La portée constituante d’une sociologie

L’histoire de la recherche-intervention – d’un agir scientifique hors du strict cadre académique – est déjà ancienne et a été particulièrement féconde tant sur le plan conceptuel que méthodologique. Mais cette histoire est souvent minorée car les pratiques qui s’y déploient sont plus difficiles à formaliser et plus difficiles aussi à contenir dans les schémas théoriques et méthodologiques classiquement admis, académiquement admis, en raison de l’hybridation qui ne manque pas de survenir entre penser et agir. Ce type de pratique perturbe les délimitations habituellement revendiquées par les mondes de la recherche – délimitations entre les faits établis et les faits éprouvés (par et dans l’expérience), entre les intentions de connaissance et les intentions d’action, entre la prise de distance et la prise d’engagement.

Il ne suffit pourtant pas de souligner qu’il existe une tension entre agir et penser, pas plus qu’il ne suffit de constater que logique d’action et logique de connaissance se co-engendrent mutuellement, se sollicitent l’une l’autre, encore faut-il repérer ce qui est effectivement à l’œuvre sur ce nœud de tension, sur cette ligne de « front », au cœur de ces déplacements et réversibilités. Comment le chercheur parvient-il à travailler à cet endroit précis, dans ces moments assez inconfortables où il ne peut plus établir clairement la part de l’action et la part de la recherche ? De quoi dispose-t-il méthodologiquement et épistémologiquement pour rester acteur de ces déplacements et réversibilités ? De quels appuis et outils (théoriques et pratiques) peut-il se doter ?

À l’occasion du lancement du séminaire Des fabriques de sociologie : pratiques et modes de production des recherches en situation d’expérimentation sociale [1], je tente de reparcourir quelques moments charnières de l’histoire de la recherche-intervention en quête de ces appuis et ressources. Je procède sans aucune visée exhaustive et sans prétendre rendre justice aux différents courants et sensibilités étudiés. Je ne fais nullement œuvre d’historien (de la pensée). Mon intention est à la fois plus modeste et plus « intéressée ». À l’occasion de ce rapide « retour sur histoire » et « retour sur expériences », je suis en quête de quelques prises épistémologiques et méthodologiques pour étayer des pratiques de recherches « à découvert » et de plein vent, fortement impliquées dans les processus d’expérimentation.

Cet article La portée constituante d’une sociologie est donc le premier d’une série qui vise à équiper et à outiller un type de recherche de nature très processuelle, engagée en coopération et à la portée constituante pleinement assumée.

Actualiser / activer une réalité en vue de la connaître et de la transformer

Les phénomènes sociaux ne se livrent pas au chercheur d’un seul tenant, comme une évidence. Ils ne constituent pas un « donné » ou un « existant » qui seraient immédiatement accessibles à son regard et à sa compréhension pour peu qu’il s’en donne les moyens et qu’il mette en œuvre des outils de recherche appropriés. S’il imagine que la réalité est là, déjà présente face à lui, à portée de recherche, alors il s’illusionne sur la réelle portée de son activité et se laisse griser par une forme de toute puissance du métier ; il fait l’économie d’une réflexion sur l’extrême diversité des modes d’existence de chaque réalité sociale. Par exemple, une situation de chômage n’existe pas comme telle, de manière univoque et parfaitement établie ; elle existe toujours à travers un vécu, individuel et collectif, et une multiplicité de déterminations (rapport social d’âge, de sexe, de travail…). Elle s’actualise sur une grande diversité de plans. Elle n’est donc pas accessible et compréhensible indépendamment de ses multiples modes d’existence et, conséquemment, de ses diverses façons de s’actualiser. Elle s’actualise en terme d’âge, de sexe, de territoire… Avant donc de mener une investigation sur la réalité du chômage, le chercheur doit donc s’interroger sur la façon dont cette réalité s’actualise, pour lui, à l’instant de sa recherche, dans le contexte où il se trouve. Un phénomène social se met souvent à exister là où on ne l’attend pas. La première question qui se pose au chercheur est donc prioritairement celle-ci : cette réalité qui se présente à lui et qu’il souhaite décrypter, en quels termes s’actualise-t-elle dans le moment présent de sa recherche ? Quelle est-elle effectivement, « réellement » ? Comment se module-t-elle ? En fonction de quelles déterminations ? De ce premier ensemble de questions découle logiquement une interrogation méthodologique : dans quelle mesure le dispositif de recherche affecte-t-il le mode d’actualisation de cette réalité et la manière dont elle se rend présente ? Qu’est-ce que le processus de recherche active, fait advenir, rend plus ouvertement présent ? En situation de recherche-intervention, un troisième enchaînement de questions est inévitable : le chercheur n’a-t-il pas intérêt à concevoir son dispositif de recherche afin de provoquer un mode d’actualisation spécifique ; le plus approprié à ses intentions – le mode d’actualisation qui lui apparaît le plus pertinent pour agir et penser cette réalité.

Dans cette dernière perspective, le dispositif de recherche n’a pas pour première utilité d’investiguer ou d’explorer un phénomène mais il vise prioritairement à le faire exister sous un angle particulier, à l’activer et à l’actualiser en termes spécifiques (politique, sensible, relationnelle…), à le faire advenir en fonction de certaines déterminations (d’âge, de temps, de territoire…). Le chercheur est en capacité de « provoquer » la réalité pour la manifester dans un sens particulier, celui qui lui paraît le plus propice à ses préoccupations de recherche.

D’un commun accord entre chercheurs et personnes concernées

En situation de recherche-intervention, le chercheur s’emploie donc, en premier lieu, à activer et à actualiser une réalité dans une perspective spécifique afin de pouvoir la penser et l’agir de manière appropriée. Il fait exister la réalité pour parvenir à l’explorer. C’est à cet exercice auquel me paraît se livrer François Dubet lorsqu’il met « artificiellement » en co-présence un groupe de jeunes, vivant une expérience de « galère », et des policiers ou des travailleurs sociaux. À l’occasion de cette confrontation de deux univers, initiée par le dispositif de recherche, « les interlocuteurs n’incarnent pas seulement un rapport social ; ils sont les médiateurs privilégiés de certains thèmes de discussion et apportent souvent une information solide. Les enseignants permettent de parler de l’école, les travailleurs sociaux de la famille, les policiers et les juges de la délinquance, les syndicalistes du travail… C’est autour des interlocuteurs que se manifestent les orientations de chacun, qu’elles se construisent et se défont […]. Peu à peu, les groupes élaborent leur propre configuration face à ces interlocuteurs qui les déstabilisent toujours et créent des images imprévisibles » [2]. Si je revisite cet exemple à partir des perspectives que j’ai esquissées précédemment, je conclurais que la « logique d’action » de ces jeunes est actualisée sur un mode spécifique, dans les termes d’un rapport d’âge, par exemple, ou d’un rapport institutionnel (un rapport à l’école ou aux services sociaux), à l’initiative des chercheurs ; et c’est bien sur cette scène instaurée par le processus de recherche que les conduites et expériences se laissent entrapercevoir sous un jour nouveau, pertinent au moins pour ceux qui sont à l’initiative de la situation, à savoir l’équipe de recherche. Cette actualisation est-elle pertinente pour le groupe de jeunes ? Qu’est-ce qu’elle construit pour eux ? Est-ce qu’elle renforce leur pouvoir d’action sur leur réalité de vie et d’activité ?

En situation de recherche-expérimentation, il me semble essentiel que les modes d’actualisation soient développés d’un commun accord entre chercheurs et protagonistes du projet ou de la situation. Sous quelle forme d’existence décide-t-on collégialement de faire advenir une réalité ? Cette actualisation / activation est directement corrélée à l’expérimentation engagée. La démarche méthodologique mise en œuvre par François Dubet mérite donc, à mes yeux, d’être radicalisée.

La recherche actualise un phénomène social, le manifeste dans une optique spécifique, en décalage ou en rupture avec ce qu’il offre au regard en première intention ou en première évidence et cette actualisation intentionnelle (un artefact, une fiction) en permet la connaissance et la compréhension. Ce premier niveau est fondamental mais loin d’être suffisant. Il est fondamental sur un plan épistémologique car il entérine le fait qu’une recherche ne se rapporte pas à une réalité immédiatement et explicitement présente (« naturellement » présente) mais qu’elle se rapporte avant tout à une réalité réengagée à nouveau compte par le dispositif de recherche. Sur quoi porte la recherche ? Sur ce qu’elle fait advenir. Quel est son objet ? Rien d’autre que ce que ses dispositifs manifestent et actualisent.

Ce réengagement de la situation (son activation / actualisation) prend bien évidemment un sens immédiatement politique, à la fois pour les personnes concernées et pour les chercheurs, puisqu’il dépend du rapport social que chercheurs et personnes concernées décident d’interpeller (rapport de sexe, de classe, de génération…), du mode d’existence de la réalité qu’ils souhaitent d’un commun accord manifester (sensible, relationnel, spatial…) et de l’optique dans laquelle les acteurs de cette recherche-expérimentation s’inscrivent (une aspiration partagée, une visée émancipatrice, une construction du commun…).

Ce déplacement – d’une réalité « donnée » à une réalité « réengagée » – est fondateur. Il laisse néanmoins ouvertes deux questions.

L’élargissement du champ de compétences de la recherche

Tout d’abord, comment s’enclenche et s’élabore cette actualisation / activation ? Avec quels dispositifs ? Selon quelles dispositions ? Les chercheurs constituent pour partie la réalité qu’ils souhaitent étudier mais, habituellement, fort peu est dit sur ce processus constituant. Il convient pourtant d’expliciter avec attention les agencements (de relations, d’espaces, d’affects…) qui auront contribué à la reformulation de la situation. Dans sa recherche, François Dubet renverse la logique des interactions en invitant des jeunes à dialoguer avec des policiers alors que d’habitude ces deux groupes maintiennent une attitude d’évitement, voire d’hostilité. Il est alors d’autant plus intéressant d’expliciter les conditions de ce nouvel agencement des relations et des échanges. Qu’est-ce qui l’a rendu possible ? Comment les chercheurs ont-ils opéré concrètement ? Est-ce une prise d’autorité de la recherche ? Est-ce une relation de confiance avec les chercheurs qui incite les jeunes à prendre ce « risque », à s’exposer ainsi ? Est-ce que des variables personnelles ont influé sur l’acceptation ou le refus ? Est-ce n’importe quel policier ? N’importe quel jeune ? Quelles ont été les étapes à franchir avant de parvenir à cette situation d’échange atypique ? Les questions pourraient être multipliées. Elles attirent l’attention sur un enjeu de professionnalité important pour le monde de la recherche. Dans l’optique qui est la mienne ici, je considère que la compétence d’un chercheur intègre intégralement et centralement ce type de capacités, des capacités d’agencement, de modulation et de composition. Elles ne sont pas secondes par rapport aux compétences classiquement valorisées dans le champ académique. J’opère donc, sans hésiter, un élargissement du champ méthodologique du travail de recherche. La méthodologie de la recherche ne peut pas être rapportée uniquement à la production de connaissance, elle doit être étendue à la production des agencements qui permettent l’activation / actualisation des situations et des phénomènes. En ce sens, le sociologue est un producteur de réalités sociales (faire dialoguer jeunes et policiers) avant d’être un producteur de savoir. C’est parce qu’il apprend à actualiser / activer une réalité qu’il parviendra à l’étudier. Ce champ de compétence ne représente pas la part d’ombre de la recherche ou sa part mineure ; il ne faut surtout pas l’invisibiliser. Il est un élément constitutif du travail de recherche et doit être assumé comme tel. Il traduit et concrétise la portée nécessairement constituante de tout travail sociologique en situation d’expérimentation.

Une sociologie continuée

La seconde question dont il convient de se saisir est celle du devenir de cet agencement à visée d’actualisation / activation. Dans quelles perspectives engage-t-il les personnes concernées ? Sera-t-il aussitôt refermé, le travail de recherche accompli ? Ou, au contraire, pleinement investi par les protagonistes ? Qu’est-ce que cette expérience inaugure ? Sera-t-elle appropriée ? Que réserve-t-elle pour l’avenir ? Je considère que les chercheurs ne peuvent pas se dédouaner de cette question ; ils restent nécessairement concernés par les agencements et réagencements qu’ils ont provoqués. Comment poursuivre avec les personnes ? Comment s’inscrire dans une « sociologie permanente », ainsi que la nomme Alain Touraine, en particulier dans son livre La voix et le regard [3] ? Comment donner sa pleine envergure à une sociologie continuée ?

Seule la recherche en situation d’expérimentation me semble être en capacité de relever ce triple défi : activer / actualiser à nouveau compte une réalité pour en prendre la réelle mesure, politiquement et socialement, opérer ce déplacement en coopération avec les personnes concernées afin, au final, de renforcer le pouvoir d’agir et de penser de ces personnes, un pouvoir d’agir qui est tout à la fois un pouvoir destituant (la puissance de la critique, « à l’épreuve d’une déconstruction de l’existant ») et un pouvoir constituant (la puissance de l’expérimentation, « à l’épreuve d’une réalité en devenir » ).

Qu’est-ce que le sociologue fabrique ?

« Nous sommes un peu lassés d’apprendre ce que les sociologues pensent; nous leur demandons ce qu’ils font » [4]. Qu’est-ce qu’ils fabriquent lorsque qu’ils pratiquent leur activité ? Pour ma part, dans une logique de recherche-expérimentation, j’assume sans hésiter cette perspective : le chercheur apprend à connaître une réalité parce qu’il contribue à la faire exister (à l’activer / actualiser) en étroite coopération avec les personnes concernées, en fonction d’une ambition sociale et politique commune. Son effort de connaissance porte donc principalement sur cette réalité en devenir, qui se cherche, qui s’éprouve (qui s’expérimente).

Élever la capacité d’un collectif à agir et penser ses conditions d’existence

Une recherche-expérimentation contribue donc à élever la capacité d’un collectif (de lutte) ou d’une communauté (de vie ou d’activité) à agir et penser ses conditions et formes de vie, sa situation socio-politique et son contexte d’existence, et, conséquemment à renforcer son « niveau d’action historique », en particulier sur les rapports sociaux qui l’affectent profondément (des rapports sexués, sociaux, ethno-raciaux…). Je partage de ce point de vue la position formulée par Alain Touraine dans son ouvrage encore empreint de l’esprit de 68, La voix et le regard : « Une intervention ne propose pas de solutions, ne cherche pas un accord entre les adversaires ; elle informe l’acteur sur la nature de sa situation et de son action ; elle doit l’aider à s’élever vers le maximum d’action possible […]. En un mot, elle augmente sa capacité d’action, ce qui peut, selon les situations, faire éclater des conflits plus profonds » [5]. Néanmoins, l’option épistémique et méthodologique retenue par l’auteur ne me semble pas répondre pleinement à l’ambition intellectuelle et politique qu’il affiche ; elle reste à mes yeux en deçà des exigences que pose la perspective qu’il engage pourtant à juste raison, à savoir conforter nos capacités collectives à agir. Alain Touraine table prioritairement sur la capacité des groupes à élucider leur engagement (à l’occasion d’une auto-analyse impulsée et accompagnée par l’équipe de recherche) et, ce faisant, à gagner en pertinence d’action, en particulier parce que les groupes concernés prennent progressivement la pleine mesure historique de leur action, de ses enjeux et déterminations. Deux questions restent dès lors posées.

D’une part, est-on assuré que le processus d’auto-analyse, mené collectivement, renforce nécessairement la capacité à agir ? Est-ce qu’il existe une continuité si évidente entre réflexivité et pertinence d’action, entre effort d’élucidation et désir d’agir ? Lorsque le groupe rehausse son intelligence de la situation, est-ce que, pour autant, corrélativement, il renforce son envie et sa faculté d’action ? N’est-ce pas accorder une trop grande confiance à la dimension raisonnée et intellectualisée de l’action ? Ce qui est « bien pensé » finirait, peu ou prou, par être « bien agi ». Le chercheur ne s’illusionne-t-il pas ? N’accorde-t-il pas une confiance excessive dans la dynamique et la puissance de sa propre activité, de son propre métier ?

Un agir en coopération

D’autre part, même si je considère, sans hésiter, que l’instrumentation intellectuelle (se doter d’outils d’analyse et de compréhension, construire une relation réflexive à sa propre pratique) est un facteur décisif dans la conduite de l’action, dans sa montée en puissance et en pertinence, pour autant, je ne la crois pas suffisante. Elle a besoin de s’articuler avec d’autres ressources et potentialités ; elle ne saurait se suffire à elle-même ; elle ne saurait suffire à elle seule à la transformation de l’action. Cette instrumentation est indispensable mais pas suffisante. La démarche d’expérimentation active nécessairement d’autres dimensions, d’autres niveaux de réalité – des réalités sensibles [6], matérielles (des lieux, des architectures, des techniques…), imaginaires (des idéaux, des fictions inspirantes et mobilisatrices…).

Renforcer la capacité à agir d’un collectif ou d’une communauté suppose d’intervenir à ce niveau de complexité et de composer entre et avec ces multiples dimensions. L’intervention n’est plus à la mesure du seul chercheur, pas plus qu’elle ne l’est à celle de l’artiste, du politique, de l’éducateur… Les enjeux qui se posent à l’intervention excèdent très largement le champ de compétences d’un seul métier, d’une seule activité. Le chercheur doit agir en coopération s’il souhaite peser effectivement, réellement, sur les dynamiques sociales et l’emprise des rapports sociaux. Un processus de recherche, au sens strict, à lui seul, même s’il relève d’une logique d’intervention, se montrera impuissant.

Plus fondamentalement encore, la recherche-intervention « classique » rencontre vite ses limites lorsqu’elle tente d’opposer au caractère discriminant et disqualifiant d’un rapport social la seule force de son « geste » intellectuel (un effort d’élucidation, son rapport réflexif à l’agir). Le compte n’y est pas. La confrontation est d’une autre ampleur. Comment destituer une logique hiérarchisante et disqualifiante, si ce n’est en lui opposant une autre logique d’action ? Comment contrecarrer un rapport social inégalitaire, si ce n’est en apportant la preuve qu’il est possible d’œuvrer collectivement en termes radicalement différents ? Comment destituer des formes de vie oppressives, si ce n’est en faisant l’expérience que d’autres sont envisageables ? C’est le sens que je donne à une « recherche en situation d’expérimentation ».

Éprouver une capacité collective à l’occasion d’une expérimentation engagée en commun

C’est bien à l’occasion d’une expérience engagée en commun qu’il devient possible d’éprouver une capacité d’agir et de penser, de la mettre à l’épreuve, de l’exposer réellement, manifestement, aux enjeux qui se posent. Que peut-on opposer à la société dominante, si ce n’est une capacité collective (éprouvée, vérifiée, manifestée…) à procéder autrement, à se décaler, à engager de nouvelles perspectives ? Que peut-on opposer à un existant qui nous porte tort, si ce n’est notre capacité à expérimenter de nouvelles réalités de vie et d’activité ? Si ce n’est notre capacité à agencer, composer, moduler en termes différents la réalité qui se présente à nous, à l’activer et à l’actualiser dans une optique politique oppositionnelle et alternative ?

Ce qui distingue la recherche-intervention, telle que la théorise Alain Touraine, et la recherche-expérimentation, telle que je tente de la défendre ici, tient principalement à la façon d’engager le travail, à la manière d’engager la recherche. Nous ne le faisons pas au même « endroit » ; nous ne l’amorçons pas au même niveau. Chez Touraine, l’intervention s’engage avec un groupe, auprès d’un groupe. Dans le cadre d’une recherche-expérimentation, le processus s’engage directement sur le terrain de vie et d’activité, avec la volonté des personnes concernées d’y transformer quelque chose concrètement, effectivement. Ce n’est pas uniquement la dynamique réflexive du groupe qui sert alors de fil conducteur mais bel et bien l’expérience engagée, avec l’effort d’agencement et de composition qu’elle suppose. Le groupe (le collectif, la communauté) n’est pas seulement renvoyé à sa faculté d’élucidation et d’analyse mais aussi, fondamentalement, à sa faculté de construire, tester, fabriquer, moduler… La « matière » qu’il travaille, qu’il met au travail, est plus riche et composite. Elle incorpore de l’intellect et du sensible, de l’espace et de l’imaginaire, des techniques et des lieux, des relations et des objets… Pour que le collectif ou la communauté gagne en puissance d’agir, il ne suffit pas qu’il progresse sur un plan uniquement réflexif. Il faut aussi désinhiber d’autres facultés : la façon de composer une situation et de l’investir, la manière d’entrée en relation, la possibilité de jouer avec les espaces et les architectures… Le collectif ou la communauté a besoin de se prouver en commun que des ruptures et transformations sont possibles, effectivement possibles, qu’elles sont réellement à sa portée et qu’il peut les « éprouver ». Il ne s’agit pas d’inventer, de toute pièce, un nouveau monde à l’intérieur de l’ancien, mais de mettre au travail des capacités et des facultés, d’engager du possible et du devenir. La recherche-expérimentation est un outillage possible pour engager cet effort politique. Mais elle ne représente bien évidemment pas le seul recours. D’autres ressources sont à chercher du côté des pratiques artistiques, éducatives…

L’acclimatation d’un cadre d’analyse

Alors qu’Alain Touraine fait le pari historique et politique de la puissance d’intellection du groupe, avec la recherche-expérimentation, pour ma part, je fais un double pari : celui de la portée constituante d’une sociologie et celui de la coopération entre acteurs, mais une coopération en prise directe avec les réalités, au travail dans les situations, et non pas une coopération « en salle » et à distance. Le chercheur assume donc conjointement la puissance de son art (sa portée constituante) et sa relativité (un art qui s’exerce nécessairement en interdépendance avec d’autres).

La recherche est puissante car elle ouvre au moins deux possibilités : tout d’abord une capacité de distanciation qui permet, intellectuellement, d’être tout à la fois pleinement présent dans une situation ou une activité tout en restant très mobile ; la situation ou l’activité peuvent être abordées sous des angles différents, rapportées à de multiples enjeux ; chaque réalité peut être intellectuellement contournée, débordée, transfigurée. La recherche permet donc à tous les protagonistes de rester très mobiles à l’intérieur même de la situation dans laquelle ils sont pris.

En second lieu, le travail de recherche (la fabrique sociologique) provoque des transformations effectives, manifestes, dans la mesure où il parvient à acclimater dans la situation, à intégrer à la réalité, de nouveaux cadres d’analyse ou de raisonnement. Ces cadres d’analyse et de raisonnement se mettent alors à agir « au réel ». Ce sont des opérateurs de réalité. Ils contredisent certaines évidences, en contrarient d’autres. Ils font voir la réalité sous un jour différent. Ils contribuent à rendre présentes et actives des réalités mésestimées ou restées enfouies. Lorsque le chercheur (en coopération) introduit un nouveau cadre d’analyse, il affecte nécessairement la situation car il modifie la façon de la « voir », sa visibilité (en mettant à découvert, par exemple, un rapport de hiérarchisation ou de disqualification), la façon de la lire, sa lisibilité (en restituant en termes différents une réalité qui nous est pourtant familière), la façon de la « dire », sa dicibilité (en permettant que certains enjeux puissent se dire, et soient entendus, en déjouant par exemple les effets d’invisibilisation ou d’intimidation). Ce triple mouvement caractérise, pour partie, ce que je désigne comme la portée « constituante » d’une sociologie, à savoir sa capacité à faire exister en termes différents une même réalité, selon la façon dont politiquement et intellectuellement elle sera vue, lue et dite.

Mais il est bien évident que ces cadres d’analyse et ces modes de raisonnement ne deviendront pleinement actifs que s’ils rencontrent l’assentiment du collectif et de la communauté. Le chercheur peut toujours se faire plaisir ; il est libre de ses analyses et peut toujours donner à entendre une réalité dans les termes qui lui paraissent le plus adéquats. Dans le cadre d’une recherche-expérimentation, la question se pose tout à fait autrement. Le chercheur (je devrais écrire l’acteur-recherche) tentent d’influencer la façon dont le collectif et la communauté abordent et réfléchissent les réalités qui les concernent. Il ne peut évidemment pas faire « violence » à la réalité (aux individus et aux groupes). Il doit cheminer avec les personnes concernées pour que le processus d’appropriation devienne effectif, que l’acclimatation d’un nouveau cadre d’analyse et d’interprétation puisse s’opérer. Il compose, il hybride, il articule.

Entre pertinence de connaissance et pertinence d’interaction

L’affirmation de sa liberté de pensée ne lui offre guère de secours ; il a besoin au contraire de renforcer sa capacité d’alliance. Le cadre d’analyse qu’il introduit ne sera accepté (validé dans les faits) que s’il prouve bien évidemment sa pertinence de connaissance (il faut qu’il fasse « différence » sur le plan de l’analyse pour rencontrer l’intérêt des personnes concernées) mais aussi s’il prouve sa pertinence d’interaction, à savoir s’il est propice à la confrontation, à l’appropriation, à la délibération. Si le cadre d’analyse n’amorce rien avec les personnes, s’il n’interagit pas avec elles, alors il restera à distance, sans prise. Effectivement le chercheur (l’acteur-recherche) se sera fait plaisir.

Il y a bien une exigence de coopération qui se pose au cœur même de l’élaboration de la recherche. Cette exigence ne survient pas en deuxième temps, après coup (le chercheur qui formule son analyse et qui, ensuite, se demande comment la faire partager) mais elle est bien constitutive de la démarche dès lors que le chercheur s’interroge conjointement sur la validité épistémique de son travail et sur sa validité écosophique (la qualité des interactions qu’il suscite).

Pascal NICOLAS-LE STRAT, mai 2012

[1] Séminaire Des fabriques de sociologie : pratiques et modes de production des recherches en situation d’expérimentation sociale, Maison des Sciences de l’Homme de Paris Nord, 2012-13, dont j’assure la co-responsabilité avec Martine Bodineau.

[2] François Dubet, La galère : jeunes en survie, Fayard, 1987, p. 50.

[3] Alain Touraine, La voix et le regard, éd. du Seuil, 1978, p. 192.

[4] Idem, p. 181.

[5] Ibidem, p. 232.

[6] Jacques Rancière, Le partage du sensible (Esthétique et politique), La Fabrique, 2000.