La question de l’auteur à une époque de créativité diffuse. Entretien avec Mélanie Perrier

Mélanie Perrier

Très intéressée par vos recherches et notamment celles autour de la créativité diffuse, je m’interroge actuellement sur le statut non pas de l’artiste mais de l’auteur. Aussi j’aimerais connaître votre position sur le statut même de l’auteur dans l’art d’aujourd’hui. Vous faites allusion aux travaux de Antonella Corsani, Maurizio Lazzarato et Toni Negri autour du travail immatériel dans vos écrits. Cela signifie-t-il, selon vous, que l’auteur contemporain serait cet entrepreneur politique, à l’instar du manager devenu « artiste » comme l’ont évoqué les sociologues Luc Boltanski et Ève Chiapello ? Face aux nouveaux paradigmes développés par les acteurs du « libre » informatique, il me semble que cette question de l’auteur revêt une importance toute particulière pour l’art contemporain qui a encore du mal à se dessaisir de l’autorité et à renégocier ses rapports de production et de propriété. Vous y apportez un point de vue singulier que j’aimerais vivement développer.

Pascal Nicolas-Le Strat

Tout d’abord une précision qui est également une limite à ma réponse : je réagirai à partir d’une connaissance restreinte des pratiques contemporaines de l’art : la pratique de ces artistes qui agencent des situations, des interactions ou des configurations sensibles… à la manière de Slimane Raïs avec qui j’ai travaillé étroitement. Dans cette perspective, permettez moi d’émettre quelques hypothèses. L’artiste ne peut pas rapporter immédiatement et directement (exclusivement) à lui même une création qui possède, dès son origine, une dimension toujours déjà-socialisée et / ou publique. Ce type d’expérience artistique remet en cause la conception subjectivo-centrée de l’auteur.

L’auteur entre « instauration » et « destitution »

L’artiste reste pleinement « auteur » dans la mesure où l’agencement de la situation ou de l’interaction naît bien de son fait et par son initiative. Mais il fait défection en tant qu’auteur, au moment même où s’amorce le processus et s’engage l’interaction, puisque l’agencement va se déployer en partie ou en totalité indépendamment de lui. Comment pourrait-il se prévaloir d’une légitimité d’auteur pour un agencement qui lui échappe nécessairement et qui se développe par devers lui, malgré lui ? Réellement auteur dans la portée inaugurale de son acte mais défait de sa qualité d’auteur lors de la production / agencement de « sa » création. J’imagine que l’on doit pouvoir observer sociologiquement toute une « palette » de postures : un auteur qui se « satisfait » de la portée inaugurale de son acte, un artiste plus « interventionniste » qui se met en position de médiation / régulation des agencements et des processus impliqués par sa création et qui maintient ainsi le fil ténu de sa posture d’auteur… L’auteur « destitué » reconquiert également sa qualité d’auteur par sa capacité à donner du sens à l’agencement qu’il a initié. L’agencement lui échappe nécessairement (toujours déjà socialisé) mais il le ressaisit sous la forme d’une prise de sens, d’une prise de parole ou d’écriture. C’est sans doute la raison pour laquelle l’art devient si bavard… et la raison également pour laquelle Slimane Raïs m’a demandé, en tant que sociologue, d’énoncer quelque chose à propos de son art.

L’artiste renoue donc avec sa posture d’auteur par l’entremise d’un mode spécifique de restitution de l’œuvre (une prise de parole et d’écriture sur l’œuvre) ; c’est une façon de la « restaurer » sur un plan légitime, esthétique ou philosophique. L’artiste serait donc pleinement auteur à la fois dans la portée instauratrice et inaugurale de son art (son intention, sa proposition) et dans sa portée « restitutive » (une prise de parole ou d’écriture), mais de moins en moins auteur dans la fabrication / production de sa création.

Le caractère moins subjectivo-centré de la posture d’auteur me semble avoir pour principal intérêt d’ouvrir les processus de subjectivation et de voir émerger des agencements de création plus collectifs, plus interactifs, voir pour certains d’entre eux largement « objectivés » (des situations, des configurations). Mon souci théorique serait donc moins la qualité d’auteur (la position d’auteur) que la qualité des postures d’auteur, avec une vigilance toute particulière vis-à-vis de ceux que j’ai nommés des artistes prédateurs qui s’approprient de manière subjectivo-centrée des créations largement socialisées, au détriment des autres personnes impliquées dans le processus. Je maintiens une même vigilance vis-à-vis des sociologues prédateurs. Il s’agit d’éviter que l’artiste ne fasse « propriété » d’une création qui s’est constituée en tant que bien commun : un agencement collectif, une subjectivation partagée. D’où certainement l’intérêt de penser une rémunération dissociée de l’œuvre – de la privatisation / appropriation / marchandisation de l’œuvre – avec comme perspective politique l’instauration d’un revenu d’existence ou, avec comme perspective plus immédiate, la situation des artistes en résidence qui sont rémunérés au titre de leur pratique et non au titre de l’œuvre réalisée au sens du marché de l’art.

Mélanie Perrier

J’aimerais préciser à mon tour que le champ de vos recherches relatives aux pratiques artistiques contemporaines, à savoir les pratiques dites « relationnelles », sont également celles à partir desquelles j’interroge cette notion d’auteur. Aussi vos hypothèses viennent fort à propos. Vous rejoignant sur un certain nombre de vos hypothèses, j’aimerais cependant en approfondir quelques unes avec vous.

Face à des œuvres contemporaines de plus en plus collectives, il est vrai que l’artiste ne peut plus légitimer seul sa production. On pourrait à ce titre parler d’une « externalisation » de la pratique où l’artiste jouerait le rôle de manager, non plus d’un faire (de plus en plus immatériel) mais de prises de décisions, ouvertes à d’autres protagonistes. C’est peut-être là où je vous rejoins sur l’intérêt d’ouvrir les processus de subjectivation et de voir émerger des agencements de création plus collectifs.

Une démocratie qui fait corps et qui fait lien avec la vie

Mais, multiplier les possibilités de prise de décision au sein de l’œuvre, revient-il à partager par extension les pouvoirs ? Une interrogation éminemment politique. Au cœur de cette décision partageable se pose avec insistance, sur le terrain de l’œuvre en train de se faire, la question de la démocratie. À ce titre, je pense au travail de François Deck (que vous connaissez sans doute). En se revendiquant « artiste-consultant », il place le partage de décisions comme pratique, et propose non plus des œuvres mais des stratégies de « consultance », de coopération, pourrait-on dire.

Par ailleurs, vous placez alors l’initiative de l’artiste comme l’une des postures encore valide pour légitimer sa qualité d’auteur puisque, dites-vous, le déploiement de son acte lui échappe. Ce qui dans les œuvres réellement « relationnelles » (quoique je me méfie du terme) est effectivement le cas (Slimane Raïs en fait partie). Toutefois, lorsque vous posez comme seconde posture légitime de l’auteur sa portée « restitutive », celle de donner du sens à l’agencement qui a été initié par une prise de sens, une prise de parole ou une prise d’écriture, pourriez-vous la développer ?

Ne peut-on pas voir un paradoxe entre la défection de toute subjectivité de l’artiste dans son œuvre et une posture « restitutive » qui la ré-implique après-coup ? N’y a-t-il pas là un danger, celui d’un retour (du refoulé ?) de subjectivité dans cette restitution de sens ? Est-ce vraiment dans ce supplément de sens dont l’artiste affuble son œuvre ou plutôt dans les stratégies qu’il met en place que résiderait sa qualité d’artiste ?

Quoi qu’il en soit, l’auteur comme posture (et non plus comme nom de propriétaire) me semble une des clefs du nouveau vocabulaire contemporain. En espérant que ces modestes pistes pourront prolonger cet échange.

Pascal Nicolas-Le Strat

Vous le formulez très justement, la question est éminemment politique, dès lors que les prises d’initiatives (sensible, interactive, intellectuelle…) se démultiplient dans le processus de création lui-même. Leur seule limite tient aux limites assignées (effet d’imposition) ou revendiquées (effet d’autonomie) : assignées par les contours de l’institution et les hiérarchies de légitimité, ou revendiquées par les personnes associées au processus. Reste alors la question de la posture « spécialisée » : la place spécifique de l’artiste dans un processus qu’il a initié. Une des questions démocratiques importantes est effectivement celle-ci : le rapport entre les postures spécialisées au sein de la société (le chercheur, l’artiste, le médecin, le travailleur social…) et la multiplicité des autres postures.

En interrogeant la question démocratique de l’intérieur même des pratiques, on ouvre de nouvelles perspectives à la démocratie. Le chantier est sacrément ouvert ! Vous évoquez François Deck. Ses travaux sont effectivement charnière pour les problématiques qui nous intéressent ici (cf. l’article que lui consacre Brian Holmes dans un numéro de la revue Multitudes, « L’auteur évanouissant ou les stratégies de la liberté). https://www.multitudes.net/L-auteur-evanouissant-ou-les/

Ici se pose également pour moi la question de ma relation aux thèses de Negri. Pour le formuler à angle droit, je dirais que Hardt et Negri, avec leur ouvrage Empire, ouvrent de nouvelles perspectives à la question démocratique sur un plan « extensif », le même travail me semble à faire sur un plan « intensif » : l’inclusion / intensification du questionnement démocratique de l’intérieur même des pratiques. Et, de ce point de vue, les agencements artistiques contemporains possèdent une portée réellement stratégique : nous permettre d’expérimenter la question démocratique dans l’intimité d’un processus collectif de subjectivation. Reste à « inventer » les concepts qui nous permettent de réfléchir cette démocratie qui fait corps et lien avec la vie (affect, percept, intellect…) et cette démocratie qui se vit dans les agencements créatifs et intellectuels, en fait dans l’ensemble des coopérations.

Dans un travail de recherche récent , je « tente » un concept pour avancer dans cette voie : le concept de « disponibilité », que j’oppose à des agencements et à des dispositifs parfaitement auto-satisfaits d’eux-mêmes, complètement auto-centrés et auto-suffisants. Je n’emploie pas ce terme de disponibilité au sens d’une disposition « comportementale » mais vraiment d’une constitution « matérielle » et « objectivée ». Certains dispositifs (artistiques, sociologiques, d’intervention sociale…) se caractérisent, dans leur constitution, par leur disponibilité, d’autres par leur parfaite auto suffisance. « Disponibilité » est un exemple de concept qui peut aider à configurer cette vie démocratique « intensive » que j’évoquais à l’instant, c’est-à-dire une démocratie incorporée dans les fonctionnements et dans la constitution matérielle de nos vies.

Dans Deux régimes de fous (éd de Minuit, p. 113-114), Deleuze poursuit sa discussion avec Foucault à propos des prises de pouvoir. Peut-il exister des agencements collectifs qui ne soient pas immédiatement agencements de pouvoir ? Du point de vue de la restitution d’une œuvre, comment l’agencement de création ouvre ou non les « prises de parole, d’écriture et de sens » ? Comment les ouvrir sans qu’elles se dégradent immédiatement en appropriation ? La prise de sens, de parole ou d’écriture à partir d’une posture spécialisée (l’artiste, le sociologue, le travailleur social…) ne me dérange pas dès lors qu’elle ne se réalise pas sur les décombres, les ruines, les disqualifications des autres initiatives. Comment penser et pratiquer un agencement qui ne soit pas immédiatement prise de pouvoir ? À nouveau cette question lancinante de la constitution démocratique d’une subjectivation collective.

Une disponibilité

Dans mon travail avec Slimane Raïs, j’ai été intéressé par la conception d’une prise de sens et d’écriture sociologique au sein d’un processus de « nature » artistique qui faisait bien sûr lui-même l’objet d’une prise de sens, de parole et d’écriture artistique par l’artiste lui-même et l’objet d’une multiplicité d’autres prises de sens par l’ensemble des personnes associées à ce processus de création. Comment faire vivre cette multiplicité de prise de sens et de parole sans qu’elle occasionne une déconsidération de certaines au bénéfice d’autres ? Deux écueils sont à éviter : ni misérabilisme populiste qui dénierait à l’artiste la spécificité de son propos, ni arrogance prédatrice de l’artiste qui ferait valoir sa « parole » à l’encontre de n’importe quelle autre.

Et encore, je n’ouvre pas ici la question (pourtant fondamentale) de la constitution d’agencement artistique sans la présence et la contribution d’une posture artistique spécialisée ! Je suis plus à l’aise pour engager la discussion sur le plan sociologique. Des agencements sociologiques peuvent se constituer indépendamment de la présence d’un sociologue, au sens d’une personne faisant profession de sociologie et investissant une posture spécialisée. Il me semble qu’il faut parvenir à faire vivre les sciences sociales sur ces deux plans : soit la sociologie se déploie sous la forme d’une constitution vernaculaire, liée à la démultiplication / dissémination des « compétences » intellectuelles au sein de la société, soit sous la forme d’une constitution « interactionniste et coopérative » en multipliant les interfaces entre la posture spécialisée du sociologue et de nombreuses autres postures.

Mélanie Perrier

Qu’entendez vous par la constitution d’agencements artistiques sans l’émergence d’une posture artistique spécialisée ? Y aurait-il selon vous la possibilité d’œuvres sans artistes ? Le champ du numérique et de l’hypermédia a démontré que l’on pouvait effectivement concevoir des œuvres autonomes sans réel auteur . Le champ de l’art plus « intersubjectif » ouvre sur des pratiques toujours plus immatérielles, mais il me semble que l’intuition fondatrice (de l’artiste) persiste malgré un accueil de la multitude, quoique très relative dans le domaine du numérique. À mon sens, il est difficile de faire l’économie – ne serait-ce que vis-à-vis du marché de l’art – de cette « posture spécialisée » dans la constitution d’une œuvre, même si cette posture est générée avec d’autres. Peut-être, est-ce à cause de la persistance de la clôture par le nom ? Les possibilités de la sociologie sont à ce titre encourageantes.

Des œuvres sans auteur

Le statut d’auteur pose toujours problème. Les rapports de « coopération » ne sont-ils pas une des pistes à examiner ? En effet, tant que le statut de ces postures « autres » (non spécialisées) n’aura pas été éclairci, le statut de l’auteur ne sera pas réglé. Il s’agit de s’interroger sur l’aménagement des différences et sur une redéfinition de la valeur, non pas du collectif mais du commun – un commun à envisager comme médium et non plus comme finalité, un commun que l’art rendrait productif, un commun qui se caractériserait comme l’incarnation, la production et la libération de la Multitude. « L’auteur comme posture » que vous annonciez précédemment semble s’affirmer comme celle d’un coopérant initial et se conçoit comme amorce, comme stimulateur de liens.

Par ailleurs, vous évoquiez le concept de « disponibilité » pour tenter de définir cette démocratie à l’œuvre. J’avoue être fasciné par les implications du terme et les priorités qu’il soulève par rapport aux agencements artistiques. Une conception « matérielle » et « objective » de la disponibilité, dites vous. L’agencement « disponible » deviendrait alors processus multiple, appelé à s’effacer devant les interactions des acteurs qui le composent – « disponible » de l’intérieur et au préalable. Au sein des dispositifs artistiques d’interaction, une telle perspective requalifie en termes de coopération ce qui est présenté habituellement comme participation.

Très réticente quant au terme de « participation », qui échappe difficilement dans la plupart des cas à l’instrumentalisation des participants, j’invoquerais plus volontiers le « faire une place » qui augure davantage un partage – une « place » rendue possible à la manière d’une prise de parole et d’une possibilité d’existence et faisant écho à la question du critique d’art Nicolas Bourriaud : Me donne-t-elle la possibilité d’exister en face d’elle ou au contraire me nie-t-elle en tant que sujet ?

Cette importante question de la place de l’autre, au sein d’un dispositif artistique (ou d’une autre nature d’ailleurs), est aujourd’hui autrement plus pertinente à examiner sous le paradigme de la Multitude, tel que l’a notamment revisité Antonio Negri. Poser la question démocratique de l’intérieur des pratiques serait affirmer une démocratie du dedans et non une démocratisation par le dehors. Ce serait postuler la multitude comme préalable et envisager la question du point de vue du « public » au lieu du « spectateur ». Ce serait aussi une manière d’interpeller la posture de l’artiste dans le champ même de son activité : une posture non pas en extériorité mais au côté des autres coopérants, une posture qui se ré-ajuste dans son rapport aux autres.

Pascal Nicolas-Le Strat

Vous m’avez conduit au meilleur endroit qu’il soit : ma propre limite sur le sujet. Peut-être que la question essentielle ne se situe pas dans les possibilités d’œuvre sans artistes mais bien plutôt du côté des « agencements pluralistes » qui réservent de nombreux devenirs où se rencontrent des pratiques issues de postures différentes, dont celle de l’artiste bien sûr, mais à condition qu’elle n’occulte pas celles des autres personnes impliquées dans la situation et coopérant au processus.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, mars 2004