Le récit d’expérience

L’expérience s’éloigne, devient incertaine. Elle se fait encore entendre, mais de loin. Que va-t-il subsister ? Des traces visuelles ou sonores, écrites ou figurées. Et les innombrables récits que les participants peuvent en faire. Comment faire venir au jour – à fleur de connaissance [1] – une réalité que chacun a vécu sur un mode si personnel ? Toute expérience inaugure une possibilité indéfinie de commentaires et de narrations, de descriptions et d’analyses, que l’éloignement et la perte ne cessent d’attiser et de stimuler. Car c’est bien l’absence qui exalte cette prise de parole. Au fur et à mesure que le « texte » originaire de l’expérience s’estompe, d’autres textes viennent le reprendre, le prolonger, le restaurer, le réinventer… Chaque récit porte témoignage de cette situation qui a été vécue en commun mais que chacun reparcourt à sa façon, dans l’horizon de vie et de pensée qui est le sien.

C’est en l’amicale compagnie de Jean-Paul Thibeau et dans le cadre du laboratoire d’expérimentation artistique et sociale qu’il anime (au bord des protocoles méta) que nous avons mis en pratique et en réflexion le « récit d’expérience », une première fois au cours d’une session à Roubaix, puis lors d’un nouveau séminaire à Aix-en-Provence. D’autres initiatives ont suivi, sur différents terrains, en différents lieux : au Palais de Tokyo, dans le cadre d’un Laboratoire de paroles, et à l’occasion d’une déambulation dans le quartier La Viste / Belvédère de Séon à Marseille [2].

Ménager des voies d’accès

Comment rendre manifeste une réalité à laquelle nous n’accédons plus ? Comment faire parler une expérience alors qu’elle se dérobe, se dissimule dans notre souvenir ? Souvent, le narrateur tente désespérément de combler les vides, les blancs, les impossibilités auxquels il se confronte tout au long de son récit ; il relance sans cesse de nouvelles descriptions qui complètent (ou non) la description déjà ébauchée. Il n’en finit plus d’interpréter ce qui l’a déjà été. Nous avons tous en tête des situations de ce type où le narrateur ré-ouvre une conclusion aussitôt son propos conclus (“pour conclure, et je conclurai vraiment là-dessus, je dirais…”). Tous, nous avons pourtant conscience que les vides ne seront pas comblés, ni les oublis réparés, mais aucun d’entre nous n’échappe à cette tentation de vouloir pallier à tout prix ces interprétations qui font défaut et ces descriptions si souvent lacunaires. Le narrateur court alors derrière son propre récit et surenchérit dans sa quête du détail. Il se piège lui-même. Il multiplie les descriptions et les explications mais aucune ne suffit à la tâche. Le narrateur « dévore ses formules les unes après les autres. Voracité de l’énonciation : devant elle aucun énoncé ne tient » [3]. Par chance, il arrive parfois que le narrateur lâche prise et admette qu’un récit, aussi soigné soit-il, ne sera jamais adéquat à ce qui a été vécu. Dès lors, le récit d’expérience laissera entrevoir plus qu’il ne montrera ; il fera entendre mais de loin. Il dessinera des perspectives sans chercher à les délimiter. En un mot, il ménagera des voies d’accès à partir desquelles chacun pourra librement circuler. Ce changement d’attitude et ce déplacement de posture sont essentiels. Un récit d’expérience, c’est en premier lieu la prise de conscience d’une perte et d’une impossibilité ; et c’est autour de cette perte et de cette impossibilité que le narrateur et ses interlocuteurs vont pouvoir se rencontrer. Cette impossibilité, ils la partagent ; elle leur est commune. Elle constitue le meilleur motif de leur rencontre. Le narrateur et ses interlocuteurs se rejoignent autour d’une même nécessité, la nécessité de concevoir un nouveau « présent » pour une expérience qui se fait entendre loin, très loin de son terrain de réalisation. Tant que le narrateur reste arc-bouté sur l’expérience dans les termes où il l’a vécue, tant qu’il reste obnubilé par la précision et l’authenticité de son récit, la discussion ne parvient pas à se nouer. Car une telle fétichisation de l’expérience vécue dissuade tout dialogue. Pour que la rencontre soit possible, il faut que le narrateur fasse une part du chemin, qu’il fasse sienne cette impossibilité et l’assume. L’expérience ne devient accessible que si elle s’extravertit et se désolidarise d’elle-même. Comment pourrait-elle se discuter et se communiquer si elle se clôt en elle-même, si elle « enclot en soi la vérité » [4], si elle se préoccupe principalement de ré-attester ce qu’elle a été et ce qu’elle sera toujours, si elle se confine dans ce qui a constitué son unicité de sens et de vécu ?

Un double empiétement de sens

Le narrateur campe à la lisière de deux mondes : le lieu de l’expérience auquel seul il accède par son travail de remémoration et l’espace de dialogue qu’il inaugure par son récit d’expérience et auquel tous les participants vont librement accéder. Un tel écart est constitutif de sa posture – l’écart entre ce qui a été expérimenté et ce qui peut en être dit, l’écart entre l’expérience telle qu’elle a été vécue et l’expérience telle qu’elle est impliquée par le récit qui en est proposé. La difficulté pour lui est de proportionner son exposé. Une part du récit le renvoie à la singularité de ce qu’il a ressenti, l’autre à la libre interprétation de ses interlocuteurs et aux surprises qu’elle lui réserve. Le narrateur vit la situation d’un frontalier campant à la lisière de deux mondes [5], également attentif à l’un et à l’autre. Le récit d’expérience se manifeste idéalement à travers ce mouvement incessant de dé-territorialisation (se dérober) et de re-territorialisation (s’impliquer), à travers un double empiétement de sens qui fait que nous acceptons que ce qui fait sens pour l’autre puisse le faire ponctuellement pour soi. Arrive un moment où les interlocuteurs deviennent pleinement locuteurs et s’emparent des mots qui leur sont adressés pour les reparcourir dans de nouvelles perspectives et sur d’autres terrains. Ils discutent et confrontent. Ils esquissent une interprétation ou tentent une explication. Ils font écho à d’autres situations. Le récit d’expérience produit son œuvre. Un espace de parole s’est constitué et, au sein de cet espace, l’expérience existe désormais en tant qu’expérience commune, par l’entremise des multiples interprétations qui lui sont adressées et les nombreuses variations dont elle est l’objet. Elle est revisitée et retraduite. Elle se mutualise par la lente superposition de couches interprétatives, minces et translucides [6], qui la recouvrent sans cesse de nouvelles significations sans pour autant masquer ce que les précédentes ont pu esquisser ou en dire. Elle se morcelle en un grand nombre de fragments qui se recomposent selon des points de vue nombreux et différents. L’expérience originaire est en quelque sorte subtilisée et dépossédée au bénéfice d’une expérience devenue commune, qui émerge à l’entrecroisement de ces diverses prises de paroles. Mais cette dépossession ne signe ni une perte ni un abandon. Au contraire, elle fraie la voie à de nombreux développements et maintient de la sorte l’expérience active et productive, présente et influente. Le récit a rempli sa fonction quand l’expérience est devenue multiplicité – multiplicité de perceptions et d’interprétations, de commentaires et d’appréciations. Le narrateur peut alors choisir de quitter discrètement la scène. Sa parole se fait pudique et concise, ainsi que la caractérise Walter Benjamin. « Plus le conteur renonce naturellement à toute différenciation psychologique, plus [ses] histoires pourront prétendre rester dans la mémoire de l’auditeur, plus elles se couleront parfaitement dans sa propre expérience, et plus il prendra finalement plaisir, un jour ou l’autre, à les raconter à son tour » [7].

Apprendre de son propre récit

Le récit d’expérience appelle une prise de parole. Il implique la constitution d’un espace collectif de rencontre et d’échange, conçu à dessein, dans le but de faire émerger des questions et solliciter des commentaires. Le récit d’expérience est une invitation au dialogue. C’est donc un dispositif dont le narrateur prend l’initiative mais qui, en retour, l’oblige, ainsi que le formule Isabelle Stengers – l’oblige à porter un regard différent sur sa propre expérience, l’oblige à accueillir les multiples malentendus qui ne manquent pas d’apparaître lorsqu’on porte à la connaissance des autres certains événements de sa vie, l’oblige, en fait, à laisser filer son propre récit et accepter de le voir bifurquer et trébucher dans l’écoute et le regard de ses interlocuteurs. Le narrateur ne s’exprime plus uniquement à partir du point de vue qui est le sien mais il le fait désormais à l’intérieur d’un espace de parole que son récit contribue à faire émerger mais dont il ne peut pas anticiper le développement. Cet espace « oblige » [8] tous les participants qui acceptent de s’y impliquer et singulièrement l’auteur du récit lui-même. Il les « oblige » parce qu’il les confronte à cette question fondamentale : est-ce que nous acceptons le risque d’être construit à notre tour par les paroles que nous entrecroisons à l’occasion d’un récit d’expérience et de la discussion qui s’en suit ? Est-ce que le narrateur va tenir à distance son propre récit de crainte qu’il le surprenne et l’entraîne sur un terrain incertain ? Ou au contraire va-t-il relever le défi que lui pose sa propre narration et accueillir les multiples interprétations qu’elle ne manque pas de provoquer ? Arrive un moment où le narrateur n’est plus à l’initiative. Son récit instaure un espace de parole qui, naturellement, se met à fonctionner à son compte propre. Va-t-il s’en défier, chercher à s’en protéger ? Va-t-il au contraire aborder sa propre expérience un peu différemment en regard des multiples questions que les autres lui adressent ? Ce à quoi nous « oblige » notre propre récit d’expérience, c’est bien de se mettre à son écoute et d’être capable de ré-apprendre de lui. L’expérience nous construit et son récit tout autant, par l’intermédiaire des multiples paroles qui s’entrechoquent en lui. Le narrateur vit alors un dépaysement par cela même qu’il décrit et se trouble à l’écoute de qui lui appartient pourtant si intimement. Effectivement, il apprend de son propre récit, d’autant qu’il se rend volontairement vulnérable aux nombreux développements que son acte de narration suscite.

Faire jouer les différences

Faire le récit d’une expérience consiste donc à mettre au travail les nombreuses variantes et variations qui ne manquent pas de survenir au moment de la narration. Le récit diffracte la situation en une grande diversité de points de vue, aussi nombreux que le sont les questions soulevées ou les interprétations proposées. Concevoir et conduire un récit, c’est manifester notre capacité à faire jouer les différences – à les solliciter – à l’intérieur même de notre propre récit. Une question surgit là où nul ne l’attendait ; une interprétation entrouvre un horizon jusqu’alors inaperçu. Le récit et l’auteur du récit deviennent alors « surface d’inscription, chambre d’écho, membrane sur laquelle rebondissent, souvent à [leur] insu, les projections multiples de tous » [9]. Comment se situer dans ce flux d’images et de paroles, de commentaires et de questionnements ? Comment apprivoiser cette multiplicité inhérente à n’importe quel récit d’expérience – cette multiplicité intempestive, dérangeante, créative ? Déjà, peut-être, en nous défaisant de cette propension à démontrer et à expliquer, spontanément associée à l’acte de narration : une position de pouvoir à laquelle nous aspirons mais, aussi, en symétrie, une position dans laquelle nos interlocuteurs nous assignent. Expliquez-vous ? Quelle solution apportez-vous ? Quels enseignements tirez-vous de cette expérience ? L’injonction à démontrer et à expliquer enferme le récit sur lui-même comme s’il devait déchiffrer en soi et découvrir dans sa propre texture l’ensemble de ses raisons et motifs. Pourquoi exiger de lui ce qu’il ne parviendra jamais à atteindre –le pouvoir d’apporter une réponse, le pouvoir de conclure – alors qu’il tire sa puissance, au contraire, de son irrésolution. Le récit vaut pour la multiplicité des questions qu’il soulève et qu’il contribue à mettre en forme. Il agit à la fois comme une surface d’inscription sur laquelle se diffractent nombre d’interrogations, à la fois comme un terreau dans lequel un questionnement va s’enraciner et prendre forme. En emboîtant le pas à François Deck, nous dirions que le récit d’expérience apporte, en premier lieu, une lisibilité à un problème (à des problèmes) à partir de leur transfiguration dans une forme questionnante. En ce sens, les récits « potentialisent des mobilisations de sens, des technologies intellectuelles, des rassemblements de personnes et des moyens partageables » [10]. Ils facilitent la formulation des questions plus qu’ils n’apportent de solutions ou n’imposent leur enseignement. Et c’est bien en procédant ainsi, en favorisant des lectures insolites et intempestives, que le récit d’expérience parvient « à faire taire les prophètes et les législateurs, tous ceux qui parlent pour les autres et en avant des autres » [11].

Un révélateur, un embrayeur de sens

Le narrateur construit une double liberté, d’abord dans son rapport à l’expérience qui n’est plus ni retenue ni intimidée par une exigence d’authenticité, symétriquement dans son rapport à ses interlocuteurs qui n’est plus contraint par une injonction de résultats. Sans preuve à apporter, ni solution à proposer, le récit suit son cours et déploie son intrigue. L’enjeu n’est pas tant de savoir ce qu’il est sensé recouvrir (un témoignage fiable ou une expression authentique), que de découvrir ce qu’il est capable d’amorcer, d’agencer ou de fabriquer. Qu’est-ce qu’il nous fait partager ? Dans quel questionnement nous entraîne-t-il ? À quoi nous fait-il penser ? Et fondamentalement : de quelle autre expérience nous rapproche-t-il ? Un récit d’expérience fait advenir une multiplicité d’autres expériences. Par son intermédiaire, de nombreuses autres situations de vie ou de création se rencontrent, silencieusement ou bruyamment, sous la forme d’un long échange ou d’un bref instant, dans une discussion à plusieurs ou une réflexion de soi à soi. Un récit d’expérience fonctionne donc comme un véritable découvreur d’expériences, dans la double acception du terme : il les débusque au cœur de notre existence et il ôte progressivement tous les filtres qui en masquent l’accès. À travers lui, de multiples expériences s’interpellent, se sollicitent ou se surprennent. À travers lui, nous faisons l’expérience d’un « commun ». Le récit d’expérience est un dispositif qui inaugure une communauté de sensibilité et de questionnement. C’est un révélateur et un embrayeur de sens. Il introduit des passerelles et esquisse des passages. Le récit d’expérience se vit, à son tour, comme expérience, comme une expérience à part entière : la mise en lumière d’un événement profondément enfoui en soi, la découverte de soi dans et par les mots de l’autre ou encore le sentiment de proximité et de familiarité que nous éprouvons vis-à-vis d’une situation qui nous est pourtant étrangère… C’est bien la qualité propre du récit qui est décisive, la pertinence de sa composition narrative : son déroulé, son rythme, son intensité ou encore son intrigue. Paul Ricœur insiste sur l’importance de cette mise en intrigue et sur son rôle médiateur. Ce qui est éprouvé par l’interlocuteur doit d’abord être construit par et dans le récit. Si une expérience nous parle alors que, fondamentalement, elle nous demeure inaccessible, c’est que le récit qui nous en est proposé l’a déjà articulée dans des signes, des concepts, des formes sensibles ou des normes qui nous sont familiers [12]. L’art du récit trouve toute sa force dans cette intelligence de l’intrigue qui agence des faits, articule des signes ou forme des sensibilités. C’est ainsi que l’expérience devient intelligible et déchiffrable sans pour autant devenir parfaitement transparente ou complètement accessible.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, septembre 2006

[1] Michel de Certeau, Le lieu de l’autre, Gallimard / Seuil, 2005, p. 21-22.

[2] Roubaix (15, 16 et 17 septembre 2005), session organisée par le Bureau d’art et de recherche (Corinne Melin et Véronique Barbezat) ; Aix-en-Provence (25, 26 et 27 novembre 2005), session coordonnée par Hélène Dattler ; Palais de Tokyo (25 mars 2006) ; Marseille/ Le Belvédère de Séon (21 mai 2006), à l’invitation de Christophe Péron dans le cadre du 4e Festival Art des lieux. Les activités du laboratoire …au bord des protocoles méta sont présentées sur le site www.protocolesmeta.com/.

[3] Michel de Certeau, La faiblesse de croire, éd. du Seuil, Coll. Points, 1987, p. 274.

[4] Michel de Certeau, L’étranger ou l’union dans la différence, éd. du Seuil, Coll. Points, 2005, p. 158.

[5] Michel de Certeau, La prise de parole et autres écrits politiques, éd. du Seuil, Coll. Points, 1994, p. 192.

[6] Walter Benjamin, « Le conteur (Réflexions sur l’oeuvre de Nicolas Leskov) », in Oeuvres III, éd. Gallimard, Coll. Folio essais, 2000, p. 129.

[7] Idem, p. 125.

[8] En tant que nous sommes « obligés » par notre propre pratique, cf. Isabelle Stengers, La vierge et le neutrino (Les scientifiques dans la tourmente), Les empêcheurs de penser en rond, 2006.

[9] Michel Anselme, Du bruit à la parole (La scène politique des cités), éd. de l’Aube, 2000, p. 108.

[10] François Deck, Performer la société, Biennale de Paris, octobre 2006.

[11] Michel Foucault, Dits et écrits IV (1980-1988), éd. Gallimard, 1994, p. 87.

[12] Paul Ricœur, Temps et récit – 1. L’intrigue et le récit historique, éd. du Seuil, Coll. Points-essais, 1983, p. 108 et sq.