Faire récit (des expériences)

La façon habituelle de restituer une expérience, et donc de la partager, est d’en faire le récit. L’enjeu est majeur pour les collectifs ou les communautés de pratiques, qu’ils concernent des engagements citoyens, militants, professionnels, de lutte, de recherche ou de création. Les récits d’expérience collective, qui sont aussi des « histoires de vie collective » [1], sont au cœur d’une démarche d’« éducation populaire politique » qui vise à produire les savoirs indispensables aux pratiques d’émancipation à partir des actions et des pratiques telles qu’elles ont été manifestées et expérimentées. Ainsi que l’exprime Benjamin Roux, « Il s’agit ici, pour toutes les personnes [concernées], de faire exister leur expérience au-delà de celles et ceux qui l’on vécue. Tous ces récits sont des messages adressés à d’autres pour faire entendre et faire comprendre : « nous aussi on a des choses à dire, raconter, même transmettre » […]. Derrière ce désir de rendre visible les récits et les expériences auxquels ils sont rattachés, il y a un double enjeu de faire connaître et reconnaître […]. Rendre possible va de pair avec la volonté de rendre visible les récits » [2].

Que peut un récit ?

Dans quoi nous entraîne le récit ? À quoi nous destine-t-il ? Que peut un récit ? En quoi cet art de conter nos expériences, pour reprendre le beau titre de l’ouvrage de Benjamin Roux, nous capacite-t-il ? Il est bien difficile de l’anticiper. Néanmoins, on peut souligner plusieurs qualités qui lui sont associées et qui lui donnent une force de signification et d’intelligibilité. Sur de nombreux points d’argumentation, nous emboîtons le pas à Yves Citton dont l’ouvrage Mythocratie (Storytelling et imaginaire de gauche) inspire notre propos [3].

En premier lieu, le récit nous entraîne dans une aventure temporelle. Un récit décrit une histoire qui se déroule dans le temps, dotée d’un début, d’un milieu et d’une fin et il inscrit donc les réalités dans un schéma temporel rythmé (des étapes et des événements) et finalisé (d’un lointain passé à un non moins lointain futur). Il nous expose donc à cette épreuve majeure qui est celle de l’inscription d’un vécu dans une temporalité : le passé, le présent, le futur, en sachant évidemment qu’une expérience, en regard de sa durée, aura vécu plusieurs présents, plusieurs passés et plusieurs futurs. Le défi propre à une mise en récit est de réussir à restituer la diversité des présents, des passés et des futurs qui ont traversé, construit et caractérisé une expérience, au fur et à mesure de son avancée. Le récit parvient à déplier les multiples présents, passés et futurs incorporés dans une expérience, sur une durée plus ou moins longue. De présents en présents, de passés en passés, de futurs en futurs, l’expérience s’est déployée dans une période donnée, deux années, cinq années, dix années, une génération, plusieurs générations… L’histoire qui est racontée traverse inévitablement plusieurs présents (à telle date, à telle occasion, dans tel lieu, lors de telle initiative), réengage à chaque fois des antériorités quelque peu différentes (avant cette date, il y a eu…, avant cette occasion il s’est passé telle chose…, avant ce lieu, il y en a eu d’autres aménagements et déménagements [4]…, cette initiative à été précédé de…) et ouvre évidemment, à chaque fois, de nouveaux futurs en fonction des possibles que la situation a révélés, des advenirs qui se sont esquissés à cette occasion et des devenirs qui sont venus à fleur de réalité dans ce moment particulier. Ce rapport « passé, présent, futur » s’est réengagé à de nombreuses reprises au cours de l’expérience. Les restituer – et c’est un apport majeur de la mise en récit – est un des instruments privilégiés pour donner sens et produire de l’intelligibilité, le maître mot du récit étant : à ce moment-là, à cette occasion-là, lors de cet événement particulier… il s’est passé ceci, nous avons vécu cela. Chacun de ces moments, occasions, événements crée du « relief » dans la succession du temps, la succession des jours, des mois et des années, le déroulement de l’expérience. Ils représentent autant de réalités qui font différence (entre un avant et un après, entre ce qui était connu antérieurement et ce qui est devenu possible dans l’après) et qui font donc histoire, au sens de construire un rapport au temps riche de signification et d’enseignement. Ce jeu de l’avant et de l’après, réengagé régulièrement, donne de l’ampleur, du volume et du relief à l’expérience car, bien évidemment, elle ne sera jamais restée égale à elle-même au cours de son développement, simple répétition de ce qu’elle était à ses débuts ; et c’est bien la raison pour laquelle elle mérite d’être racontée et qu’elle est susceptible d’intéresser. Caractériser la multiplicité des avants et des après, au cœur de l’aventure temporelle d’une expérience, est source d’intelligibilité car elle invite à réfléchir aux rapports entre les faits (qu’est-ce qui les a causés et quelles en ont été les conséquences), les événements (qu’est-ce qui les a provoqués et, en retour, qu’est-ce qu’ils ont occasionné) et les situations (de quel processus émergent-elles et dans quelles perspectives introduisent-elles).

Le récit crée donc du relief, en mettant en valeur des étapes, des bifurcations ou encore des ruptures. Il s’agit d’un outil qui contribue à élaborer qualitativement le déroulement du temps [5], en soulignant des continuités ou des discontinuités, en signalant des phases ou des périodes et en caractérisant certains changements. C’est un instrument de structuration du rapport au temps, du rapport à la temporalité de l’expérience et, à ce titre, il représente un moyen de s’orienter au sein de sa propre expérience, et de le faire lucidement, en conscience, en réfléchissant aux causalités et aux consécutions, aux corrélations de toute sorte, aux liens logiques qui peuvent s’établir entre des faits (convergence, recouvrement, focalisation…) ou entre des situations (distorsions, complémentarité, contradiction…), aux motifs des changements (impulsion, amorce, tension…). Cette mise au travail qualitatif du temps (à ce moment-là, il s’est produit telle ou telle chose et cela a eu cette conséquence et a provoqué cet effet) est donc une invitation à l’interprétation et à la compréhension avec toutes les controverses et les polémiques qui se glissent dans l’exercice. La mise en récit implique une forte éducation à l’élucidation et à l’explicitation des situations vécues, et ce riche rapport au temps stimule donc le développement des « savoirs d’expérience ».

Le récit à l’épreuve

Cette (re)construction temporelle, réalisée a posteriori (à l’occasion de la formulation du récit) peut évidemment provoquer de réelles distorsions dans la compréhension et l’interprétation d’un fait ou d’un événement, dans la mesure où les effets d’antériorité, de succession ou de prolongement, restitués dans le récit sur un mode somme toute assez linéaire, peuvent finir par devenir trompeurs s’ils laissent supposer des liens trop évidents, trop simples, trop mécaniques entre les faits et les situations décrites, ou s’ils laissent de côté des éléments qui ont pu, pourtant, aux regards d’autres personnes, s’avérer essentiels, voire décisifs. C’est la raison pour laquelle il n’existe de récit que « réceptionné », reçu et donc discuté et, finalement, sans cesse réengagé et reformulé pour tenir compte de faits qui avaient pu être négligés, pour reconsidérer la signification d’une situation qui avait été quelque peu sous-estimée ou, encore, pour prendre la complète mesure d’un événement. Ce n’est que dans et par sa réception, et donc par les discussions et les controverses qu’il suscite, que le récit prend sa pleine portée et atteste sa véritable valeur. Comme le souligne Benjamin Roux : « Pour qu’une histoire soit racontée, il faut certes qu’une personne souhaite le faire, mais aussi qu’une autre soit en position de la recevoir. Or, les personnes destinataires sont, elles aussi, actives : elles décident, ou non, d’aller vers tel ou tel récit, elles décident ou non, d’adopter un regard critique à son encontre, de savoir ce qui se trouve au-delà » [6]. Faire récit, c’est aussi faire « espace de discussion » car le récit d’expérience est avant tout une invitation à venir en échange, en partage et en confrontation. Ces espaces de discussion démocratique manquent cruellement. À n’en pas douter, il s’agit d’un équipement démocratique indispensable dans la vie d’un territoire (un quartier, une cité, un village, un hameau, une agglomération), à la vie citoyenne d’un territoire. Les expériences ont besoin de se partager, les récits de se croiser, les histoires de prendre collectivement forme, et ce mouvement est rendu possible lorsqu’il y a rencontre, écoute, réception, débat, controverse… La dynamique du récit, possiblement, potentiellement, est donc constitutive d’un nouveau type d’espace démocratique qui n’est plus centré sur l’opinion des citoyens mais sur la mutualisation des expériences qu’ils engagent et des expérimentations qu’ils développent.

Comme pour toute histoire, le récit d’une expérience implique un personnage principal, en l’occurrence cette expérience collective qui motive l’effort de narration. Qu’advient-il de l’expérience à l’occasion de sa mise en récit ? Le risque existe qu’elle finisse par paraître plus cohérente qu’elle ne l’a été, plus continue, plus maîtrisée. En un mot, le récit finit par la réifier, y compris avec une bonne part de révisionnisme. Certains conflits sont passés sous silence, certaines personnes impliquées dans l’expérience sont quelque peu oubliées, certaines décisions discutables sont minorées. Et, à l’inverse, d’autres faits vont être exagérément valorisés. Ce risque, que l’on peut qualifier de narcissique – les protagonistes d’une expérience ayant plutôt envie de communiquer une image favorable d’eux-mêmes à travers l’expérience qu’ils ont portée – fait partie des défis auxquels est inévitablement confronté quelqu’un qui se préoccupe de restituer son expérience. Le récit embellit. L’écueil est sans doute, pour une part, inévitable d’autant que l’intérêt du récit est d’intéresser son auditoire pour inviter à faire et encourager d’autres à partir eux aussi dans l’aventure. Cet écueil peut néanmoins être pour partie évité si la construction du récit respecte la pluralité des acteurs concernés et le pluralisme des points de vue. En ce sens, les collectifs doivent non seulement éduquer leur capacité à faire récit mais à le faire aussi dans un cadre et dans une culture radicalement démocratiques.

Par ailleurs, la restitution d’une expérience ne saurait se faire sans travail d’appréciation, d’évaluation et de valorisation, sans appel à un cadre normatif et axiologique. Dès lors qu’un événement ou un choix est relaté, il est logiquement accompagné d’une appréciation sur son caractère satisfaisant ou insatisfaisant, recevable ou transgressif, favorable ou dépréciatif. Le collectif concerné, dans son auto-analyse, porte inévitablement un jugement sur ses actes et les inscrit dans un ordre de grandeur et de valeur, du plus recevable au plus regrettable. La mise en récit interroge donc l’ensemble des présupposés normatifs dont le collectif a été et reste porteur.

Au final, le récit possède une réelle portée instituante car il offre une structure intégrative « qui nous aide à constituer le multiple hétérogène de nos perceptions en un plan consistant » [7] et qui contribue à rendre intelligible et lisible une réalité de vie qui, sinon, demeure extraordinairement composite et différenciée.

Faire récit, faire Histoire

Ce détour par les attendus et contraintes du récit nous ramène à un point essentiel de notre argumentation : l’exercice est bel et bien un défi. En effet, le récit est un objet hybride qui compose un équilibre précaire entre la portée nécessairement fictionnelle d’une narration (sa scénarisation), en particulier lors de sa mise en intrigue, et la rigueur de l’effort de restitution, s’appuyant sur des faits caractérisés d’intérêt commun, susceptible de retenir l’attention et d’encourager à faire. Ce type de narration (l’art de conter nos expériences collectives) se situe à l’interface entre la créativité du récit, qui attire l’attention, stimule l’écoute (ou la lecture) et emporte l’imagination, et l’exigence de l’Histoire, dont on attend une caractérisation des faits, une restitution honnête des situations et une loyauté dans la considération accordée à chaque acteur concerné. Ce déplacement entre récit et Histoire, ce dialogue fécond entre les deux exercices et, surtout, leur forte intrication dans l’art de conter les expériences collectives, est fréquemment discuté par les chercheurs s’intéressant au travail biographique. Par exemple, Christophe Niewiadomski pose la différence entre récit de vie et histoire de vie en ces termes : « L’histoire de vie se constitue à partir d’un récit de vie dont la cohérence est assurée par le choix d’un certain nombre de faits centraux qui font sens pour le narrateur. Puis, dans un second temps, un travail d’analyse, de réflexion et d’échange aboutit à la construction d’une « totalité intelligible », l’histoire de vie proprement dite. […] Le sujet, via le travail d’énonciation de son histoire, va commencer à opérer des choix et des hiérarchisations qui vont orienter le cours de son récit selon des critères d’analyse qui restent, au moins dans un premier temps, fortement implicites. Ce n’est que dans un second temps que le récit pourra devenir histoire, et ce à la faveur d’un travail de réflexion et d’analyse […]. Ce travail s’attachera tout à la fois à la question de la cohérence interne des faits rapportés par le sujet et sur leurs liens éventuels, mais s’emploiera également à la mise en relation de ce vécu subjectif avec des données issues du contexte sociohistorique et politique contemporain de ces événements » [8]. L’effet de structuration évidemment déjà présent et actif dans le récit d’une expérience (c’est le propre d’un récit, par son travail de scénarisation et d’intrigue, que de produire des cohérences, des liens, des consécutions, en un mot, de la structure) est donc redoublé par un travail plus strictement historique et, possiblement, sociologique qui vise à introduire de nouveaux effets de structuration mais à visée plus strictement de recherche, et non plus uniquement de narration.

Précédemment, nous avons souligné à quel point il est indispensable pour les récits d’expérience d’être discutés sur une scène démocratique afin que chaque initiative apprenne des autres, dans une visée de co-formation démocratique par un jeu de «  mise à l’épreuve réciproque » des expériences et expérimentations. Ce jeu d’interaction et de confrontation est d’intérêt démocratique majeur, mais il est aussi d’intérêt « scientifique ». L’Histoire se fait trop souvent à partir des institutions majoritaires (par exemple, l’Histoire d’un territoire se fera essentiellement à partir de l’action des Collectivités publiques et des acteurs associatifs les plus institués, y compris pour des raisons pratiques puisque ces « acteurs » ont les moyens humains et financiers de conserver, d’archiver et de « fabriquer » du discours à partir de leurs projets), et plus rarement à partir de l’initiative des collectifs citoyens ou des luttes urbaines, car cette fabrication du territoire « par le bas » [9], au cœur de sa vitalité démocratique, laisse moins de traces objectivées ou objectivables (archives), fait insuffisamment récit (les acteurs n’ont pas la disponibilité d’entreprendre ce travail) et, conséquemment, font moins « Histoire ». La recherche historique a donc tout à gagner à s’appuyer sur la capacité des collectifs à « faire récit de leurs expériences » afin de pouvoir construire une « Histoire » plus équitable et plus loyale, prenant en compte la diversité des acteurs, la multiplicité des modes de fabrication des territoires, et en faisant donc recherche également « par le bas ». Ce travail historique, d’intérêt collectif pour un territoire (un quartier, une ville, une région, un village), peut parfaitement être engagé et porté par un « collectif de recherche élargi » associant des personnes qui font de la recherche leur métier (des universitaires, des chercheurs indépendants, des chercheurs en éducation populaire) et d’autres personnes (des citoyens, des militants, des acteurs professionnels) qui trouveront un intérêt démocratique à faire recherche, pour une occasion donnée, dans un contexte particulier, afin qu’une « Histoire » de leur lieu, environnement, espace de vie se fasse en accordant sa meilleure place aux initiatives des acteurs, aux mobilisations sociales et à la mise en mouvement démocratique du territoire. Cette « autre » manière de « faire Histoire » suppose que les collectifs fassent récit de leurs expériences, afin qu’une archive vécue et sensible se constitue à l’échelle d’un territoire et, donc, qu’un matériau de recherche se construise progressivement. La mise à l’épreuve réciproque des expériences et des expérimentations est donc, pareillement, d’intérêt démocratique (le respect de la pluralité et du pluralisme) et d’intérêt scientifique (afin que l’ « Histoire » ne se fabrique pas uniquement par le haut, à partir des positions majoritaires, mais qu’elle le fasse aussi au plus près des initiatives et projets citoyens, au centre de la vie des territoires, par le bas et en plein milieu, au sens des milieux de vie et d’engagement).

La restitution des expériences collectives recouvre donc tout autant un travail de récit qu’un travail de recherche historique. Chaque « récit d’expérience » hybride ces deux enjeux : il relève à la fois d’un effort de narration (raconter des histoires qui nous font penser et qui nous donnent envie de faire) et d’un effort de recherche historique (établir des faits, caractériser des situations, et le faire à propos d’initiatives peu instituées – des luttes, des expérimentations, des trajectoires collectives, des communs –, mais d’une grande valeur démocratique). Benjamin Roux a donc raison de mettre la restitution des expériences collectives sous le signe d’un « art de conter », un art qui est au cœur de la formulation des récits et, pareillement, au cœur de la fabrication d’une « Histoire »

Pascal NICOLAS-LE STRAT, août 2019

[1] Marie Jo COULON, Jean-Louis LE GRAND, Histoires de vie collective et éducation populaire, L’Harmattan, 2000.

[2] Benjamin ROUX, L’art de conter nos expériences collectives (Faire récit à l’heure du storytelling), Éditions du commun, 2018.

[3] Yves CITTON, Mythocratie (Storytelling et imaginaire de gauche), Éd. Amsterdam, 2010, p. 70 et sq. (Nature et puissance des récits).

[4] Thomas ARNERA, « Emménager, Aménager, Déménager. Ou comment penser une recherche en friche », Revue Agencements. Recherches et pratiques sociales en expérimentation, n°1, 2018, p. 123 à 142.

[5] Voir à ce propos, Norbert ELIAS, Du temps, Fayard, 1996, 227 p.

[6] Benjamin ROUX, op. cit., p. 104.

[7] Yves CITTON, op. cit., p. 73.

[8] Christophe NIEWIADOMSKI, Recherche biographique et clinique narrative (Entendre et écouter le Sujet contemporain), érès, 2012, p. 78.

[9] Louis STARITZKY, « Le droit à la ville : une expérimentation urbaine par le bas », revue Agencements. Recherches et pratiques sociales en expérimentation, op. cit., p. 143 à 159.