L’écosophie du projet

Un projet ne se développe jamais dans le droit fil des objectifs qu’il s’est fixé lors de son lancement. Il se décale progressivement par rapport à ses propres énoncés. Cet écart et cette prise de distance sont consubstantiels à son développement. Il n’avance pas de manière linéaire comme le ferait une action qui se déclinerait à partir de ses ressources de départ et qui se déplierait donc, peu à peu, en parfaite continuité avec elle-même. Il ne reste pas figé dans un horizon limité de possibilités. Au contraire, il se montre réactif et réceptif aux multiples embûches et vicissitudes qui ne manquent pas de survenir. Il démontre alors une réelle qualité écosophique [1] en demeurant attentif à son environnement et ouvert aux nombreuses interactions auxquelles il prend nécessairement part.

L’action par projets s’est totalement banalisée, en particulier dans le champ des politiques publiques. Les projets d’intervention sont légion et chacun cible précisément sa population et son territoire d’implantation. Comment ces projets sont-ils conçus ? Comment s’intègrent-ils dans la gouvernementalité [2] d’ensemble de la société ? Dans quelles perspectives idéologiques et fonctionnelles s’inscrivent-ils ? La manière dont les projets sont définis et mis en œuvre deviennent des questions politiques et professionnelles stratégiques. En effet, c’est par leur intermédiaire que la politique publique parvient à investir les questions sociales au plus près des situations, au cœur des espaces de vie et d’activité. C’est en les démultipliant et en les disséminant qu’elle renforce sa portée biopolitique, c’est-à-dire sa capacité à infiltrer la vie de part en part et à la moduler de l’intérieur et par l’intérieur. Nous avons travaillé ces enjeux, en 2000-04, en collaboration avec Pierre Buisson, dans le cadre de la filière Développement social à l’Université Montpellier 3.

Une extériorité constitutive

La conduite d’un projet peut être lue comme un processus qui opère par traductions et déplacements successifs, en fonction des événements auxquels il se confronte ou des épreuves qu’il doit surmonter : l’intégration d’un nouveau partenaire avec des centres d’intérêt différents, une transformation imprévue qui affecte son environnement, l’apparition d’une question inédite ou d’une demande inhabituelle… Chacun de ces aléas donne lieu à une reformulation partielle ou globale du projet. Cette incertitude est constituante de son développement. Le projet ne reste donc pas consigné dans ses motifs et motivations de départ. Il se ré-étage au fur et à mesure de son avancée. Il progresse en se différenciant. Il module son existence. Un projet n’agit donc jamais en parfaite concordance avec ce qui était prévu ou programmé. De tels écarts ou discordances ne sont nullement signe d’échec ou de dysfonctionnement. Ils signalent, au contraire, une authentique qualité : la faculté dont dispose toute action de se déplacer, d’investir d’autres modalités d’existence, d’entrouvrir un nouvel horizon ou d’agencer différemment son fonctionnement. À la suite de Bruno Latour, nous opposons donc deux conceptions du projet. Selon une première conception, que nous qualifierions de « réifiée », le projet se déclinerait à partir de la logique qu’il « embarque » en lui dès son démarrage (sa programmation). Selon une deuxième conception, que nous jugeons nettement plus appropriée, le projet construit son existence pas à pas et ne révèle sa logique qu’en fin de parcours – une logique dont il s’est doté et qu’il a testé tout au long de son avancée, et non une logique qui l’aurait déterminé et guidé dès son lancement. Dans le premier cas de figure, toutes les considérations possibles du projet (ses valeurs, ses objectifs, ses moyens, ses partenaires…) embarquent avec lui dès qu’il largue les amarres et elles vont le suivre fidèlement. Le projet avance donc toujours identique à lui-même ; il se développe en se déployant de l’intérieur, comme s’il actualisait progressivement ce qu’il a incorporé à son origine : les objectifs secondaires prennent le relais des objectifs principaux, les étapes se succèdent sans coup férir. La réalisation d’un projet correspondrait donc à une sorte de récapitulation de ce qui le constitue initialement. Sa logique embarque avec lui dès qu’il quitte le port et fonctionne comme force d’inertie, comme poussée interne qui le fait advenir ; il s’indexe donc essentiellement sur elle, sur cette sorte de logique embarquée qui s’apparente peu ou prou à une programmation. La deuxième approche privilégie au contraire une logique écosophique [3]. Dans ce deuxième cas de figure, le projet ne « tient » pas de lui-même et par lui-même, par simple inertie, mais il tire sa force des nombreux rapports sociaux (de sexe, d’usage, de savoir…) qui se déterminent en lui et avec lesquels il va devoir batailler. Le projet est donc indissociable de son écologie propre, c’est-à-dire de tous les dehors qui le constituent, auxquels ils se confrontent et qui lui permettent d’exister. Comme l’écrit Bruno Latour, « à la naissance les projets sont tous mort-nés. Il faut leur ajouter de l’existence continûment, pour qu’ils prennent corps, qu’ils imposent leur cohérence grandissante à ceux qui les discutent ou qui s’y opposent. Aucun projet ne naît rentable, efficace, génial » [4]. Chaque question qui lui est opposée lui offre une opportunité pour affirmer sa singularité ou renforcer sa présence. Chaque nouveau contexte dans lequel il se risque lui apporte le supplément d’existence et le surcroît de sens qui lui sont nécessaires pour avancer. Chaque « extériorité » [5] à laquelle il se mesure l’oblige à affermir son point de vue et à assumer sa différence.

Des formes d’intéressement mutuel

L’idéologie classique du projet laisse entendre que les personnes qui s’engagent le font sur la base d’un intérêt commun. Un accord préalable serait indispensable. Un compromis devrait être posé avant toute chose. À l’inverse, nous pensons qu’un projet n’a de chance d’aboutir que si des personnes aux intérêts divers, voire disparates, acceptent de s’impliquer collégialement dans un processus, en ayant conscience qu’il leur appartiendra de définir et de délimiter ce processus, de le caractériser et de le négocier. Les partenaires s’engagent d’un commun accord mais sans nécessairement s’accorder sur l’ensemble d’un programme. La probabilité de faire aboutir un projet serait forcément très relative si tous les acteurs devaient, dès le début, être en accord sur l’essentiel. « S’il fallait que tous les acteurs s’accordent sans ambiguïté sur la définition de ce qu’il faut faire, alors la probabilité de réalisation serait très faible, car le réel demeure longtemps polymorphe […]. Pour ses débuts, il convient, au contraire, que des groupes différents, aux intérêts divergents, conspirent dans un certain flou pour un projet qui leur apparaît commun, projet qui constitue alors une bonne agence de traduction, un bon échangeur de but » [6]. L’intérêt (commun) pour le projet n’existe pas à son début mais il émergera par effet d’intéressement mutuel au long de l’avancée de la réflexion et de l’action. Ce n’est donc ni un acquis, ni un préalable mais un construit et ce « construit » socio-politique entremêle des motifs et des motivations forcément différents. L’enjeu n’est donc pas de trouver et de formuler, dès le départ, un compromis entre des intérêts particuliers, posés comme tels, a priori, mais de faire évoluer chacune de ces préférences particulières à travers leur confrontation démocratique, dans le mouvement même de l’action. Une des raisons d’être d’un projet, c’est justement de faire advenir le « commun » et le « partagé » et de les faire advenir en situation, dans une conjoncture donnée, en ferraillant avec chaque réalité. Ils ne se manifestent pas à froid, sur la base d’on-ne-sait quel arbitrage ou arrangement, mais se déterminent toujours à chaud, en prise avec le potentiel antagonique et polémique inhérent à n’importe quelle situation sociale. Comme le souligne Chantal Mouffe, « il ne s’agit pas d’établir une alliance entre des intérêts donnés, mais de modifier l’identité même des forces en jeu » [7]. Il s’agit bien d’élaborer une théorie du projet comme processus décentré et détotalisé, à l’interface d’une multiplicité d’intérêts entre lesquels n’existe aucun accord obligé, ni équilibre définitivement établi. Le projet, au départ, ne réunit donc pas les conditions de sa réussite mais il va les acquérir en fonction de l’intérêt que les partenaires vont lui accorder. Il se réalise ou se déréalise ; il gagne ou perd progressivement en existence.

Une multiplicité d’antériorités

Un projet ne se résume pas à ses réalités présentes ; il n’est jamais épuisé par l’ensemble de ses réalisations ni retenu en elles. Autrement dit, il préserve toujours une certaine disponibilité afin d’intégrer de nouvelles attentes ou de composer avec un nouvel enjeu. En élaborant le récit de leur expérience, les personnes rendent manifeste cette pluralité d’existences. Chaque récit singulier dévoile ou invente des « conditions de possibilité » assumées ou non, concrétisables ou non, explicites ou silencieuses. Il revisite le projet à partir d’autres envies ou d’autres opportunités. Aucune histoire officielle ne s’impose. Il ne s’agit pas de renouer avec ce que serait la vérité d’un processus (telle qu’elle aurait été définie à son origine, lors de la formulation des objectifs de départ) mais de l’instruire différemment, de l’informer sur la base d’un autre contexte d’action ou d’un autre ressenti. C’est donc bien à travers des effets de prolongement et de redéploiement, de singularisation et de pluralisation, que le projet accède à sa propre historicité, aucunement par la survivance d’un énoncé originaire ou la répétition d’une expérience fondatrice. L’ensemble des acteurs, en particulier les initiateurs de la démarche, doivent accepter que le projet se dise « en nom propre » [8] et fasse sienne une multiplicité d’antériorités, pas seulement celles des fondateurs mais aussi celles des nombreuses personnes qui le rejoignent pour des motifs « propres ». Ils doivent également accepter que la démarche se réemploie ailleurs et différemment et qu’à cette occasion le projet réitère sa méthode et sa démarche dans un environnement différent. Le projet est donc soumis à un double défi : il est traversé par une diversité de récits qui chacun exprime un fragment de son histoire et il est confronté à des circonstances nouvelles qui l’obligent à réviser son déroulement en proportion des apports et des innovations que cette contextualité inhabituelle lui réserve. Il affronte en conséquence une question décisive, que Luce Giard formule ainsi : « jusqu’où soutenir le pluriel des différences ? » [9], à la fois la pluralité des noms propres et la multiplicité des contextes d’action. La question est effectivement stratégique : jusqu’à quel point un projet peut se reparcourir et se retracer sans dissoudre pour autant son ambition politique et/ou professionnelle ? L’agencement du projet doit donc impérativement inclure un retour sur expérience suffisamment fréquent. Il suppose de reconstituer les expériences par une forme de « revécu ». C’est une façon de restituer la mémoire des événements et de rendre compte également de la manière dont ils ont été intégrés, appropriés ou modulés. En reconstituant et en restituant les expériences dans un rapport actif à l’historicité du processus, sous une forme offensive et impliquante de « revécu » et de « resingularisation », les participants au projet préservent le sens de leur action, sans pour autant l’enfermer dans une perspective unique ni le limiter à une simple reconduction de l’existant. « Il ne s’agit de rien de moins que d’une reconstitution, par un revécu, et donc aussi, par reformulation, d’une production originale […]. C’est un trajet à rebours du temps. C’est la reconstruction du donné de l’expérience par chaque [participant], reconstruction qu’il va confronter à celle des autres » [10]. Cette analyse expérientielle, ainsi que la nomme Philippe Zarifian, autorise donc un regard distancié sur la situation tout en contribuant à son développement. Elle réussit à rester en prise avec un contexte d’action tout en le sollicitant à partir d’une pluralité de points de vue.

Maintenir une disponibilité, une porosité

Le projet, dans notre conception, oscille toujours entre deux nécessités : l’instauration de dispositifs indispensables à son fonctionnement et le maintient d’une disponibilité maximale pour « accrocher » la participation et l’intérêt des personnes. Il demeure alors accessible afin d’intégrer la diversité des initiatives et des usages. Alors que les dispositifs (les procédés, les méthodologies, les recommandations…) assurent la continuité d’une démarche, la disponibilité, pour sa part, introduit des porosités. Les dispositifs ré-articulent et raccordent ce que l’activité à tendance à disjoindre. Ils constituent la trame fonctionnelle de l’action. La disponibilité, par contre, est une qualité, non de bon fonctionnement, mais de libéralité dans l’usage et dans la participation. Les dispositifs renvoient au projet tel qu’il s’organise et se régule, la disponibilité au projet tel qu’il se pratique et se vit. Dans un cas, il assoie son existence sur la base de procédures et de méthodes, dans l’autre, il libère les expériences à travers les nombreuses formes d’implication qui lui donnent sens. En recourant à cette distinction, nous voulons souligner le fait que le projet n’est jamais complètement ajusté à son propre fonctionnement et qu’il n’est qu’imparfaitement représenté par les dispositifs qui le font pourtant agir et exister. Il ne coïncide donc jamais totalement avec son propre fonctionnement. Entre le projet et ses dispositifs d’organisation et de régulation, se nichent des plages de silence, s’esquissent des lignes de fuite, s’ébauche une promesse d’ouverture. C’est de cet écart dont la notion de disponibilité essaie de rendre compte. Dans cet écart, d’autres implications, d’autres usages peuvent venir à l’existence. Cette discordance est irréductible. Mais comment sera-t-elle investie, travaillée, valorisée ? Les « porteurs » de projet vont-ils s’efforcer de combler systématiquement les ouvertures qui s’annoncent ? Feront-ils prévaloir à tout prix le projet tel qu’il a été instauré à l’encontre de ce projet discordant qu’ils découvrent inopinément, au détour d’une action, lorsqu’une initiative est prise sans s’accorder parfaitement avec ce qui avait été envisagé ? Comment parviennent-ils à négocier cet écart ? De quelle disponibilité « dispose » réellement le projet ? De quelle latitude ? De quelle marge d’appréciation et d’action ? En résumé, nous dirions qu’un projet manifeste nécessairement une certaine disponibilité, par le fait qu’il ne peut pas maîtriser complètement les processus qu’il amorce. Il se situe toujours au-delà ou en deçà de son fonctionnement prévu ou attendu. Il réserve toujours une certaine disponibilité. Mais cette disponibilité fait retour vers les personnes, en particulier les promoteurs du projet, elle les met au pied du mur. Voudront-ils l’ensevelir sous une surenchère de prévisions, de précautions et de programmation ? Resteront-ils aux aguets, inquiets du moindre écart, prêts à réduire au silence la moindre discordance ? Trop souvent les projets sont à l’image de leurs promoteurs : très en souci de satisfaire la programmation prévue, peu disposés à laisser des écarts se creuser, peu disponibles face à des sollicitations nouvelles. Précautionneux et suspicieux, ils s’arc-boutent sur les procédures et se montrent très démunis face à de nouvelles dispositions qu’ils ne maîtrisent pas. Par contre, en préservant sa porosité, le projet « autorise » une diversité d’usages et une pluralité de pratiques, qui ne se heurteront pas immédiatement aux habituels empêchements : l’impossibilité d’agir à cause de l’omniprésence des règles ou le renoncement à agir par un effet d’intimidation, i.e. une trop grande spécialisation qui dissuade les non-initiés ou la prise de parole « autorisée » qui renvoie les autres au silence.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, février 2007

[1] Félix Guattari, Les trois écologies, éd. Galilée, 1989. Selon l’auteur, l’écosophie est une manière de réinventer son rapport aux autres (écologie sociale), son rapport à soi (écologie mentale) et son rapport à l’environnement de vie (écologie urbaine). Sa philosophie nous invite donc à penser le projet non seulement du point de vue de ce qu’il incorpore en soi mais aussi du point de vue de ce qu’il implique pour les autres.

[2] Par « gouvernementalité », Michel Foucault entend l’ensemble des dispositifs et des procédures, des calculs et des tactiques, des analyses et systèmes de pensée qui permettent de gérer la vie dans sa globalité et une population dans sa spécificité. Cf. Sécurité, territoire, population (Cours au Collège de France. 1977-1978), Gallimard / Seuil, 2004.

[3] La première formulation « logique embarquée » est de Bruno Latour, in Aramis ou l’amour des techniques, éd. La Découverte, 1993, p. 59 ; la deuxième, « logique écosophique », est reprise à Félix Guattari, op. cit.

[4] Op. cit., p. 72.

[5] Chantal Mouffe souligne que l’idée d’extérieur constitutif est cruciale dans son argumentation car « en indiquant que la condition d’existence de toute identité est l’affirmation d’une différence, la détermination d’un autre qui va lui servir d’extérieur, elle permet de comprendre la permanence de l’antagonisme ainsi que ses conditions d’émergence », Le politique et ses enjeux (Pour une démocratie plurielle), La Découverte – MAUSS, 1994, p. 13. Sur cette base, elle s’oppose fermement au paradigme de la démocratie délibérative qui s’emploie essentiellement à désamorcer le potentiel d’antagonisme qui existe pourtant dans tout rapport social.

[6] Bruno Latour, op. cit., p. 47.

[7] Chantal Mouffe, op. cit., p. 41.

[8] Le nom propre en tant que “démonstratif d’existence”, selon la formulation de Michel de Certeau in La faiblesse de croire, coll. Points-essais, 1987, p. 274.

[9] Dans son introduction à l’ouvrage de Michel de Certeau, La prise de parole (et autres écrits politiques), coll. Points-essais, 1994, p. 17.

[10] Philippe Zarifian, Le travail et l’événement, éd. L’Harmattan, 1995, p. 72.