre admis, il perdrait sa qualité d’artiste pour devenir animateur, médiateur, chargé d’action, porteur de projet… Pourquoi pas ! Ma préférence irait plutôt vers une conception expansive et inclusive de l’artiste – une identité d’artiste qui incorpore sa qualité d’animateur, de médiateur, de sociologue ou de consultant [2] et qui accueille donc toutes ses hybridités et toutes ses extensions ; une identité en modulation et non en conformation, une identité qui se module au gré des évolutions de la pratique et au rythme du processus d’activité. Une identité qui se déploie sur un mode adventif. Le mot « artiste » ne fonctionnerait plus alors comme mot d’ordre (un mot-ordonnancement) mais comme un mot-partition, dont chacun pourrait jouer – se jouer – assez librement. Yvain von Stebut s’inscrit d’ailleurs complètement dans cette perspective quand il écrit : « J’ai ma propre conception de mots comme citoyen, démocratie ou république. Je pense, en l’occurrence, que ces notions ne se réfèrent à aucun mode d’emploi particulier et qu’elles doivent être constamment réinvesties » (p. 194).

L’art et la sociologie en interpellation réciproque

Mais je reçois aussi avec beaucoup d’intérêt la tentative d’Yvain von Stebut d’explorer de nouvelles dénominations de pratique et de métier, mieux à même de caractériser ce qu’il est advenu de lui à l’épreuve de son propre processus de création. « Dans un premier temps, j’évoquais la notion d’opérateur de reliance chère à Edgar Morin, puis l’idée de metteur en lien m’a permis de donner un caractère moins savant à ma proposition » (p. 69). Cet engagement identitaire, il m’a fallu, en tant que lecteur, le dénicher dans une note de bas de page. Mais je ne suis pas surpris car j’ai toujours accordé, en tant qu’auteur et en tant que lecteur, la meilleure attention pour ces notes en paratexte qui réservent parfois le meilleur du texte. Plus avant dans son livre, Yvain von Stebut poursuit en ces termes : « Si la notion de metteur en lien m’a été d’un certain secours quand j’ai rencontré des professionnels du quartier habitués au vocabulaire technique ou savant, j’ai eu en revanche plus rarement recours à cette expression au contact des habitants, ayant à cœur de ne pas être associé à l’une de ces représentations stéréotypées de l’artiste » (p. 123). Cette citation attire notre attention sur la complexité de ce processus existentiel car si l’identité se définit dans un rapport de soi à soi, elle le fait tout aussi fortement dans un rapport de soi à autrui à travers ce à quoi les autres nous assignent, sans négliger le rapport à l’institution (de l’art) et sa force de catégorisation. Chacun de ces rapports est éminemment controversé, car chacun procède d’une forme de ré-institution de soi, et le rapport de soi à soi n’est pas le moins conflictuel des trois. L’ensemble de ce mouvement est présent dans le livre, et l’auteur nous livre cet enseignement essentiel qu’il est possible de pleinement habiter son métier sur un mode permanent de déterritoritorialisation / reterritorialisation, de désidentification / ré-identification. C’est bien ce processus dans toute sa portée, et toute sa créativité, qui est riche d’existence et d’appartenance. « Cette désidentification par rapport à un certain soi, je l’envisage dans un rapport dialogique entre l’individuel et le collectif. Si je ne peux que déplorer la perte de singularité que produisent les industries de clonage culturel, je suis également très critique vis-à-vis des artistes et des professionnels de la culture qui s’obstinent à défendre une cause de l’art sur un mode héroïque, où l’artiste demeure finalement cette personnalité exceptionnelle et visionnaire capable de saisir ce que la vulgarité de l’homme du commun ne permettrait pas d’appréhender » (p. 219). En tant que sociologue, je fais mien l’ensemble de ce propos et je substitue sans réserve, dans cette phrase, chercheur à artiste ou sociologie à art. Je le fais avec d’autant plus d’empressement que le sociologue que je suis fait le choix de pratiquer une recherche de plein vent, en s’exposant, en conséquence, à de nombreux décalages, déformations et désidentifications. Et j’endosse sans hésitation la suite du propos de l’auteur quand il déclare : « La banlieue de l’art permet de se situer à la frontière entre l’art et le non-art ; l’espace limite où le créateur se moque bien de savoir s’il est artiste ou jardinier, cuisinier, chauffeur ou colporteur, documentaliste, reporter, enseignant ou animateur » (p. 218).

Ce débat ouvert par le livre d’Yvain von Stebut est majeur. Il m’intéresse en tant que sociologue à double titre : d’une part parce qu’il enrichit la sociologie de l’activité en problématisant cet enjeu central de dénomination et d’identité, d’autre part parce que cet enjeu, ici théorisé sur le terrain de l’art, concerne pareillement et avec autant d’acuité la pratique du sociologue, et l’évolution de son métier. Nombreux sont les chercheurs en sciences sociales (titulaires d’un Master 2 ou d’un doctorat, et maintenant très souvent d’un post-doctorat) à développer leur travail de chercheur bien au-delà des périmètres classiques de la recherche [3]. Qui sont ces chercheurs d’un nouveau type ? Faut-il les disqualifier en tant que chercheur ou sociologue pour les reconnaître en tant qu’intervenant, consultant, chargé d’étude, activiste… Ou, à l’inverse, vaut-il mieux assumer une conception expansive du métier et de son identité, en considérant qu’être sociologue aujourd’hui implique souvent d’associer, au cœur de l’activité, de nombreux autres champs de compétences. Une autre conception des métiers et des identités pourrait donc s’envisager qui concilierait une identité en mode majeur : « je suis artiste » ou « je suis sociologue » et une diversité d’autres identités formulées en mode mineur : « je suis artiste-chercheur, artiste-consultant, artiste-éducateur… ». Pour faire œuvre, il convient d’éviter de durcir le « est » pour valoriser une succession de « et ».

Quand l’art fait recherche

Je tiens à souligner, sur un plan méthodologique, à quel point il est utile de pouvoir penser une question qui nous concerne très directement (qui suis-je en tant que sociologue ?) à partir d’une exploration engagée dans un tout autre champ, en l’occurrence ici, avec l’ouvrage d’Yvain von Stebut, celui du champ de l’art. C’est un apport important d’une pratique de coopération et d’un travail du commun. Les effets de contraste ou de similarité, de discordance ou de concordance possèdent une forte portée heuristique. Ce principe méthodologique est majeur. Les différents domaines de pratique s’informent réciproquement, se documentent les uns en rapport aux autres.

Enfin, mon troisième niveau de lecture concerne le type de recherche réalisée par l’auteur et, conséquemment, en lien avec ce que je viens de développer, le type de chercheur (de sociologue ou d’anthropologue) qu’est Yvain von Stebut – le chercheur qu’il est aussi, parallèlement, consubstantiellement à sa pratique d’artiste. Dès lors qu’il conçoit son activité de création sous la forme d’une exploration, Yvain von Stebut intègre « naturellement » un travail de recherche. Est-il besoin de lui trouver une qualification spécifique ? Nullement. Ce moment « recherche » inhérent à une pratique artistique vaut comme tel, pour son mouvement même, sans que nous tentions de le capter (le capturer) dans un cadre disciplinaire spécifique. Néanmoins, je n’hésite pas à le caractériser comme un moment sociologique (ou anthropologique) qui émerge d’une pratique qui ne relève pourtant pas principalement de la sociologie (ou de l’anthropologie) car, comme le souligne Yvain von Stebut, « à mesure que se tissait une toile relationnelle entre habitants, professionnels du quartier et intervenants extérieurs, j’ai été de plus en plus attentif à l’épaisseur sociologique et anthropologique de mon travail » (p. 121). Ce serait regrettable, voire dommageable, de laisser ce moment en jachère alors qu’il peut être investi et cultivé. En tant que sociologue, j’invite les artistes à cultiver le moment sociologique de leur art. Pourquoi devraient-ils s’en priver, et surtout nous en priver ? Ils sont d’évidence, comme tout praticien, des savants de leur propre pratique et, sur ce plan, leur contribution à l’élaboration d’un savoir sociologique est particulièrement précieuse. Qui mieux qu’eux peut accéder à ces éléments d’observation et de connaissance ? Ce moment sociologique, institué à l’intérieur et de l’intérieur d’une pratique dont le premier motif n’est pas sociologique, s’inscrit, de mon point de vue, dans le paysage d’ensemble d’une recherche en science sociale qui s’émancipe de son strict cadre disciplinaire pour se penser et s’exercer en tant que recherche de plein air [4]. Sous cette dénomination générique, j’associe des pratiques de recherche qui, pour des motifs épistémologiques (gagner en fiabilité et en pertinence) et politiques (contribuer au changement social), se développent à l’épreuve d’autres savoirs et d’autres pratiques, s’exercent à découvert, hors de leur périmètre institutionnel, s’efforcent de comprendre pour transformer et entrent dans l’action en collaboration étroite avec les personnes concernées – ce qui relève d’évidence d’un travail du commun. Ces recherches se nomment « recherche-action », « recherche collaborative » ou « participative ». J’y inclus donc la pratique que nous relate Yvain von Stebut dans son livre – une pratique de recherche qui se module en mode mineur, pour des résultats que je pense majeurs, en mode mineur dès lors qu’elle se conçoit en adjacence et en prolongement d’une pratique autre. Elle relève d’une sociologie située dont la fiabilité des connaissances s’établit classiquement par la réitération des explorations et des observations. Même si Yvain von Stebut ne nous livre pas beaucoup d’informations à ce propos, je peux imaginer que ces connaissances de type sociologique se sont rehaussées également à l’épreuve des savoirs développés par les autres protagonistes concernés par Micronomade, en premier lieu par les habitants du quartier. L’auteur reste réservé et modeste, voire frileux, lorsqu’il évoque cette composante sociologique ou anthropologique de son activité. Il serait intéressant de le solliciter à ce sujet, même s’il n’est pas besoin d’être grand clerc pour en deviner la raison, à trouver certainement du côté des fermetures disciplinaires et de la capacité d’intimidation de la recherche instituée et statutaire. La fragilité de ce type de sociologie « de l’intérieur » tient souvent à l’absence de « communauté de référence » en capacité d’en recevoir les résultats et d’en discuter les analyses. Le fait qu’elle soit située, construite en contexte, immergée dans l’agir, ne l’empêche aucunement de se « rehausser », à savoir de « monter en latéralité », à condition évidemment que se mette en place un cadre collectif en capacité de confronter ces expériences de recherche et de les mettre à l’épreuve réciproquement sur le mode habituel d’une délibération / d’une controverse intellectuelle entre pairs au sein d’une collégialité de travail.

Le livre d’Yvain von Stebut permet, comme il le souligne très justement lui-même, de reconsidérer la dimension épistémologique de la pratique artistique (p. 20) en relevant le défi d’une activité qui se déploie à travers une pluralité de moments : son moment esthétique et créatif, certes, mais aussi son moment relationnel et de rencontre, son moment urbain… sans oublier, pour ce qui intéresse mon propos à l’instant, son moment sociologique – chacun de ces moments méritant d’être explicitement revendiqué, certains se modulant en mode mineur, d’autres en mode majeur. Je ne peux qu’abonder en son sens lorsqu’Yvain von Stebut précise qu’il envisage aussi « la pratique artistique dans la perspective d’un accès à la connaissance renouvelée au moyen de dispositifs [qu’il] contribue à construire. [Ses dispositifs, dont Micronomade] peuvent être appréhendés comme des propositions dont les enjeux consisteraient à mettre en mouvement des personnes autour de sujets de réflexion […]. Sa démarche peut être comprise comme un travail de greffe à partir d’occasions (rencontres, discussions), de fragments (extraits de disques, objets sonores, ambiances), afin de constituer un agencement à entrées multiples où la réflexion est activée au travers d’un jeu de ruptures et de proliférations […]. Micronomade disperse les informations et tente de provoquer une expérience se situant entre la sensation et la réflexion. [Yvain von Stebut] souhaite embarquer les habitants du Haut-du-Lièvre dans un projet radiophonique qui leur donne l’occasion d’exprimer leurs sentiments, leurs questionnements existentiels tout en leur permettant de problématiser leur situation, leurs préoccupations. […] On pourrait envisager alors le travail radiophonique comme un travail préliminaire en vue d’une recherche-action existentielle » (p. 134).

Une épistémologie des devenirs-minoritaires

Le livre d’Yvain von Stebut est écrit sous le signe du décalage – décalage au cœur des pratiques artistiques et décalage par rapport aux pratiques conventionnelles de la recherche. Il en prouve la pertinence. Ses nombreux pas de côté s’avèrent particulièrement féconds et justifient l’heureuse formulation qui donne son titre à l’ouvrage : un métier qui se réinvente à la banlieue de l’art. Cette formulation doit être reçue dans une double acception. Au sens propre du terme, cette formulation vient nous dire tout l’intérêt de travailler dans les lieux et dans les territoires minorisés, souvent disqualifiés et déconsidérés par l’ordre dominant. Yvain von Stebut trouve le ton juste pour en parler. « Mon expérience m’a permis de développer une relation intime avec certaines banlieues françaises. Elles me sont familières. Je ne pense être tombé ni dans le piège de la caricature stigmatisante ni dans celui de l’angélisme ou de la démagogie. […] Je ne me présente pas comme un porte-drapeau des banlieues, mais je dois reconnaître qu’il est plus passionnant de travailler dans des quartiers où la vie se joue sur le mode de l’urgence, que de participer au jeu de société bien défini (Jacques Rancière) de l’art officiel qu’il soit commercial ou institutionnel » (p. 122 et 221). Mais évidemment, dans le travail d’Yvain von Stebut, la banlieue ne se résume pas à des territoires urbains spécifiques, elle prend une valeur et une portée symboliques. Banlieue vient nommer un espace socialement « en décalage », y compris du fait d’une violence sociale et urbaine, à partir duquel il est possible de construire un regard épistémique profondément décalé sur le fonctionnement majoritaire et dominant de la société. De la même façon que Boaventura de Sousa Santos revendique, en tant que sociologue, une « épistémologie du sud » [5], Yvain von Stebut initie une épistémologie « banlieue ». Boaventura de Sousa Santos s’exprime en ces termes : « Par épistémologie du Sud j’entends une nouvelle production et évaluation des connaissances ou savoirs valides, scientifiques ou non. J’entends également par là de nouvelles relations entre différents types de savoir, sur la base des pratiques des classes et des groupes sociaux qui ont systématiquement souffert des inégalités et des discriminations dues au capitalisme et au colonialisme. Le Sud n’est donc pas un concept géographique même si la grande majorité des populations concernées vivent dans l’hémisphère sud. Il s’agit plutôt d’une métaphore de la souffrance humaine causée par le capitalisme et le colonialisme ». Pour sa part, Yvain von Stebut formule son positionnement ainsi : « En proposant le concept de banlieue de l’art, je n’entends pas me situer comme un artiste de banlieue, mais comme un artiste opérant à la croisée de ces grandes contradictions qui trouvent leurs traductions dans l’arbitraire actuel d’un certain partage du sensible et d’un partage de l’espace urbain. Ainsi, opérer à la banlieue de l’art c’est, pour citer R. Hess, tendre vers la périphérie alors que les centres ne cessent de se renforcer, ou encore tenter la vision stéréoscopique de l’hybridation au détriment de la myopie logocentrique. La banlieue de l’art c’est aussi revendiquer un statut de bâtard ou d’enfant illégitime à une époque où l’allégeance est toujours de mise dans des mondes de l’art aux réminiscence aristocratiques. La banlieue de l’art est peut-être alors le territoire des inclassables » (p. 218).

Que ce soit à une échelle macro-sociale ou micro-sociale, l’enjeu posé m’apparaît similaire : à partir de quel centre de perspective concevons-nous et exerçons-nous nos pratiques de savoir ? Pour l’essentiel, aujourd’hui, l’élaboration des savoirs est le fait des majoritaires et des dominants et se réalise principalement de leur point de vue, sans parler d’un grand nombre de savoirs, y compris dans le champ des sciences sociales, qui sont produits à partir de catégories d’observation et d’analyse instituées par les politiques publiques. Un engagement critique, qu’il soit artistique ou sociologique, suppose donc de décaler radicalement les points de vue épistémiques, de se déplacer vers les Suds et les banlieues du social et donc de penser les savoirs à partir de ce que vivent les « oubliés » et les « invisibilisés ». Sur un plan macro et sur un plan micro, un autre positionnement épistémologique est donc à concevoir (intellectuellement et politiquement) que je proposerai de nommer « épistémologie des devenirs-minoritaires ». Cette formulation, d’inspiration deleuzienne et guatarienne, me semble pouvoir répondre à la diversité des savoirs qui émergent des vies périphériques, minorisées ou subalternes.

Ce déplacement est, à mes yeux, nécessairement impliqué par un travail du commun car c’est bien à l’épreuve du rapport à l’autre – et du rapport de soi à soi affecté par l’autre – qu’il se réalise. Œuvrer en commun nous fait entrer dans un enjeu d’extraterritorialité réciproque, chacun s’expatriant librement et volontairement sur le terrain de l’autre [6]. La coopération se manifeste à travers un mouvement incessant de dé-territorialisation et de re-territorialisation, sous la forme d’un empiétement d’une pratique sur l’autre, un empiétement librement consenti. La réversibilité est essentielle, qui amène l’un et l’autre des acteurs de la coopération à se tenir alternativement sur le terrain de son partenaire. Cette expatriation volontaire est la condition à réunir pour agir conjointement à l’autre sans renoncer à son autonomie. Il s’agit bien d’alterner les déplacements pour faciliter l’interpénétration des pratiques sans que personne ne se sente lésé ou dépossédé. La coopération n’est jamais définitivement l’espace-temps d’un seul mais toujours l’espace-temps de la dépropriation de l’un et de l’appropriation de l’autre, et inversement à l’occasion d’un autre chantier. La coopération rencontre là sa véritable puissance, dans ce mystérieux consentement à s’exiler, à s’expatrier, à agir sur le terrain de l’autre.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, janvier 2015

[1] Nathalie Heinich, Ce que l’art fait à la sociologie, Les éd. de Minuit, 1998.

[2] Je pense à François Deck qui se nomme « artiste consultant », rôle qu’il problématise en ces termes : « L’enjeu de l’artiste consultant n’est pas d’opérer dans le monde de l’art, mais d’intervenir dans un monde ouvert aux possibles de l’art. Engager le dialogue et expérimenter avec des partenaires dont la référence à l’art n’est pas nécessairement première, implique de développer une réflexivité sur ce rôle d’artiste consultant qui s’invente à la rencontre de différents contextes. Cette approche expérimentale signifie qu’il n’y a pas de discontinuité entre les décisions esthétiques concernant la production d’une forme dans l’espace et les décisions esthétiques concernant l’exercice d’un rôle dans un système d’acteurs. Considérer son rôle comme relevant de décisions esthétiques ouvertes, c’est considérer la division sociale du travail comme un problème à interroger et non une situation de fait. L’artiste consultant est un travailleur-artiste, un travailleur-amateur, un public professionnel, etc. Ce ne sont plus des objets présentés à l’appréciation esthétique d’un public qui qualifient la pratique, mais un investissement expérimental dans l’interaction sociale », in Esthétique de la décision, http://corpus.fabriquesdesociologie.net/esthetique-de-la-decision/, 2014, p. 10 et 11.

[3] C’est une question que j’ai investiguée dans mon livre La relation de consultance – une sociologie des activités d’étude et de conseil, L’Harmattan, 2003.

[4] Je tente de caractériser cette recherche de « plein vent et de plein air », sur un plan méthodologique, épistémologique et politique, sur mon blog : http://www.pnls.fabriquesdesociologie.net/.

[5] Boaventura de Sousa Santos, « Une épistémologie du Sud », Études rurales, éd. de l’EHESS, 2011/1 – n°187, p. 21 à 49.

[6] J’ai développé ce motif dans mon ouvrage Mutations des activités artistiques et intellectuelles, op. cit.