À propos de : Marcienne MARTIN, Le langage sur l’internet – un savoir-faire ancien numérisé, éditions L’Harmattan, 2007.
L’auteure part de l’hypothèse qu’internet fonctionne comme un laboratoire in vivo dans lequel un langage écrit est en train de se créer. Ce langage en devenir a pour particularité de n’utiliser que la forme écrite, alors qu’habituellement une langue émerge sous une forme orale et, en second temps, bascule vers une graphie des sons (p. 11).
Les usagers de ce langage-internet en attendent :
– une communication écrite aussi rapide et réactive que celle en cours dans les échanges oraux,
– une qualité expressive (émotion et sentiments) aussi forte que celle permise par le langage oral.
Les locuteurs utilisent donc un code dont la forme est l’écrit, et le fond, l’oral (p. 12). D’une certaine façon, ils parlent l’écrit (p. 80).
Cette nouvelle façon de communiquer par l’écrit provoque un éclatement des conventions d’écriture, qu’il serait injuste de considérer uniquement comme un laisser-aller orthographique et typographique.
La manière de converser sur internet : les salons ou salles de discussion (les « chats »)
Cette manière spécifique de converser comporte plusieurs caractéristiques :
– Les prises de parole se succèdent plus qu’elles n’alternent. Les messages s’affichent selon l’ordre d’envoi. Chaque internaute-locuteur affiche à l’écran sa séquence conversationnelle au moment où il en termine la rédaction (p. 27). La conversation se développe donc plutôt sur un mode rhizomatique.
– La durée des séquences de parole a peu d’influence sur le déroulement de l’échange. Que l’internaute-locuteur frappe deux lignes ou dix sur son clavier, la vitesse d’affichage à l’écran restera la même car elle est simultanée à l’enfoncement de la touche enter du clavier (p. 28).
– Il n’existe aucune préséance entre des messages qui s’affichent dès qu’ils sont envoyés. La prise de parole n’est filtrée ni par des conventions conversationnelles (le tour de parole), ni par des règles de politesse (couper la parole), ni par des prises d’autorité (une parole experte)…
– Ce langage retrouve la réactivité de l’expression orale mais il n’en possède pas la progressivité. En effet, dans l’expression orale, la pensée se précise au fur et à mesure qu’elle s’énonce par un travail de répétition, d’hésitation et de reformulation. Lors d’un échange internet, la séquence conversationnelle est écrite puis envoyée en l’état (p. 76).
De nouveaux procédés de validation interlocutoire
Dans une conversation « classique », impliquant deux ou plusieurs personnes en situation de face à face, de nombreux procédés de validation interlocutoire sont à l’œuvre : utilisation de procédés phatiques [1] du type reformulation ou variation de l’intensité vocale ; recours à un langage non verbal : changement de posture ou mimique ; production de phatèmes comme « hmm » (p. 33). La conversation sur internet échappe à ces procédés, en particulier par l’absence de toute manifestation kinésique (mouvements du corps).
Sur internet, de nombreux procédés de validation interlocutoire, notamment ceux qui relèvent du paraverbal ou du non verbal, disparaissent et sont remplacés par d’autres procédés (p. 33) :
– utilisation du clavier pour provoquer des effets perlocutoires [2] : taille de police, couleur, type de caractère, marques graphiques…,
– transcription sur un mode écrit des expressions utilisées habituellement à l’oral,
– recours à des pictogrammes à contenu expressif, du type 🙂
– utilisation d’un « pseudo » porteur d’indices (p. 38).
Un code langagier spécifique
Pour réussir à parler l’écrit, ce langage recourt à plusieurs procédés :
– des graphies phonétisantes comme, par exemple, l’écrasement phonétique de la locution « chais pas » pour « je ne sais pas », l’apocope comme « pseudo » pour « pseudonyme » ou encore l’aphérèse [3] comme « zic » pour « musique » (p. 50) ;
– la forme du rébus comme « 7 A DCD 2 rir » pour « c’est à mourir de rire » (p. 54) ;
– la structure dite de l’écriture rapide que chacun utilise et déchiffre sans problème : « tt », « bcp » ou « bjr » (p. 54), souvent sous la forme du « tout consonantique » (p. 75) ;
– l’évacuation des normes orthographiques usuelles ;
– l’utilisation des pictogrammes, c’est-à-dire des signes figuratifs qui restituent par leur tracé une émotion ou une réaction, une qualité ou un caractère. Ces pictogrammes électroniques initialisent des champs sémantiques à partir d’une graphie de base. Ils peuvent s’analyser comme une clé de compréhension et d’interprétation (p. 133). Ils permettent, par exemple, à l’internaute-locuteur de partager son état émotionnel (p. 134).
Ce code langagier est à la fois de nature linguistique avec l’utilisation d’un langage remanié pour des besoins d’économie (graphies phonétisantes, écriture rapide, évacuation des règles orthographiques) et de nature paralinguistique par le recours à des pictogrammes pour traduire des émotions ou des réactions habituellement rendues par l’expression du corps ou du visage (p. 97). Ce langage de type plurigraphique recherche une expressivité dans la rapidité (p. 131).
Commentaire :
Plutôt que de parler, comme l’auteure, de la création d’un nouveau langage, nous préférons retenir comme hypothèse l’existence aujourd’hui d’une pluralisation de la langue, à savoir l’émergence au sein d’une même langue d’une grande diversité de pratiques langagières. De ce point de vue, la pratique conversationnelle sur internet contribue à rendre plurielle la langue, comme y parvient également le rap ou le slam. C’est ce processus de pluralisation qui nous semble essentiel, moins la question de la codification des langages qui émergent à cette occasion (3ème chapitre de l’ouvrage).
Cet effet de pluralisation interpelle notre « politique de la langue » : Va-t-on systématiquement opposer à ces expériences langagières la légitimité non discutable des conventions scolaires et académiques ? Va-t-on reconduire à l’encontre des langages contemporains la politique de disqualification et de déconsidération qui a été menée contre les langues régionales ? Comment articuler et agencer ces pratiques différenciées de la langue ? Est-il possible de vivre son rapport à la langue de façon plurielle et pluraliste ? De s’exprimer également et indifféremment dans un langage conventionnel (celui dispensé par l’école), dans un langage minoritaire (marque d’une appartenance sociale), dans un langage spécifique à l’usage d’un médium (langage internet) ou, encore, dans un langage spécialisé (celui de la science sociale, par exemple)… ? Comment défendre cette forme de pluri-linguisme interne à une même langue ?
Une telle « politique de la langue » est nécessairement « située » et contextualisée : Quelle pratique de la langue pour quelle finalité ? Quelle pratique de la langue pour quel usage ? Quelle pratique de la langue pour quel médium ?
Par exemple, dans un centre de formation professionnelle, quel langage apparaît le plus approprié pour la transmission des connaissances et la rédaction d’un mémoire ? Pour un forum de discussion entre étudiants ? Pour un enseignement à distance ? Pour un récit d’expérience professionnelle, très souvent subsumé sous un langage psycho-psychanalytique ? Une politique de formation implique donc l’existence d’une « politique de la langue ». Celle-ci existe, de facto, sur un mode implicite : hégémonie de la langue « scolarisée », hiérarchisation des langages spécialisés au profit souvent d’une vulgate sociologique ou psycho-psychanalytique… L’émergence d’un langage internet représente donc une opportunité pour réfléchir à l’ensemble des pratiques langagières, spécifiques (à un usage) ou spécialisés (dans un champ disciplinaire), qui sont impliquées par une politique de formation.
Pascal NICOLAS-LE STRAT, 2007
[1] Fonction phatique : fonction du langage destinée à entretenir le contact (une reformulation, par exemple).
[2] L’effet perlocutoire correspond à l’effet, intentionnel ou non, produit par le locuteur sur le destinataire du message.
[3] Aphérèse : suppression d’un ou plusieurs phonèmes au début d’un mot. Exemple : bus pour autobus.