Le travail historique du commun, à la lecture de « ZOMIA, ou l’art de ne pas être gouverné » de James C. Scott

« La vaste littérature portant sur la construction étatique, contemporaine ou plus ancienne, n’accorde quasiment aucune attention à son envers : l’histoire de l’absence d’État, délibérée et réactive. Je veux parler ici de l’histoire de ceux qui sont passés à travers les mailles du filet […]. Pratiquement tout, dans les modes de vie, l’organisation sociale, les idéologies et (de manière plus controversée) les cultures principalement orales de ces peuples, peut être lu comme des prises de position stratégiques visant à maintenir l’État à bonne distance. Leur dispersion physique sur des terrains accidentés, leur mobilité, leurs pratiques de cueillette, leurs structures de parenté, leurs identités ethniques malléables ainsi que le culte que ces peuples vouent à des chefs prophétiques ou millénaristes, tout cela permet en effet d’éviter leur incorporation au sein d’États et d’éviter qu’eux-mêmes ne se transforment en États », James C. Scott, ZOMIA ou l’art de ne pas être gouverné, Seuil, 2013, p. 10.

Une autre histoire est possible. James C. Scott en fait une démonstration exemplaire. Une histoire qui n’est pas celle, linéaire et évolutionniste, de l’imposition triomphante de la forme État. Une histoire qui relate la résistance opiniâtre et créative des peuples et des individus qui désiraient rester autonomes. Une histoire qui n’est pas retracée de l’unique point de vue des élites étatiques dominantes. Une histoire qui n’est pas celle des vainqueurs, mais celle des dissidents. L’histoire que nous conte James C. Scott est l’histoire des peuples qui ont su stratégiquement se doter d’un mode de vie suffisamment mobile pour se maintenir hors de portée de l’État. Lorsque le chercheur ou le citoyen se défait d’une vision étatico-centrée, il libère son regard et sa compréhension et il découvre alors que l’existence des peuples ne saurait en aucune façon se réduire au long cheminement vers un supposé plus haut degré de civilisation représenté par la forme État. Ce récit téléologique qui voit la victoire inéluctable, comme niveau supérieur de société, d’une forme spécifique de gouvernement caractérisée par la volonté de sédentariser et de concentrer les populations pour mieux les administrer et par l’instauration de techniques de gouvernement destinées à rendre l’activité de ces populations systématiquement lisible (recensement des individus), imposable / confiscable (captation des ressources) et mobilisable (conscription, réquisition). Ce processus de normalisation sous les auspices de l’État s’est toujours heurté à de puissantes résistances et il est resté longtemps minoritaire. « La gigantesque périphérie non gouvernée entourant ces États minuscules représentait également un défi et une menace. Elle abritait des populations fugitives et mobiles dont les modes de subsistance – cueillette, chasse, agriculture itinérante, pêche et pastoralisme – étaient fondamentalement inappropriables par l’État. La diversité, la fluidité et la mobilité mêmes de leurs moyens d’existence signifiaient que, pour un État agraire adapté à une agriculture sédentaire, ces régions ingouvernées et leurs populations étaient stériles sur le plan fiscal » [1]. James C. Scott nous propose donc une autre histoire, une histoire conçue à partir d’un point de vue radicalement différent, celui des peuples en résistance et des territoires restés ingouvernés, à partir donc d’un autre centre de perspective politique, celui des réfractaires (à la sédentarisation), des fugitifs (face à la conscription et aux réquisitions) et des rebelles (à toute assignation identitaire, en particulier ethnico-nationale).

Tenir l’État à distance, se tenir à distance

Cette « autre » histoire intéresse grandement mon questionnement sur le travail du commun. Il ne saurait en effet y avoir de commun que dans un rapport oppositionnel aux formes de gouvernement étatique et au régime de dépossession politique (hiérarchie, délégation, verticalité) et d’appropriation socio-économique (réquisition, imposition, conscription) qui les caractérisent. Il ne saurait y avoir de constitution d’un commun que dans une relation ré-inventée à l’histoire et dans un rapport créatif avec les riches antériorités de résistance et de conquête d’une autonomie. L’histoire telle que l’expose James C. Scott s’est largement tarie aujourd’hui en raison de l’hégémonie de l’État-nation. Pour autant, elle ne disparaît pas. Elle ruisselle, elle irrigue en profondeur. Elle adresse par de-là les générations ses espoirs et son espérance. Il y a donc une trajectoire historique à reprendre, à retisser, à retracer. La continuité n’est évidemment pas linéaire, mais l’insistance à rester libre et la résistance à l’emprise des États transcendent les époques et les géopolitiques. C’est en regard de ces antériorités de luttes, qui sont aussi des fuites, qu’un travail (contemporain) du commun réussira à acquérir sa densité historique. Ces dissidences, cette capacité à décourager toute emprise étatique, ces trajectoires statofuges, ainsi que les désigne l’auteur, relèvent d’un mouvement de longue portée, qui persiste en se métamorphosant, qui insiste en s’adaptant aux conjonctures, qui résiste à l’usure du temps en explorant de nouvelles voies. Ce mouvement porte jusqu’à nous, encore aujourd’hui, même si, en première apparence, il apparaît particulièrement affaibli, voire complètement défait. Ce refus de se laisser gouverner, ces logiques statofuges, cette capacité à toujours réinventer une autonomie représentent pourtant bel et bien le défi contemporain qu’un travail du commun reprend désormais à son compte. La constitution du commun, comme alternative substantielle à la forme État, nous réinscrit dans cette (autre) histoire, sous des formes évidemment différentes et des aspirations renouvelées. Cette histoire statofuge – James C. Scott évoque à ce propos une histoire anarchiste (p. 10) – ne se reconduit évidemment pas à l’identique. Il serait vain, et idéologiquement désastreux, de vouloir réintroduire des pratiques qui ont fait leur preuve en des temps passés et qui ne sont d’évidence plus les nôtres. Ce serait d’ailleurs aller profondément à l’encontre de la « leçon » que nous adressent ces peuples ingouvernés. Ces peuples, comme l’ouvrage en fait la démonstration, sont parvenus à préserver leur autonomie et à tenir à distance / se tenir à distance de l’État parce qu’ils ont su en permanence réinventer leur identité et leur culture, parce qu’ils ont été capables d’innover, parce qu’ils ne se sont jamais laissés piéger et enfermer dans une expérience précédente. De cette histoire ancienne de résistance, rien n’est à transposer comme tel sur le terrain d’aujourd’hui, mais tout est à redéployer, à reformuler, à retracer. Ces antériorités sont constitutives de notre histoire présente, non pas comme des exemples à reprendre mais comme un exemple à suivre, non pas comme un acquis à préserver mais comme une invitation à poursuivre, comme un mouvement à transcender, comme une filiation à réinventer, avec une grammaire et un imaginaire évidemment nouveaux, adaptés aux situations du moment. Le travail du commun rouvre cette histoire. Mais il est honnête de souligner qu’elle se rouvre aussi massivement dans des formes profondément réactionnaires et violentes au sein de géopolitiques où la forme ethnico-centrée de l’État national est en déliquescence et où elle est désormais massivement rejetée. La constitution du commun revêt donc un enjeu historique majeur, et urgent, à savoir renouer avec une histoire émancipatrice de la résistance à l’État, afin de camper une alternative à la forme-État sous le signe de la liberté et de l’égalité. Cette histoire statofuge peut donc se rouvrir soit sur un mode réactionnaire (fascisant), soit sur un mode émancipateur. Le travail historique du commun est donc confronté à ce défi.

Le commun doit se rallier à cette histoire de longue portée. L’expérience de la Zomia, ainsi que nous la rapporte James C. Scott, en est un maillon influant. En ouverture de son ouvrage, l’auteur la dépeint en ces termes : « Zomia est un terme récent, employé pour désigner grosso modo tous les territoires situés à des altitudes supérieures à environ 300 mètres, des hautes vallées du Vietnam aux régions du nord-est de l’Inde, et traversant cinq pays d’Asie du Sud-Est […]. La thèse que je défends ici est à la fois simple, osée, et polémique. La Zomia est la dernière région du monde dont les peuples n’ont pas encore été complètement intégrés à des États-nations. Ses jours sont comptés. Il n’y a pas si longtemps, de tels peuples se gouvernant eux-mêmes représentaient la majorité de l’humanité » [2]. La Zomia s’est configurée, et constamment reconfigurée, au gré de l’arrivée constante de populations et d’individus qui faisaient le choix de vivre hors de portée des États s’étant constitués dans les basses terres sous la forme de « sociétés sédentaires à l’habitat dense, productrices de céréales, structurées par la propriété foncière et les disparités de pouvoir et de richesse qui l’accompagnent » [3]. La Zomia est la résultante de ces déplacements ; elle prend forme à l’entrecroisement de ces nombreuses lignes de fuite. Elle représentait donc une zone-refuge ou une zone de morcellement, où les populations s’installaient au hasard de leur migration ou de leur exode ; et l’ensemble de ces « éclats humains » (p. 29) finissaient par constituer des régions d’une rare complexité ethnique et linguistique. Ces peuples se mettaient à l’abri des taxes ou des travaux forcés, des réquisitions de guerre ou des épidémies associées à la concentration de populations en plaine, dans les zones d’irrigation et de monoculture céréalière, des zones que l’auteur nomme les États-rizières.

Embrasser une existence plus autonome

Zomia n’est donc pas une aire géographique à l’identité clairement établie, ni aux frontières précises ; elle est fluctuante, mouvante, malléable comme le sont les résistances et les intelligences de survie. Ces sociétés du dehors, de l’en-dehors, ces sociétés qui se construisaient en extériorité – mais sous la forme d’un dehors (de l’État) qui pouvait être majoritaire – restaient fondamentalement hétérogènes et décourageaient les efforts des administrateurs coloniaux ou des anthropologues pour les cartographier et les catégoriser. Elles défiaient toute tentative de classification trop univoque ou rationnelle. Zomia désigne donc, avant tout, un lieu de résistance qui ne peut donc pas être reporté précisément sur une carte. Elle fluctue, se territorialise et se reterritorialise en fonction des stratégies statofuges et des dissidences. Son peuplement est donc un « effet d’État », un effet de la résistance à l’État. La Zomia s’apparente moins à une aire géographique délimitée qu’à une surface de résistance – une surface politique de réfraction et de réaction – parcourue, traversée, abandonnée puis retrouvée, désertée par certains, réoccupée par d’autres. Cette défense farouche d’une autonomie n’est évidemment pas l’apanage d’une géopolitique particulière. Zomia peut, dans une certaine mesure, faire concept et valoir, en tant que forme caractéristique d’une insoumission, pour d’autres terrains, d’autres peuples et d’autres temps. James C. Scott envisage explicitement cette possibilité de transposition et, éventuellement, de généralisation : « J’en suis arrivé à considérer cette étude sur le massif continental de la Zomia non pas tant comme une étude qui porterait sur les peuples des collines en soi, mais comme une contribution à une histoire globale des populations qui s’efforcent d’éviter l’État ou qui en ont été expulsées » [4]. La Zomia est issue d’un long processus de marronnage (p. 176), au sens classique d’une population en fuite pour échapper à la subordination. Cette expérience est partagée par de nombreux peuples. « Ce n’est que très récemment que nous avons mesuré l’ampleur du phénomène qui a conduit de nombreuses populations apparemment plus primitives à abandonner délibérément l’agriculture sédentaire et l’assujettissement politique pour embrasser une existence plus autonome. […] C’est dans le Nouveau Monde que l’on trouve les exemples les plus frappants de ce phénomène. Pierre Clastres a été le premier à affirmer que de nombreuses tribus de chasseurs-cueilleurs d’Amérique du Sud, loin d’avoir été oubliées par le progrès, avaient précédemment pratiqué l’agriculture permanente et vécu en formations étatiques, pour ensuite y renoncer afin de se soustraire à l’assujettissement. D’après Clastres, ces peuples étaient parfaitement capables de produire un important surplus économique et de donner naissance à un ordre politique de grande échelle, mais ils ont choisi de se passer de structures étatiques. Méprisées par les Espagnols, qui voyaient en eux des peuples sans Dieu, sans loi et sans roi (à la différence des Incas, des Mayas et des Aztèques), ces populations avaient opté pour un ordre social relativement égalitaire, dont les chefs n’avaient que peu ou pas de pouvoir sur leurs semblables. […] Clastres [5] étudie nombre de cas similaires impliquant des peuples initialement sédentaires qui, dès qu’ils étaient menacés par l’esclavage, le travail forcé et les épidémies, adoptaient des stratégies de subsistance conçues pour les protéger » [6].

La question que Zomia nous adresse aujourd’hui est bien celle de la possibilité encore envisageable ou non de se désister, de faire défection et de se réfugier en un lieu suffisamment escarpé et éloigné pour décourager l’emprise étatique. Cette possibilité est devenue improbable ; elle est pourtant indispensable. Les nouvelles technologies de communication et de déplacement, propres au capitalisme avancé, sont destructrices des distances et abolissent définitivement l’éventualité de penser la fuite sous la forme d’une prise de distance physique. Les collines n’existent plus, les déserts non plus, pas plus que les marécages. Ils n’existent plus comme refuge. Ils n’offrent plus la protection d’un éloignement. Et pourtant, la prise de distance reste une nécessité vitale, primordiale. Et pourtant, la préservation d’une autonomie continue à se faire insistante et pressante. Comment penser la mise à distance dans une forme qui ne soit ni physique, ni géographique ? Il ne subsiste plus d’ailleurs (des mondes périphériques, des nouveaux mondes) vers lesquels s’exiler mais il est pourtant urgent de penser et de constituer une alternative (un autre monde), et de parvenir à le faire concrètement, matériellement. Se mettre hors de portée mais sans espoir de refuge. Se décaler sans escompter une complète rupture. Se soustraire sans pour autant se dérober. Le travail du commun est porteur d’une forte exigence de mise à distance et de prise de distance mais sans espérer la réaliser sous la forme d’un déplacement physique, d’une distance géographique ou d’une terre de refuge. Si Zomia est encore en capacité de désigner notre espoir d’autonomie, la Zomia d’aujourd’hui n’est plus l’appel d’une terre-refuge.

Des intentions politiques profondément écrites dans les pratiques

Selon James C. Scott, « l’art de ne pas être gouverné » associe en fait deux logiques de résistance : à la fois une logique à visée externe, une logique proprement statofuge avec la volonté de se tenir à bonne distance du périmètre des États existants, à la fois une logique à visée interne, une logique propre à la communauté concernée qui s’efforce de décourager ou d’inhiber la formation d’un État. « Les deux sont liées sans pour autant être identiques. Les caractéristiques statofuges sont celles qui rendent très difficiles à un État de capturer ou d’assimiler un groupe et de le gouverner, ou de s’approprier de façon systématique sa production matérielle. Les caractéristiques inhibitrices, en revanche, sont celles qui rendent très peu probable l’éventualité qu’un groupe génère en son sein des structures hiérarchiques durables de type étatique » [7]. Les ingouvernés, s’ils veulent le demeurer, s’exposent sur deux fronts ; ils sont en butte à leur propre penchant à produire de l’État par mimétisme avec les formes politiques dominantes. Leur premier ennemi est intérieur. Ils encourent également toujours le risque d’être (r)attrapé par les pouvoirs étatiques établis, d’autant que ces populations ne renoncent pas systématiquement à établir des relations avec les États, avec lesquels elles peuvent par exemple commercer, mais cherchent à éviter leur assujettissement. La Zomia se situe hors de l’État mais toujours attenante à lui (p. 172). La friction avec la forme État est permanente. Elle peut prendre des formes violentes quand les États mènent des razzias dans les collines pour se pourvoir, en particulier, en population supplémentaire, indispensable à l’agriculture concentrée et sédentaire des rizières. Mais elle peut s’avérer plus sournoise par le simple fait que l’État cherche toujours à s’adresser à son semblable, à savoir à une autorité hiérarchique, et que ses représentants sont systématiquement en recherche de leur homologue, à savoir l’homme fort qui peut s’affirmer dans le groupe ou la communauté. Les peuples autonomes, et acéphales, sont confrontés dans leur relation aux États à la demande sans cesse réitérée, et à haut risque politique interne : « conduisez-moi à votre chef » (p. 365). La situation n’a pas changé aujourd’hui. Les institutions publiques sont toujours en quête d’un chef, d’un leader ou d’un « responsable ». Cette logique est destructrice des collectifs en faisant surgir artificiellement des prétendants au pouvoir (des petits chefs [8]).

De tels enjeux ne sauraient se résoudre par la simple introduction d’une distance géographique, même si cette distance physique (gagner les hauteurs) est indissociable de l’expérience de la Zomia, même si l’isolement et l’éloignement sont des stratégies statofuges efficaces. Ces dernières sont donc nécessaires sans être suffisantes. Cette prise de distance, manifestée sur le mode de la fuite et par la recherche d’une certaine invisibilité, s’accompagne de plusieurs choix stratégiques qui affectent significativement et durablement les modes de vie des groupes concernés. En quittant la plaine et en fuyant les État-rizières, les peuples et les individus qui entrent en dissidence vont adopter des formes d’existence autrement plus mobiles et réactives, en fait des formes d’organisation sociale adaptée à la fuite. Il s’agissait à chaque fois pour ces groupements humains de décourager les appropriations et les emprises en optant pour une structure sociale invisible ou indéchiffrable pour les bâtisseurs d’État (p. 279). Leur prévention de la forme étatique commande fortement leur choix d’organisation sociale. « Pour des raisons évidentes, une société physiquement mobile, distribuée sur une vaste étendue et susceptible de se scinder en unités plus petites, est relativement peu exposée à la capture par l’État » [9]. Comme l’écrivait Michel de Certeau, pour déjouer les mécanismes de domination, il convient de rester mobile dans le champ de vision de l’ennemi.

Cette structure résistante à l’assimilation (en tant que population assujettie à un État) et à l’appropriation (en tant que population soumise à l’impôt et à la conscription) se manifeste et se concrétise dans les aspects les plus ordinaires, donc les plus fondamentaux, de l’existence, car c’est bien l’ensemble de l’existence qui entre en résistance et, en premier lieu, les pratiques agricoles. La Zomia est associée à une forme d’agriculture furtive, car elle doit se remarquer le moins possible pour ne pas risquer d’être accaparée par les États prédateurs, et fugitive car ces populations doivent pouvoir se déplacer immédiatement dès qu’une menace se fait jour. « Là, dans des régions non immédiatement soumises aux lois de l’État et donc relativement à l’abri des taxes, des travaux forcés, de la conscription, ainsi que des épidémies et des récoltes perdues fréquemment associées aux concentrations de populations et à la monoculture, de tels groupes trouvaient une liberté et une sécurité relatives. Ils y pratiquaient ce que j’appellerai une agriculture d’évasion : des formes de culture destinées à se soustraire à l’appropriation étatique. Même leur structure sociale pourrait raisonnablement être désignée comme une structure sociale d’évasion dans la mesure où elle était destinée à favoriser la dispersion et l’autonomie, et à éviter une subordination politique » [10]. Cette agriculture furtive et fugitive se pratique sur de nombreux lopins dispersés qui se confondent avec leur environnement (p. 243). Elle privilégie des cultures dont la production s’étale au long de l’année, que l’on peut récolter à n’importe quel moment et qui ne réclament donc pas de stockage, trop facilement repérable et appropriable en cas de razzia. Les tubéreux sont priorisés. Une population « qui recourt à la culture des tubéreux peut revenir sur ses terres dès que le danger militaire est passé et déterrer sa nourriture pour chaque repas. […] Les variétés qui requièrent peu d’attention ou qui parviennent rapidement à maturité ont elles aussi des vertus anti-étatiques, puisqu’elles permettent une plus grande mobilité que les variétés à haute intensité de main-d’œuvre et à maturation longue. Quant aux variétés modestes et peu intrusives, qui ressemblent beaucoup à la végétation naturelle qui les entoure, elles déjouent les tentatives d’appropriation en échappant la plupart du temps au regard » [11]. Les tubéreux, particulièrement difficiles à détruire ou à confisquer, et faciles à récolter à n’importe quel moment de la saison (p. 243), s’érigent en véritable art de faire résistance, en authentique instrument de l’autonomie.

Des pratiques aux vertus statofuges

Cette volonté de se préserver de l’emprise des États s’inscrit au cœur des pratiques de subsistance et d’organisation sociale. Les intentions de ces populations se lisent explicitement dans leurs choix de plantation et de modes de culture. La culture sur brûlis est parfaitement appropriée à une population qui préfère se disperser et se fragmenter pour ne pas risquer d’être englobée et piégée dans un périmètre de contrôle étatique. Elle devient alors difficile à situer et impossible à regrouper. La fuite et l’évitement acquièrent ainsi une portée structurelle ; elles font structure.

Il s’agit certainement d’une des grandes leçons que nous adresse l’expérience de la Zomia, à savoir le souci de toujours implanter un choix au plus profond des pratiques et des activités et de l’intégrer au cœur même de la structuration sociale. Ce choix résistera et insistera d’autant plus qu’il sera complètement assimilé à la vie elle-même, qu’il fera donc un avec la vie. Cette défiance vis-à-vis des structures hiérarchiques et de leurs modes de gouvernement fait corps avec l’ensemble des identités, des techniques, des pratiques propres à l’existence sociale de ces peuples. Le refus d’intégrer les États-rizières n’est pas simplement de l’ordre d’une intention ou d’une proclamation, il arme toutes les pratiques, il les imprègne et les guide. Ce refus est constituant de l’organisation sociale et il en affecte fondamentalement toutes les dimensions. De ce point de vue, la Zomia relève d’une authentique écologie de l’ingouvernalité. Ces pratiques possèdent, comme telles, des vertus statofuges.

Au final, l’expérience de la Zomia nous aide à répondre à une question politique déterminante : qu’est-ce qui résiste ? Qu’est-ce qui permet de résister ? Avant tout les pratiques que l’on conçoit à cette fin. Comment se décaler par rapport aux emprises de l’État ? Sans hésitation, en instaurant, en implantant, entre l’espace de notre autonomie et l’espace que l’État quadrille, le maximum de pratiques et de dispositifs aux qualités et au talent statofuges. La résistance est le fait des pratiques et non de la simple intention des hommes. L’agriculture devient alors une agriculture de résistance (de fuite, de désertion) ; l’organisation sociale elle-même, dans son fonctionnement ordinaire, devient elle aussi une organisation de résistance. Ces peuples de la Zomia, dans leur choix de pratique et de structuration, ont donc systématiquement tenu deux objectifs, parfaitement consubstantiels. Les plantations étaient évidemment réalisées pour se nourrir mais elles devaient aussi assurer la protection du groupe contre les tentatives d’appropriation. La structure sociale égalitaire avait évidemment pour vocation de favoriser la vie en commun mais elle devait aussi décourager les tentations étatistes et protéger le groupe des prises de pouvoir verticalisées et hiérarchisantes. Elles agissaient donc sur deux fronts, celui d’une fonctionnalité sociale, à visée interne, afin d’assurer un minimum de bien-être au groupe, et celui d’une fonctionnalité politique (de résistance), à visée externe, avec le souci de préservation d’une autonomie et d’un art de ne pas être gouverné.

James C. Scott explore cette question sur un grand nombre de registres ; ce qui fait la grande richesse de l’ouvrage. Par exemple, cet art de ne pas être gouverné peut être observé également dans le choix de ces peuples de privilégier une culture de l’oralité et, corrélativement, dans la méfiance entretenue vis-à-vis de la littératie. Il s’agit d’une des hypothèses ambitieuses du livre que l’auteur formule en ces termes : « De tous les stigmates civilisationnels que portent les peuples des collines, l’ignorance de l’écriture et des textes est le plus prononcé. Et bien entendu, amener au monde lettré et à l’instruction officielle les peuples encore privés d’écriture est l’une des raisons d’être de l’État. Et pourtant : ne pourrait-on pas faire l’hypothèse que, considérés dans la longue durée, de nombreux peuples sans écriture ne sont pas tant pré-lettrés que […] post-lettrés ? Et si, à la suite de l’exode et des changements intervenus dans leurs structures sociales et leurs pratiques de subsistance, ils avaient laissé derrière eux les textes et les écritures ? Et si, pour avancer une hypothèse radicale, cet abandon du monde des textes et des lettres relevait d’une stratégie délibérée ? » [12]. Classiquement, dans une conception pauvrement évolutionniste de l’histoire, l’oralité est considérée comme un stade antérieur de l’histoire humaine. Et pourtant, l’oralité possède de nombreux avantages. Elle peut donc relever d’un choix sensé et raisonnable. En tout cas, l’hypothèse retenue par James C. Scott permet de rompre avec une logique déterministe qui laisse penser que le passage d’une culture orale à une culture de l’écrit se ferait uniquement en sens unique, selon un avancement supposé du progrès humain. De manière beaucoup plus pragmatique, l’hypothèse souligne le fait que l’écriture est une pratique à l’égal de bien d’autres – elle n’est pas une marque de civilisation –, et qu’elle peut donc être adoptée comme délaissée. Les peuples modulent leur rapport à l’oralité et à la littératie, comme ils modulent leur rapport aux pratiques vivrières ou, pareillement, aux pratiques de pouvoir. L’humanité a ouvert un large répertoire de possibles dans lesquels les peuples puisent en fonction de leur stratégie de vie et de survie. Ils sont en capacité de marquer leur préférence. Ces pratiques, en tant que telles, ne sont ni particulièrement « barbares », ni particulièrement « civilisées ». Cette épistémopolitique tout à fait fondamentale vaut pour l’ensemble des réalités sociales. Les pratiques ne sauraient être étalonnées en regard d’un idéal du progrès. Elles ne s’inscrivent pas dans un rapport de succession / d’évolution mais dans un simple rapport pragmatique et stratégique d’opportunité. Une pratique – l’oralité ou la culture sur brûlis – ne marquent pas un degré de civilisation mais atteste d’un choix stratégique adéquat aux conditions de vie d’un peuple et à ses aspirations. « On considère que le mouvement allant de l’agriculture sur abattis-brûlis à la riziculture irriguée est univoque et correspond à un processus d’évolution. Contre cette vision, je soutiens que l’agriculture sur brûlis est principalement un choix politique » [13]. Le même propos peut donc être tenu concernant la préférence de certains peuples pour l’oralité. Il peut tout à fait s’agir d’un choix politique, à savoir la forme que prend une pratique de résistance. L’acquisition de l’écriture est systématiquement considérée comme un aller simple, sans possibilité de retour sauf à le voir comme une décadence, tout comme peut l’être le passage de la culture sur brûlis à la riziculture irriguée (p. 296).

Le commun ou l’art de ne pas être gouverné

L’oralité comporte plusieurs avantages. Il s’agit d’abord d’une compétence distribuée de manière beaucoup plus égalitaire que la littératie. La capacité de lire et d’écrire est largement moins partagée que la capacité à argumenter par la parole ; l’écriture était le privilège de dignitaires religieux ou d’une frange d’aristocrates savants. Les peuples de la Zomia farouchement opposés aux institutions étatiques hiérarchisées et inégalitaires pouvaient parfaitement trouver dans l’oralité les pratiques de savoir et de délibération parfaitement adaptées à leur volonté de maintenir leur peuplement dans une perspective égalitaire. La capacité à faire récit – en retraçant par exemple les généalogies – était donc une pratique communément partagée dont personne ne pouvait s’arroger l’exclusivité ou en faire sa prérogative. Sur une pratique orale, il est difficile d’étayer un pouvoir, sur une pratique de l’écrit, par contre, oui, très fréquemment. L’écriture accorde une autorité spécifique au récit qui devient texte – un texte qui fait alors autorité. Ce texte prélève dans le flux des commentaires et interprétations certains éléments qui vont donc être stabilisés et possiblement faire référence (p. 308). Au final une norme d’interprétation s’impose (elle est inscrite dans le texte) et peut servir alors d’instrument de gouvernement. À l’inverse, l’oralité laisse largement ouvert le jeu des interprétations et des arrangements de sens. Dans une stratégie statofuge, il peut être tout à fait avantageux pour une population de délaisser les pratiques d’écriture et la tradition de l’écrit afin de conserver une large marge d’autonomie interprétative. En particulier, les peuples ont toujours réinventé leurs généalogies afin de les adapter au moment présent, afin de pouvoir les mobiliser de la façon la plus adaptée aux attentes et aux intérêts de la période. Ces variations que permet la co-élaboration orale au sein d’une communauté sont fortement restreintes si la généalogie (en particulier dynastique) a été inscrite dans le texte. Cette généalogie est alors fixée et devient pérenne. Elle impose son sens et sa vision. Elle devient alors un appui non négligeable pour légitimer et stabiliser une autorité ou un pouvoir.

La force de l’ouvrage de James C. Scott est de toujours montrer que derrière des pratiques et des structures sociales (l’écriture, l’oralité, la rizière irriguée, la culture sur brûlis, la préférence pour des céréales ou des tubéreux…) résident des choix et des stratégies ; et, parmi les perspectives stratégiques majeures, celle de rester hors de portée des États est d’une importance historique tout à fait essentielle. Il n’existe pas de marqueurs civilisationnels qui viendraient déterminer un sens univoque d’évolution, de l’oralité à l’écriture, de la culture sur brûlis à l’agriculture sédentaire. Les peuples disposent d’une palette de possibles avec laquelle ils composent leurs conditions d’existence et leurs formes de vie, avec plus ou moins de réussite, plus ou moins de paix ou de violence. Cette orientation épistémopolitique est d’une parfaite actualité pour la période contemporaine, à un moment où l’horizon semble se rétrécir et la palette de choix se restreindre, à un moment où les gouvernants veulent faire croire qu’une seule voie s’impose désormais. Le travail historique du commun s’inscrit dans cette épistémopolitique en réintroduisant du choix et du possible là où la pensée dominante ne veut voir qu’un seul chemin à emprunter, qu’un seul tracé, qu’une seule logique.

James C. Scott souligne à plusieurs reprises dans son livre que l’histoire dont il propose le récit – l’histoire de la Zomia – s’interrompt dans l’après-Deuxième Guerre mondiale dès lors que l’État-nation est devenu hégémonique et que les technologies du déplacement et de la communication ont fait disparaître l’idée même d’éloignement ou d’isolement. Si cette histoire s’est interrompue, alors elle est à reprendre, à revivifier et à réengager. L’exigence de se maintenir hors de portée des États pour construire et préserver une autonomie reste un idéal politique largement partagé. Les stratégies statofuges ne seront évidemment plus les mêmes, mais d’autres sont en train de s’inventer, sous la forme justement d’un travail du commun, qui lui aussi hybride, décale, décourage les hiérarchies et défait les autorités. L’art de ne pas être gouverné reste un défi toujours aussi mobilisateur aujourd’hui ; cette volonté de ne pas s’assujettir / de ne pas se laisser assujettir est au cœur de la constitution d’un commun / de la construction des communs.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, août 2015

[1] James C. Scott, ZOMIA ou l’art de ne pas être gouverné, Seuil, 2013, p. 26-27.

[2] Idem, p. 9.

[3] Ibid., p. 368

[4] Ibid., p. 428.

[5] Pierre Clastres, La société contre l’État (Recherche d’anthropologie politique), Les éditions de Minuit, 1974.

[6] James C. Scott, op. cit., p. 252-253.

[7] Idem, p. 367.

[8] Yves Cohen montre à quel point cette figure du « chef » est hégémonique dans le modèle politique et économique occidental in Le siècle des chefs (Une histoire transnationale du commandement et de l’autorité), éd. Amsterdam, 2013.

[9] James C. Scott, op. cit., p. 367.

[10] Idem, p. 48.

[11] Ibid., p. 262.

[12] Ibid., p. 291.

[13] Ibid., p. 255.