« Ces histoires se composent à plusieurs, dans un commun qui ne se veut pas homogénéisation des êtres, mais création de mondes dans lesquels se vivent tensions et conflits, rencontres et transmissions. Cela amplifié d’une volonté inébranlable de penser des chemins possibles, des voies au travers du monde dont nous sommes issus. Un commun qui se dessine en dépendance désirée aux êtres et aux choses », Collectif Mauvaise Troupe, Constellations (Trajectoires révolutionnaires du jeune 21e siècle), éd. de l’éclat, 2014, p. 80.
Faut-il lire ces Constellations comme un Que faire ? diffus et multiple, approprié à notre jeune 21e siècle politique ? Un Que faire ? annonciateur d’une multiplicité d’autres. Constellations est certainement à recevoir comme un encouragement à écrire autant de Que faire ? qu’il y a de luttes, autant de Que faire ? qu’il y a d’expériences en rupture, qu’il y a de lignes de front ou qu’il y a de bandes de potes prêts à aller bloquer un lycée, empêcher une expulsion ou occuper une place. Constellations est une invitation adressée à chaque collectif de lutte afin qu’il échafaude son propre Que faire ?, le mieux accordé à son expérience, au ras des événements et des engagement. Un Que faire ? qui n’attend pas sa réponse. Un Que faire ? avant tout à éprouver et à expérimenter. Un Que faire ? surgi de n’importe où et hurlé par n’importe qui, valable essentiellement pour son pouvoir de contamination.
Constellations n’est pas un manifeste, ni même une déclaration, serait-elle formulée au pluriel. Constellations est une échappée – une échappée réalisée à plusieurs, qui engage une destinée plus qu’elle n’anticipe une destination –, quelque chose qui s’apparente à une percée dans l’immobilisme du présent et à une accélération des rythmes de vie au dépens d’un conformisme bêtifiant, quelque chose qui relève fondamentalement d’une dissidence. Cette échappée est celle d’une génération engagée dans les luttes du début des années deux mille et qui, après avoir goûté à la vitalité et la créativité d’un mouvement radicalisé, refuse de se ranger et d’oublier ce qu’elle a entraperçu comme espoir et alternative. La mobilisation de 2006 contre le CPE (Contrat Première Embauche, outil de dérégulation du droit du travail et source de précarisation) aura marqué ce point de non retour [1] pour nombre de jeunes qui n’entendaient pas renoncer à ce que la lutte leur avait fait découvrir et espérer. « Après le CPE, on a bien dû se retrouver quelques milliers à ne pas vouloir reprendre une vie normale. À déserter les cours, à ouvrir des squats, à se jurer des complicités à la vie à la mort, à préparer le prochain mouvement social. […] Le mouvement contre le CPE produisit un tel tumulte qu’il fut à lui seul l’occasion de multiples désertions. Il y a d’abord ce sentiment, de plus en plus puissant, qu’on ne pourra plus jamais recommencer comme avant, reprendre les cours, attendre les examens, chercher du boulot, etc. » (p. 382 et 22).
Constellations est un livre-nécessité car il y a urgence politique à imaginer des mots pour partager l’expérience des luttes, à repartir en quête d’énoncés tranchant dans le réel (p. 273) et à renouer avec une capacité à se projeter dans l’action. Dans une société qui se voudrait pacifiée et qui contraint les plus exploités et des plus opprimés à une patience indéfinie et délétère, en exigeant d’eux qu’ils ne fasse surtout pas d’histoire (p. 11), le collectif Mauvaise Troupe oppose une perspective radicalement divergente en provoquant, au contraire, par l’effervescence stimulante de son écriture, le maximum d’histoire(s) – au sens où lorsqu’on fait des histoires, on pose problème tout autant que l’on pose des problèmes – et en multipliant les récits de lutte et de résistance, de colère et d’engagement, de création et d’expérimentation, avec l’espoir que les lecteurs de Constellations, à leur tour, deviennent des fauteurs d’histoire(s), des faiseurs d’histoires qui sont aussi irréductiblement des fauteurs de troubles.
Le livre du collectif Mauvais Troupe peut être lu comme un traité de méthode politique – en tout cas, j’ai eu personnellement envie de le bouquiner de cette façon – dès lors, évidemment, qu’une « méthode n’est pas forcément vouée à rester enfermée dans l’abstraction des idées et [qu’elle] peut être quelque chose de très matériel, de très tactile » (p. 371). Au fil des récits d’expériences, des témoignages et des mises en situation qui composent les sept cent pages de l’ouvrage, le lecteur se familiarise peu à peu, pas à pas, avec un univers de pensée et de pratique et y découvre une sensibilité d’action, une tournure particulière dans la façon de s’engager, une tonalité bien spécifique rendue par ces diverses ritournelles de lutte, qu’elles « parlent de jardins, de serveurs web, de stratégies, de fictions, de bouteilles incendiaires, de complicités, de zones à défendre, de free parties, d’assemblées, de lieux collectifs… » (p. 11).
La double exigence de vivre et de lutter
S’il y a une ligne de cohérence à souligner dans cet ouvrage vagabond, elle est celle d’une action politique qui revendique d’être aussi et toujours une forme de vie, ne serait-ce que sous les traits de ce qui se partage entre potes, au sein d’une communauté d’action et de lutte ; elle est celle d’un moment présent, intensément vécu dans la violence de la confrontation, qui esquisse aussi, de surcroît, un avenir possible, pas simplement espéré mais réellement manifesté (p. 648). L’engagement critique se transpose alors, presque naturellement ou logiquement, dans le quotidien de vie ou d’activité à travers des choix collectifs en rupture avec le modèle consumériste et citoyenniste dominant. L’ouverture des squats [2] est assez exemplaire de cette continuité assumée entre un engagement anticapitaliste et ses implications pratiques, entre une opposition globale au système dominant et une multiplicité de ruptures au sein même de sa propre existence, entre une opposition signée en mode macro (anticapitaliste, anti-autoritaire…) et de multiples insoumissions formulées en mode micro, interpellant au plus profond les relations entre personnes et la façon de faire collectif. L’engagement critique se diffracte alors, par choix et par nécessité, dans une grande diversité d’expérimentations. Comment habiter collectivement un lieu ? Comme le vivre et le penser dans ses interactions internes et dans ses interactions avec l’environnement ? Comment contredire dans la vie quotidienne les discriminations les plus insidieuses et les plus caricaturales ? Comment déjouer la restauration de rapports verticalisés ? Comment éviter qu’une compétence ne s’érige en position de pouvoir ? Comment faire vivre une parole plurielle et pluraliste ?
En raison de la richesse des questions soulevées, après de nombreux essais et erreurs, au fur et à mesure des expériences développées, l’engagement critique s’incorpore graduellement dans les habitus individuels et collectifs. Il parvient véritablement à habiter la pratique. La critique construit alors autant qu’elle ne défait. Elle conjugue une force destituante (des modèles dominants, en particulier urbain dans le cas des squats) et une puissance instituante (de nouvelles formes de vie, par exemple d’habiter). Elle est à la fois engageante, politiquement et intellectuellement, et impliquante par la perturbation des habitudes et des comportements qu’elle provoque. Cette critique incorporée instaure progressivement une distanciation réflexive qui déconstruit nombre d’évidences et de conservatismes – des évidences rarement interrogées comme telles, y compris dans les milieux politisés et militants. Du fait de cette distanciation critique, pleinement acclimatée dans la vie du lieu et du collectif, chaque acteur devient en quelque sorte un apprenant de ses propres réalités de vie, tant individuelles que collectives. Le livre Constellations nous rappelle que nous sommes avant tout des autodidactes de notre propre existence et, conséquemment, toujours en capacité, collectivement et personnellement, de la réinventer, tendanciellement, potentiellement, même si les transformations restent fragiles, même si ce processus permanent de (ré)apprentissage peut s’affaiblir et céder face à la pesanteur des situations ou à l’adversité rencontrée. « C’est clair qu’il y a une certaine humilité à apprendre. […] Apprendre à fermer sa gueule régulièrement quand on se sent toujours légitime à avoir un avis, c’est un début de changement qui laisse de la place à d’autres. […] Ce n’est pas parce que tu te définis comme un homme que tu es obligé de défendre les privilèges associés à ta situation. Ce n’est pas parce qu’on sait faire tout un tas de choses, qu’on ne peut pas les transmettre en étant attentionné.e.s. De la même manière ce n’est pas parce qu’on possède tout un tas de trucs qu’on ne peut pas les partager. […] Un autre point encore, c’est qu’en tant que dominant.e, tu peux aussi prendre position vis-à-vis des autres personnes de ta propre classe sociale, les mettre en cause, refuser les solidarités qui consolident ces pouvoirs. Comme dans des ambiances collectives où des mecs font des blagues sexistes et qu’aucun autre gars présent ne l’ouvre… parce qu’ils ont tous peur d’être rabat-joie » (p. 528).
Éprouver le rapport critique
L’engagement critique retracé dans Constellations est donc un engagement incorporé dans les situations et les dynamiques, mais aussi intériorisé dans les pratiques. Il n’y a pas de rupture entre engagement (de lutte) énoncé et implication (de vie) assumée. Mais au-delà encore, cet engagement est fortement incarné dans des dispositions et des dispositifs, dans des savoir-faire et des activités. Cet engagement prend corps dans l’existence (individuelle et collective) et fait corps dans l’activité. L’épreuve de la mise en pratique – et la prise de risque personnelle et collective qui lui correspond – est une dimension essentielle, recherchée et explorée dans nombre d’expériences présentées dans Constellations. Il y a une volonté politique tout à fait claire d’éprouver le rapport critique, au sens de le vivre et de le ressentir, dans sa chair et son esprit, et de l’éprouver également au sens de le mettre à l’épreuve, de le confronter radicalement à la pratique et de vérifier ce qu’il réserve effectivement, manifestement. Il s’agit bel et bien de découvrir le rapport critique, à la fois en accédant à ce qu’il laisse effectivement espérer de possibles et d’advenir, à la fois en le mettant à vif, à nu, à découvert.
Cette expérience du rapport critique est très présente dans le choix de vivre en squat ou de relancer des activités, par exemple de maraîchage ou d’artisanat [3], mais également tout aussi prégnante dans une conception des luttes qui intègre l’occupation de places ou l’installation de campements et qui prend alors la forme d’une zone autonome temporaire, tendanciellement autosuffisante sur le plan de la vie quotidienne, de l’hébergement et de l’équipement. À propos du Campement No Border à Strasbourg : « On se retrouve des semaines avant pour construire des dômes, des chiottes, des cuisines, récupérer de quoi vivre aux quatre coins de la ville. On éprouve joyeusement notre force pratique. On essaie de penser une manière de se retrouver qui ne soit plus parachutée sur une ville […]. On tente de trouver une action qui soit aussi une forme de vie, un moment où l’on puisse penser l’avenir autant qu’agir. 2000 personnes se retrouvent sur dix jours dans ce qui deviendra la figure modèle (à bas les modèles !) d’une longue série de campements autogérés à venir, jusqu’à épuisement » (p. 648-49).
Cette volonté d’éprouver l’engagement et de sortir « la critique sociale d’une très longue époque où elle a été séquestrée par des abstractions et des programmes » (p. 507-08) explique certainement pourquoi nombre d’activistes présents dans ces Constellations renouent avec des métiers manuels et techniques. Si la lutte ne doit pas se couper de la vie, alors effectivement, logiquement, la vie devient elle aussi pleinement un terrain d’engagement, aussi bien dans sa constitution relationnelle (comment établir des rapports entre personnes qui ne rejouent pas systématiquement les vieux démons de la verticalité, de la hiérarchie des légitimités et des reconnaissances et du machisme), que dans sa constitution matérielle (comment produire des conditions d’existence qui ne passent pas par la simple et pauvre reproduction du modèle consumériste dominant). L’engagement critique revêt alors une portée proprement constituante ; il est tout autant source d’affirmation (dire oui à une pratique ou à une technique, et donc s’y former, en faire l’apprentissage) que de contestation (dire non aux pratiques et modèles techniques dominants, voués au consumérisme).
Une propagande en acte(s)
Cette double constitution (subjective et matérielle) du rapport critique est particulièrement bien illustrée par le choix collectif d’auto-construction d’un habitat et d’un lieu de vie [4]. Ce type d’expérience oblige à concevoir des micro-politiques de groupe appropriées, ne serait-ce que pour conduire collectivement un chantier de construction car, comme le souligne un protagoniste, « La plupart des gens n’ont pas d’expérience concrète d’un gros chantier réalisé à beaucoup. La vie courante, essentiellement fondée sur la séparation des individus, n’offre pas ça » (p. 178). Elle oblige également à se former à un ensemble de techniques et de savoir-faire et à repenser les dispositifs d’apprentissage.
Ce type d’expérimentation sollicite donc fortement les capacités de mutualisation et réengage donc, sur un mode ouvertement politique, la question de la transmission des savoir-faire. Les Trajectoires révolutionnaires du jeune 21e siècle dépeignent donc une génération de personnes qui auront beaucoup appris ensemble (p. 423), et ce sur de nombreux registres, et qui auront de la sorte inventer une propagande pratique (p. 424) en apportant la preuve par le faire (auto-fabriquer, co-habiter, co-bâtir…) que la critique peut trouver les voies d’une manifestation effective et concrète, malgré l’hostilité récurrente des pouvoirs publics et le harcèlement policier, malgré surtout les logiques de marché et de concurrence dominantes. « Comment exercer sa passion pour le bâtiment, dans cette zone d’hostilité relative qu’est le rapport marchand, sans finir par la monnayer ? C’est une question que l’on peut se poser, mais pour beaucoup cet exercice est vécu comme une possibilité de rencontrer d’autres passionnés. […] Ainsi exercer un métier sans endosser une quelconque identité d’Artisan ou d’Entrepreneur, l’exercer dans ses marges institutionnelles, sans en espérer le moindre salut économique, la moindre Retraite et sans non plus en payer les charges exorbitantes et le stress. Ne plus lutter au sein du monde du travail, mais lutter contre le travail, en assumant la recherche d’argent comme une contrainte et pas comme un truc normal, tout autant qu’en attirant de plus en plus de gens vers de nouveaux partages, hors marchandises » (p. 122).
L’univers numérique a été certainement un des lieux emblématiques où cette dynamique politique a largement fait ses preuves [5], une dynamique qui ne dissocie jamais la critique portée contre la société (anticapitaliste, anti-sexiste, anti-autoritaire) et la capacité de créer collectivement, au sein de cette société et en rupture avec elle, les outils, les dispositifs (un habitat) ou les pratiques indispensables pour la contredire dans les faits, en acte. Au final, ce sont bel et bien les techniques et pratiques, élaborées dans cette perspective politique, sur un mode collectif et autonome, qui finissent pas faire politique. Une propagande pratique. Une propagande en acte(s). Ainsi que le déclare, dans une belle formule imagée, un des programmeurs de Tor (anonymisation des échanges internet) : à chaque ligne de code source qu’illes écrivaient, illes choisissaient un côté de la barricade (p. 489).
Ce constat politique, établi sur le terrain du numérique, vaut bien au-delà et peut être généralisé à de nombreux autres champs de la société. « J’ai le sentiment que, globalement, les gens qui ne souhaitent pas comprendre les détails techniques ont du mal à saisir les enjeux politiques derrière la numérisation du monde et les déplacement du pouvoir que cela provoque » (p. 437). Cette défiance vis-à-vis de la technique et des savoir-faire pratiques signe inévitablement aussi un déficit politique, car elle bride inutilement l’engagement critique et le détourne de questions pourtant parfaitement décisives. Un des enseignements fort qui se dégage de ces Constellations est qu’un engagement politique ne peut pas s’interrompre au seuil de questions qui sont tout autant existentielles, techniques et pratiques. « Nous avons vu surgir une irrésistible envie de comprendre et de maîtriser a minima les processus qui nous permettent de vivre en nous passant d’intermédiaires. Savoir-faire c’est le nom que nous avons donné à cette aspiration. Elle se perçoit autant dans une forme de fascination pour les anciens gestes paysans, battage ou cuisson du pain, que dans le déferlement du Do It Yourself dans tous les milieux sociaux du monde occidental, ou encore dans ce flot d’étudiants, pourtant diplômés du supérieur, qui reprennent sur le tard des formations pour devenir boulanger, mécaniciens ou maçons » (p. 78).
Repeupler la scène politique, densifier le rapport critique
Cette génération révolutionnaire théorise et exerce donc une critique sociale de longue portée, qui déborde les limites habituelles de l’activité politique et qui ne se laisse pas interrompre par on-ne-sait-quelle délimitation (entre la vie et la lutte, la politique et l’existence, les affects et l’engagement…). Elle nous livre donc un modèle de révolution permanente, qui insiste et persiste dans la durée, à l’échelle d’un temps relativement long, en l’occurrence d’une intense décennie ; et qui insiste et persiste au cœur de l’existence, à la mesure de toutes les questions que la vie pose, et pose évidemment aussi en termes politiques, indépendamment des délimitations convenues entre vie publique et vie privée, intimité et socialité, individualité et collectivité…
Les différentes Constellations proposées dans l’ouvrage dessinent une pratique critique / une pratique de la critique sous la forme d’un continuum (entre vie et lutte, entre engagement et quotidienneté…), même s’il bifurque, ralentit, hésite… L’exemple frappant est celui des squats qui se rouvrent aussitôt que la police a réussi à fermer l’un d’eux et qui s’inscrivent donc dans une réelle continuité politique, puisque les collectifs squatteurs parviennent à perdurer et que leur engagement ne cède pas, alors même que l’expérience se révèle fortement discontinue à cause de la répression qui la frappe.
De ce point de vue, le chapitre de l’ouvrage portant sur « Les fêtes sauvages » [6] est charnière car il illustre clairement la nécessité politique de tenir l’ensemble des questions, face à la capacité de pacification et de normalisation du système dominant, sans en omettre aucune, et certainement pas celle qui touche le plus immédiatement à la vitalité de l’existence, car la vie elle aussi résiste, en tant que telle. Et, naturellement, il faut, pour lutter, savoir aussi s’appuyer sur ces affects en révolte profondément inscrits dans les rythmes de vie. Le moment de la fête en représente une occasion privilégiée, dès lors que la fête ne se discipline pas sous la forme de festivités, que sa sauvagerie n’est pas érigée en spectacle et que son effervescence n’est pas cantonnée aux limites temporelles et spatiales d’un festival.
Au final, cette génération révolutionnaire, qui est en train d’inventer notre jeune XXIe siècle politique, s’est lancée dans la lutte avec toute la générosité de sa pensée, de ses savoir-faire et de ses modes de vie ; et elle a donc jeté dans la bataille l’ensemble des ressources qu’elle a été en capacité d’imaginer et d’auto-produire : « des moyens matériels (cantines mobiles et masques à gaz), des tactiques pratiques (ouverture de squats et legal team), des modes d’action (sabotage et lâcher de banderoles), des énoncés (journaux et tracts), des dispositions éthiques (un certain sens de l’amitié, de la fête et de l’inconnu et un petit quelque chose d’irréconciliable), etc. Et de tout cela on ressort au moins autant bouleversé que la situation sur laquelle on prétendait agir : c’est dans cette confrontation au réel, dans la mise en risque des certitudes, et sur cet équilibre entre ancrage et capacité à se projeter que reposent nos tentatives de construire des forces politiques, et que peut s’explorer la double exigence de vivre et de lutter » (p. 493).
Cette génération parvient donc à repeupler la scène politique, alors que la pratique militante institutionnalisée ne cesse de l’assécher. « On sent bien qu’il faut se charger de tout ce que nos vies ont de plus dense pour espérer peser sur la situation » (p. 493). Cette densification de l’engagement critique en fait la force et la fragilité, la force car elle permet d’affronter la globalité des enjeux, de le faire en de multiples endroits et dans une grande diversité de formes et d’y parvenir en déjouant la répression ou les tentatives de récupération car la critique ne s’exerce jamais sur un unique front ; mais la faiblesse pareillement, car ce continuum de lutte à force de s’étendre peut s’épuiser et rompre, mais aussi car la prégnance de l’engagement peut finir par fragiliser les personnes et les liens entre personnes, dès lors que la pression ou les tensions ne se relâchent pas.
Le rapport critique se densifie et les collectifs deviennent d’autant plus ingouvernables pour les pouvoirs institués. « Peupler veut dire se rendre ingouvernable » (p. 349). Quand une multitude se met en mouvement, elle défait les modes classique de contrôle car elle est en capacité de disséminer et de démultiplier. Elle ne s’immobilise pas en un endroit précis, qui pourrait être facilement frappé par la répression. Même la dynamique des squats a prouvé qu’elle n’était pas enclose dans un lieu particulier, et certainement pas en dépendance avec lui. Cet effet de démultiplication / dissémination est intéressant aussi car il permet à l’engagement critique de rester en permanence mobile dans le champ d’intervention de l’adversaire ou de l’ennemi (les forces de normalisation, de contrôle ou de répression).
La puissance transgressive de cette multiplicité, y compris surtout de la multiplicité qu’on porte en soi personnellement et collectivement, ne saurait être mieux restituée que par le témoignage d’un groupe de femmes en lutte pour un logement digne : « C’est sûr, dans le Collectif Femmes, on ne réfléchit pas à tout. On ne soupèse pas tout. Parfois on s’échauffe et les mots fusent et nous sommes téléportées plus vite que nos ombres, dans le bureau de Monsieur Untel, directeur de Trucmuche. Souvent, on écrit nos tracts en une réunion, on arrive à l’arrache, avec nos mômes, nos sacs à main qui pèsent une tonne, le « désolée, je vais pas pouvoir rester, j’ai rendez-vous chez le pédiatre »… avec nos histoires et nos dégaines qui ne sont jamais bien comme il faut. Mais ce n’est pas un défaut, c’est même une belle qualité. Car c’est cette manière de se trimbaler avec tous nos paquets, d’être là entières et d’exiger qu’on nous prenne en compte avec toutes nos extensions. Et faut pas croire, sous nos dehors de colère, on n’a pas oublié de faire à manger tard dans la soirée pour assurer le lendemain, de se lever à cinq heures du matin pour aller bosser, avant de revenir ouvrir l’appartement pour les copines qui campent sur la pelouse de la mairie et ont besoin d’une douche… On n’a même pas oublié de sentir bon, de s’habiller proprement et même avec de la classe, du style, du chien. Parce qu’au fond, on assure, y’a pas le choix ! » (p. 637).
* * *
Les auteurs de Constellations attribuent à un ethnologue ces fortes et belles paroles : « Je ne veux pas venir écraser par mes mots de scientifique votre expérience, qui, au stade où elle en est, a bien plus besoin de vos mots à vous et de ses mots à elle », (p. 167). Je les reprends sans hésiter à mon compte, même si, personnellement, je ferais l’économie du terme « scientifique ». Alors, en tant que sociologue, ai-je écrasé par mes mots et mes concepts les multiples expériences relatées dans Constellations ? Le risque de surinterprétation existe toujours et personne n’est à l’abri, surtout pas le lecteur que je suis, qui a été séduit et stimulé par ce livre. J’ai plutôt tenté, ici, de dialoguer avec ces expériences et de les mettre à l’épreuve de problématiques théoriques qui m’intéressent plus particulièrement. Mais, au fur et à mesure de la lecture de l’ouvrage, je suis devenu de moins en moins précautionneux et ma prudence politiquement correcte (respect aux paroles d’acteurs !) m’a vite abandonné quand j’ai découvert avec bonheur que ces expériences n’avaient, bien évidemment !, aucunement besoin d’être éclairées par les sciences sociales et qu’elles se suffisaient largement à elle-même sur le plan intellectuel. Il ne me restait alors qu’à développer ce que cette lecture m’invitait à faire : reparcourir ces expériences, les remettre sur l’établi théorique, les réinterpeller à partir de perspectives conceptuelles différentes, les arpenter pour y découvrir (peut-être) des lignes de cohérence, y tracer des transversales qui ne valent certainement que pour moi… Que de multiples lecteurs procèdent de cette façon et, alors, Constellations remplira son pari, à savoir que ces expériences « rendent curieux, révoltent, interrogent, émerveillent, qu’elles donnent envie de (re)passer à l’acte, d’explorer ses forces comme ses faiblesses, et peut-être de réenchâsser dans nos vies un certain art du récit ».
Pascal NICOLAS-LE STRAT, mai 2014
[1] Lire à ce propos le récit « Odyssée post-CPE » (p. 22 et sq.) qui restitue cette quête d’un autre monde à vivre, avec ce que ce vagabondage, en recherche de possibles, réserve comme doutes et comme avancées. Ce récit se conclut par cette interpellation : « J’ai l’impression qu’on est passé par quelque chose sans le dépasser ».
[2] Voir à ce propos la forte et belle expérience de « La traverse squattée des 400 couverts », p. 318 et sq.
[3] Se reporter au récit « Les pieds dans les pommes » qui rend compte de la relance d’une production de cidre et d’un effort de préservation des vergers, une façon également de résister à la spéculation sur le foncier, p. 81 et sq.
[4] Se reporter, par exemple, au texte « Vivre en collectif sur le plateau de Millevaches », p. 338 et sq.
[5] Lire à ce propos le chapitre « Hackers vaillants », p. 407 et sq.
[6] À lire p. 133 et sq.
[J’ai publié cette lecture sous le titre « Fauteurs d’histoire(s) – À la lecture du collectif Mauvaise Troupe » dans mon livre Le travail du commun, Éditions du commun, 2016 ; en libre accès au format ePub : https://pnls.fr/le-travail-du-commun/]