Lecture éprouvée

À propos de Katrin Solhdju, L’épreuve du savoir (Propositions pour une écologie du diagnostic), éd. Ding ding dong, 2015

La médecine a la possibilité de diagnostiquer certaines maladies avant que leurs symptômes n’apparaissent. Le médecin découvre la maladie – découvrir au sens véritablement de faire apparaître – alors que le patient concerné ne l’a pas éprouvée. Le diagnostic médical anticipe donc, comme jamais auparavant, sur l’expérience de la maladie. Ces tests présymptomatiques, que les avancées de la recherche génétique rendent possibles, dotent donc les médecins d’un pouvoir d’anticipation (ils disent le futur d’une maladie qui ne s’est pas encore déclarée) qui capacite étrangement leur pouvoir de diagnostic. Leur pouvoir-savoir ne porte plus exclusivement sur l’état présent de la maladie et sur son évolution prévisible mais surtout sur son état futur et donc sur son évolution attendue. Le diagnostic acquiert une portée prescriptive. Le centre de gravité du savoir-pouvoir médical se déporte donc significativement ; il capture l’avenir. Il prédit au patient (qui n’est pas un malade) la vie qui l’attend, inévitablement, inéluctablement. Le test présymptomatique est scientifiquement fiable. L’avenir est alors tracé. La maladie se déclarera dans les termes où la médecine le diagnostique / le pronostique. Une scène, avant tout politique, se met en place. Le médecin accède à une réalité (test présymptomatique) alors qu’elle demeure inaccessible à l’expérience de la personne – cette réalité la concerne, et puissamment, alors qu’elle ne l’implique pas, en tout cas pas encore, et pas à la mesure d’une épreuve personnelle, d’une épreuve qui affecte le quotidien de vie. Cette expérience lui est par ailleurs accessible à travers ce que ses proches, eux affectés, peuvent en vivre et donc lui faire découvrir.

Faire expérience de la maladie

Le livre de Katrin Solhdju prouve que cette scène de savoir-pouvoir, telle que je viens rapidement de la brosser, à l’évidence scientifique si affirmée, n’est pourtant pas inéluctable et que son « évidence » peut être relativisée ; d’autres scénarios peuvent s’écrire, et sont en écriture au sein de collectifs de malades, à condition de « faire expérience » de la maladie en termes différents et d’imaginer collectivement d’autres pratiques de savoir. Le test présymptomatique inaugure une scène (une maladie en avenir) qui ne peut pas rester celle exclusivement du médecin. Le vécu de la personne (concernée mais pas encore impliquée), celui de ses proches et des soignants aidant au quotidien, celui des malades, donc des personnes dès à présent impliquées par la maladie, occupent assurément une place essentielle, mais cette place est le plus fréquemment mésestimée, voire impensée. Le patient est le sujet principal de cette scène, dès l’annonce du résultat du test, mais un sujet incapacité, curieusement invisibilisé (en tout cas du point de vue de son expérience vécue et éprouvée), un sujet assigné à l’état (futur) dans lequel le savoir médical l’assigne. L’avenir semble tracé et le (futur) malade est dépossédé de sa trajectoire de vie. Comment peut-il reprendre prise ? Comment peut-il se faire entendre, et faire entendre ce vécu qui lui est propre ? Comment peut-il faire reconnaître l’expérience singulière qui est la sienne ?, une expérience qui ouvre nécessairement, qui construit, qui affecte… Comment faire en sorte que la maladie reste fondamentalement ce qu’elle est, à savoir une expérience de vie en devenir.

Alors que je lisais le livre passionnant de Katrin Solhdju, j’éprouvais pour ma part un parcours de soin décevant concernant l’altération majeure de la vision de mon œil droit. J’ai documenté cette expérience dans le journal d’activité que j’ai tenu de mars 2015 à février 2016. La lecture de L’épreuve du savoir et le mode de problématisation de la maladie auquel le livre invite sont venus télescoper mon expérience, et positivement, sous la forme d’une interpellation réciproque entre parcours de vie et cheminement intellectuel. Mon expérience de la maladie instruisait ma lecture, et l’éclairage théorique du livre affectait la façon dont je me rapportais personnellement à la déficience partielle de ma vue.

À la date du Vendredi 30 octobre 2015, j’écris dans mon journal : « À 13h45, j’avais rendez-vous avec mon ophtalmologue. Avant l’été, nous étions convenus d’interrompre les soins et de laisser du temps au temps. La situation s’est dégradée. Au test de vue (les séries de lettres à déchiffrer), mon résultat est médiocre ; je ne distingue plus la plus grande de ces lettres. J’ai deviné qu’il s’agissait de la lettre K, simplement parce que j’entrapercevais parfois un des bras de la lettre. Le médecin a alors changé de visuel ; il devait s’agir d’un dessin car je percevais des séries de traits mais je n’ai rien pu en dire. Aucune forme claire ne se dégageait. L’imagerie médicale a montré ce que je savais ; l’œdème est à son plus haut pic. Le médecin emploie toujours des métaphores montagnardes pour en parler. La topographie des Pyrénées s’invite (aussi) dans mon œil. Il répétera à trois reprises : c’est triste. Nous avons franchi une étape dans nos échanges. Je suis quelqu’un qui ne pose pas de questions. Je me sens capable de comprendre sans avoir à révéler mon inquiétude par la sollicitation d’explications techniques qui m’informent au final sur rien. Il me précisera que je ne deviendrai pas aveugle de cet œil mais que je suis désormais un grand malvoyant mais, évidemment, uniquement pour moitié ! Il me propose de reprendre les soins avec une nouvelle injection avec toujours l’espoir de récupérer un ou deux dixièmes et il ajoute maladroitement : « et ces petits dixièmes seront importants le jour où l’autre œil sera affecté ». À mon retour à la maison, nous en discutons longuement avec Christine. Influencé par la lecture du livre de Katrin Solhdju (même si ma pathologie n’a strictement rien à voir avec la gravité des maladies dont elle traite dans son ouvrage), je constate que le vécu d’une maladie ou d’un handicap est une question complètement désertée dans les échanges quotidiens. Martine B. m’en parle et elle est un peu la seule. Mais, avec Martine, nous savons l’un et l’autre parler librement de la vie. Peu de personnes savent le faire. À cet endroit, la société a installé un vide de savoir et de compétence. Comme nous nous défilons collectivement face à l’expérience vivante, vécue et, parfois, vivifiante de la maladie, alors nous laissons le champ libre au scientisme médical. J’ai décidé de parler de ma perte de vision et je sens que ma parole libre met mal à l’aise. Et, pourtant, je pense ne pas en parler sous le signe de la plainte ou de la lamentation mais comme d’une expérience de vie qui construit ce que je suis, et donc ce que je suis avec les autres, et pour les autres. Je finis par en parler de moins en moins, non pas que je sois lassé ou gêné, mais parce que je suis attristé par la pauvreté des échanges que cela provoque. Les ami-e-s ne parviennent pas à cheminer avec moi sur le sujet. Ils se réfugient derrière des lieux communs et des facilités vides de sens. J’ai droit systématiquement à cette imbécillité : mais l’autre œil compense. Évidemment ! Je vois ! Je ne suis pas aveugle. Dans la vie quotidienne, mon souci passe inaperçu, même pour moi. Mais ! Si les choses du corps et de la vie étaient si simples ! Oui, je vois d’un seul œil et, pour l’immense majorité de mes gestes et de mes actes, l’incidence est infime. Mais la perturbation est là, elle est présente par un effet de fatigue et, surtout, par de minuscules hésitations qui font événement dans la vie quotidienne – ce quotidien pendant lequel personne n’a conscience qu’il voit. Ne pas avoir besoin de prendre conscience de voir, c’est une petite liberté que j’ai perdue. L’ophtalmologiste n’échappe pas à cette désertion face à la maladie vécue (illness en anglais) ; lui aussi mettra en avant la même évidence en me disant : le cerveau compense, mais il rectifiera immédiatement en ajoutant : mais ce n’est quand même pas pour rien que nous avons deux yeux. Ce souci ne me rend pas triste, pas du tout, mais suscite peut-être une relation plus mélancolique à la vie. Il me rend impatient dans mon activité, et peut-être pareillement impatient dans ma vie affective et relationnelle ».

Avec sa maladie, malgré elle, contre elle

L’épreuve de santé dont traite l’auteure est d’une toute autre gravité car elle concerne des personnes touchée par la maladie de Huntington, que la personne soit affectée par la maladie ou diagnostiquée sans encore en vivre les symptômes, que la personne soit un proche du malade ou qu’elle soit membre du personnel médical. Cette maladie héréditaire provoque des troubles très nombreux (troubles de l’équilibre et de l’expression, altération des capacités physiques et cognitives, difficultés psychiques). La diversité et l’intensité de ses symptômes en font une maladie particulièrement cruelle, et d’autant plus angoissante qu’elle reste aujourd’hui incurable. Elle est éprouvante pour les personnes qui en vivent les symptômes mais aussi pour les personnes qui se savent affectées sans en vivre encore les manifestations cliniques ; elle l’est aussi pour l’entourage qui est exposé à une rapide altération des conditions de vie d’un proche. Elle l’est pareillement pour les médecins qui disposent d’un outil de diagnostic fiable mais restent impuissants à traiter. La maladie de Huntington fait partie des maladies qui peuvent être diagnostiquées avant l’apparition de tout signe clinique alors que les médecins ne disposent d’aucune thérapie efficace. L’annonce d’un résultat positif fait donc entrer la personne dans l’expérience d’une maladie dont elle n’éprouve pas encore la réalité. Elle l’introduit dans une histoire qui n’est pas encore (complètement) la sienne, alors qu’elle devient aussi une histoire partagée par ses proches et par les soignants. Ce test présymptomatique dispose donc d’une faculté prédictive – il vient dire le futur de la personne, et souvent sur un mode dramatique car le tableau clinique de la maladie est effrayant – et d’une faculté performative puisque son résultat fait exister ce qui n’était pas encore perçu, et ce qui ne se manifeste pas encore concrètement. La maladie surgit dans la vie de la personne, sans signe annonciateur – et de manière particulièrement brutale à travers l’annonce du résultat d’un test. Le risque est que cette annonce qui fait histoire et vérité devienne la scène exclusive de la maladie et que la personne concernée ne parvienne plus à faire expérience de ce qui la concerne pourtant intimement tant elle est éprouvée par la gravité du diagnostic et inhibée par son caractère implacable. Quel espoir reste-t-il sur une telle scène à ce point dominé par la « vérité » médicale ? Comment composer une vie avec un avenir qui semble dès à présent déterminé, tant l’évolution de la maladie semble inéluctable.

Le livre de Katrin Solhdju, en s’appuyant sur l’expérience d’associations de malades et en appui d’une ambitieuse et stimulante perspective théorique, vient desserrer cet étau et remettre au centre du questionnement la vie de la personne et sa capacité à composer de manière créative et constructive une existence, aussi vivante que possible, avec sa maladie, malgré elle et contre elle tout à la fois. Pour ce faire, l’auteure propose de changer radicalement la lecture qui est faite de ces tests présymptomatiques. Ces tests sont fiables. Ils informent incontestablement sur un état bio-médical, particulièrement grave. Pour autant, ils ne sont pas en capacité, à eux seuls, de « dire » la situation et le futur d’une personne. Comme le souligne Katrin Solhdju, la vie avec cette maladie ne s’absorbe pas dans le savoir scientifique qui s’élabore à son propos. Entre la connaissance bio-médicale et l’existence d’une personne, il existe quelque chose d’irréductible : sa vie, son expérience de vie et, possiblement le savoir qu’elle peut, elle-même et avec d’autres, élaborer à partir et avec son vécu de la maladie. Le diagnostic présymptomatique n’enferme pas en lui-même l’avenir d’une personne. Cet avenir reste évidemment en devenir, à travers la prise en compte et la montée en existence, à chaque fois nécessairement singulières, des déficiences et des troubles que la maladie occasionne.

La maladie et son texte « caché »

En réintroduisant du devenir, en émancipant le savoir d’expérience que le malade, en coopération avec d’autres, parvient à formuler à propos et à partir de ce qu’il vit, en desserrant l’étau que le diagnostic présymptomatique est venu introduire, Katrin Solhju écrit une autre version du scénario. Elle repeuple une scène que le savoir-pouvoir médical a eu tendance à dépouiller et à évider en ne faisant prévaloir qu’un seul horizon de sens et de vie, celui que la maladie est censée fatalement imposer. Ce test présymptomatique paraît en capacité de destituer toute autre expérience, tout autre dynamique de connaissance, au motif qu’il serait neutre, objectivé et indépendant de tout effet de contexte ou de toute interprétation. C’est oublier que ce test s’invite dans une vie. C’est oublier que ce qui vaut à l’intérieur du laboratoire bio-médical (un savoir avéré) ne vaut pas à l’identique, ne prend pas sens de la même façon quand la porte du laboratoire ou du cabinet médical se referme sur le patient et que la personne retrouve sa vie et ses proches. C’est oublier que cette connaissance délivrée par la science (un test positif) rencontre une vie, et qu’à l’occasion de cette rencontre c’est la grande polyphonie du monde et des existences qui réapparaît, à travers ce que la personne va ressentir, ce que ses proches vont en comprendre et ce que d’autres malades peuvent en dire. La scène est chamboulée. La maladie a quitté l’enceinte aseptisée (sous contrôle) du laboratoire ou du cabinet médical pour rejoindre le « grand monde », ouvert à tous les vents, ouvert à la vie. Le livre de Katrin Solhdju est un encouragement à opérer ce déplacement, à assumer ce passage, à conscientiser la transition / traduction entre une écriture de la maladie (celle d’un test scientifiquement établi) et l’autre (celle d’une maladie qui construit une vie). Cette deuxième scène, cette deuxième écriture ne doit pas être masquée, déconsidérée ou oubliée. Ce texte caché, ce texte possiblement caché de la maladie – le texte que les malades écrivent sous la signature de leur expérience –, l’auteure le fait remarquable revenir sur le devant de la scène. L’apport du livre est de ce point de vue primordial. Le savoir de la maladie est nécessairement polysémique. Une pluralité de savoirs se rassemble autour d’une même expérience, celle introduite par la maladie. La scène est peuplée ; elle est nombreuse. Aucun des savoirs actifs / activés dans la situation ne devrait venir disqualifier l’apport des autres. Tous ces savoirs sont indispensables pour tenter de comprendre comment une maladie fait existence pour une personne, une personne en particulier, toujours singulière. Seule une telle multiplicité de regards, d’approches et de sensibilités peut laisser espérer une vie aussi vivante que possible en …. maladie. Le livre de Katrin Solhdju fait œuvre de pluralisme et de pluralité et vient dire que la connaissance d’une maladie est une affaire de convergence, d’interaction, d’hybridité, de négociation réciproque entre savoirs, de mise en risque de chaque savoir dans son rapport aux autres, de mise à l’épreuve réciproque des connaissances associées à cette expérience. L’auteure argumente que la maladie est une scène ouverte où s’élaborent et convergent des savoirs de multiples sources et sensibilités. Chaque expérience de malade représente un authentique « site de problématisation » où des questions se forment, des constats se découvrent, des explorations s’engagent et des découvertes de vie se réalisent. Elle est aussi « site de problématisation » pour le sociologue, et pour n’importe quel chercheur en préoccupation des modes d’existences impliqués par une maladie.

Un savoir d’expérience et son devenir commun

À ce point de ma lecture de Katrin Solhdju, je reviens vers mon expérience personnelle – qui fait expérience pour moi en tant qu’individu mais aussi, pareillement, en tant que sociologue. À la date du lundi 25 janvier 2016, j’évoque à nouveau la santé de mon œil et je l’aborde en ces termes : « Depuis samedi, je séjourne à Autrans avec Christine. La pratique du ski de fond me fait ressentir la vulnérabilité de ma vue. Samedi et dimanche, j’ai skié difficilement. En descente, je me suis pris des gadins alors que je me vante de ne jamais tomber. Ce qui est plutôt vrai et ce qui, longtemps, a agacé mes filles. À deux ou trois reprises, j’ai même dû déchausser les skis car je ne me sentais pas suffisamment confiant pour assurer la descente. Par contre, aujourd’hui, j’ai retrouvé complètement ma pratique du ski. À la manière des sportifs, je dirais que j’ai retrouvé de très bonnes sensations. Cette expérience, très en contraste, de ces trois jours m’informe à nouveau sur la différence entre la vision, que le médecin évalue et traite, et la vue, à savoir la façon dont je vois, le fait de voir. Les deux premiers jours, mon œil malade souffrait et cette tension provoquait de légères perturbations aux conséquences bien perceptibles. Je fais l’expérience des infimes fractions de temps (une hésitation sur le plan de la vision à peine perceptible) qui font la différence entre mal voir et bien voir, alors que si je pose mon regard (la vision), je vois parfaitement (l’autre œil supplée). L’acuité de la vision n’informe pas, ou peu, sur la qualité de la vue. Je n’ai pas simplement un œil déficient – handicap compensé par l’autre œil – mais un œil malade, donc en souffrance. Ma vue n’est donc pas équilibrée. Tout se joue à un niveau infime. Je vis intensément (au niveau de la vue) des perturbations minimes (au niveau de la vision). La vue fait entrer dans une expérience du temps très particulière car elle est vulnérable à des hésitations, des discordances, des décalages, des distorsions qui ne sont ni mesurables, ni même repérables. Je les ressens. Cet infime s’érige en expérience majeure, majeure au sens où, les ski aux pieds, je parviens à descendre une pente ou non. Cette maladie, comme toute maladie, ouvre à des expériences nouvelles. Je me vis (aussi) en découvreur de ces expériences. Je ne cesse jamais d’être chercheur, sans doute aussi parce que j’ai toujours fait de mon implication et de mon existence un terrain d’investigation. Le médecin dispose d’un savoir sur la vision (avec une imagerie médicale toujours impressionnante) et, moi, en tant que malade j’accède à une expérience très spécifique de la vue (le fait de voir), et possiblement à un savoir inhérent à cette expérience. Ce savoir d’expérience pourrait devenir commun si je me décidais à le partager et à le discuter avec d’autres personnes victimes des mêmes symptômes ».

Une même réalité de santé existe sur des modes différents en fonction des situations dans lesquelles elle est engagée et en fonction des perspectives de sens dans lesquelles elle s’inscrit. Une maladie s’éprouve différemment selon qu’elle est prise en compte (qu’elle accède à l’existence) dans le cabinet du médecin, dans le laboratoire de biologie médicale, dans le quotidien de la personne affectée, dans le regard et le ressenti des proches, dans celui des soignants et des accompagnants, dans la représentation véhiculée par les médias et l’opinion publique (il existe une échelle de valeur des affectations de santé, avec des incidences sur la prise en considération et la prise en charge). La scène est encombrée. Elle est riche d’interactions et ces interactions qualifient ou disqualifient, considèrent ou déconsidèrent, donnent à voir et à entendre, ou l’empêchent. Katrin Solhdju avance une thèse majeure, et remarquablement argumentée, quand elle revendique que toute maladie soit appréhendée dans son écologie propre, dans l’écologie qui se construit au beau milieu de la multiplicité de ces interactions. Un test présymptomatique ne fait sens que s’il est rapporté à la pluralité des interactions qu’il provoque. Il interagit avec l’histoire familiale de la personne quand il vient lui rappeler le caractère héréditaire de la pathologie. Il interagit avec son histoire personnelle quand la personne projette son avenir à partir de ce qu’elle a connu de la maladie en partageant l’épreuve d’un proche. Il interagit avec l’image qu’elle se fait d’elle-même lorsqu’elle intègre progressivement les déficiences qui l’attendent. Il interagit avec la représentation sociale de la maladie qui, fréquemment, la dramatise. Pour l’auteure, il convient de densifier qualitativement le diagnostic afin qu’il prenne sens au milieu, en plein milieu, de ces interactions. Elle propose de considérer un diagnostic (un test, un examen, une imagerie médicale) comme le font les écologues lorsqu’ils étudient une nouvelle créature, à savoir l’observer dans son milieu, le saisir dans son écologie de vie et de développement, le rapporter au terrain qui le fertilise ou le nourrit, le questionner à travers les multiples interactions qui le traversent et qu’il traverse…

Extrait d’une correspondance adressée à un ami, en date de septembre 2016 – correspondance que j’avais préféré ne pas intégrer initialement à ce texte. Je le fais, quelques années plus tard. Elle illustre parfaitement comment une déficience fait sens et réalité au sein d’une écologie de vie, en l’occurrence au sein de l’éco-système dans lequel j’exerce mes activités d’enseignant-chercheur, à savoir l’institution universitaire. Le médecin de prévention de l’université Paris 8 a préconisé (une recommandation, quasiment obligatoirement suivi d’effets) à la direction du personnel que mon service d’enseignement soit allégé d’un tiers. L’année universitaire allant bientôt commencé, inquiet de ma situation, j’ai contacté le service du personnel qui me répond ne pas avoir eu connaissance du courrier du médecin. Je reviens vers la secrétaire du service médical qui m’affirme que le courrier est bien parti (elle me le communique). S’en suivent quelques échanges par mail, de plus en plus désagréables car j’ai l’impression, peu à peu, de quémander une faveur, alors que l’aménagement d’un poste de travail est un droit. Je sens la situation s’enliser. Je croise alors dans les couloirs de l’université une collègue en responsabilité au sein de mon UFR et qui était en copie de mes nombreux échanges (c’est elle qui « gère » mon service d’enseignement). Et elle me déclare : « Pascal, il faut que je te le dise. Ils te mentent. Le service du personnel a bien reçu le courrier du médecin. J’ai discuté avec eux de ta situation, et ils avaient la lettre dans ton dossier ». La situation a fini par se débloquer, mais j’en aurai payé le prix. On m’a fait comprendre que j’étais un profiteur. Cet allégement, on me l’aura fait payer. Un handicap, une maladie se paye. Et, encore, je suis en position très favorable au sein de l’institution, car professeur et directeur de laboratoire. Je préfère ne pas imaginer ou, plutôt, j’imagine trop bien ce que peuvent éprouver des employés « subalternes », en position moins privilégiées dans la hiérarchie institutionnelle. Le prix, pour elles et eux, doit être particulièrement élevé, le prix en terme de mépris et de discrédit. Chaque discrimination est en premier lieu l’expérience d’une déconsidération, et pour chacune, sur un registre « moral » bien spécifique : être homosexuel, pendant longtemps, et encore aujourd’hui, c’est vivre l’expérience de la « honte » ; être d’origine modeste, c’est vivre celle du « mépris » (de classe) ; être handicapé, c’est vivre celle de l’humiliation. J’ai bien conscience que ces distinctions sont assez artificielles mais elles ont le mérite de « nommer » la violence du rapport de disqualification.

Des savoirs qui s’ouvrent sur la vie

Le livre de Katrin Solhdju possède une forte portée capacitante. Alors qu’il traite de situations particulièrement douloureuses, il ne cesse de rouvrir du possible. En s’appuyant sur le travail exceptionnel d’associations comme Ding ding dong (associant des personnes impliquées ou concernées par la maladie de Huntington) ou l’association des « Entendeurs de voix » (promouvant une approche des voix et des perceptions inhabituelles comme un phénomène porteur de sens, donc accueilli avec considération), l’auteure décale et décadre progressivement la constitution habituelle des savoirs pour que ces savoirs s’ouvrent sur la vie, pour qu’ils se rapportent aux expériences et se laissent affecter par elles, pour qu’ils intègrent la diversité des ressentis, des usages et des pratiques, pour que des savoirs d’horizon différents, mais concernés par la même situation, interagissent entre eux, se mettent à l’épreuve les uns des autres, prennent le risque de se confronter. Le propos de Katrin Solhdju est, de ce point de vue, puissamment démocratique. L’auteure vient rappeler que l’expérience d’une maladie, d’un trouble ou d’une perception inhabituelle est en premier lieu une expérience de vie, et que cette expérience peut être partagée et faire commun entre des personnes qui, pour un motif ou un autre, se sentent concernées par elle, en tant que personne affectée, proche d’un malade, décideur d’une politique de santé, professionnel du soin mais aussi, fondamentalement, en tant que personne « simplement » préoccupée par cette expérience qui, possiblement, nécessairement, potentiellement, inéluctablement est la sienne.

[Ajout du 08 février 2020. Alors que je reparcours cet article en vue de son transfert vers mon nouveau site, je prends conscience qu’au fur et à mesure des années, j’ai dû apprendre à parler de ma déficience visuelle, à « parler » ma déficience. Il m’a fallu trouver des images pour réussir à en partager l’expérience. La plus « fameuse » que j’ai trouvée, qui opère plutôt bien, est de rapprocher le fonctionnement de mon œil droit d’un logiciel qui aurait besoin sans cesse de se réinitialiser, comme s’il cherchait quelque chose sans jamais complètement le trouver. Quand, chez l’ophtalmologue, je regarde avec cet œil la plus grande lettre du tableau d’évaluation, j’en discerne des fragments, jamais les mêmes, comme si mon œil attrapait des informations à un endroit puis à un autre. Cet œil ne cesse donc pas de « réinitialiser », et l’autre œil doit accommoder, et l’accommodation n’est jamais parfaite. La mise au point ne se cale pas. Mais il doit s’en accommoder. Je pense que c’est là la source de ma fatigue, mais aussi des légères hésitations de vue qui peuvent me troubler dans ma vie quotidienne. Au final, en terme de « rapport au savoir », j’en tire l’enseignement que pour parler d’une expérience assez indécidable, il faut réussir à forger des « images » évocatrices. Mais elles ne sont pas si faciles à trouver. Parler sa maladie est un long apprentissage. C’est une langue qui s’outille au fur et à mesure des mois et des années. Un long apprentissage. Une maladie invente sa langue].

[Ajout du 25 septembre 2022. Louis Staritzky a « déterré » cet article. Il est disponible en ligne mais n’a jamais été publié (dans une revue ou dans un livre). Louis propose de le publier dans notre revue Agencements (Recherches et pratiques sociales en expérimentation). Au moment où Louis me sollicite, je suis engagé dans la procédure de renouvellement de ma RQTH (Reconnaissance de la Qualité de Travailleur Handicapé). Sur la base de cette reconnaissance, le médecin de prévention de l’Université Paris 8 a recommandé un allégement d’un tiers de mon service d’enseignement. J’ai perdu en « résistance » de lecture. Si je veux continuer à assurer des responsabilités à l’université (source de multiples lectures et documentations de formulaires, à faire le plus souvent en ligne ou en version numérique, avec à la clé beaucoup de fatigue) et à poursuivre une activité soutenue en direction de thèse, il me fallait apaiser mon travail à au moins un endroit ; le plus simple était de le faire sur mon service d’enseignement. Je me suis toujours beaucoup investi dans ma pratique pédagogique et il m’a semblé légitime (avant tout pour moi) de relâcher un peu sur ce plan. Cinq années ont passé. Est arrivé le moment de demander le renouvellement de la RQTH. La référente Handicap de l’Université m’avait écrit pour faire le point et pour me rappeler cette échéance. J’engage les démarches avec de nombreux mois de retard. Cela me pèse. Cela me coûte. Je me suis enfin décidé. Le bilan ophtalmologique est sans surprise ; la vision de mon œil droit se dégrade tranquillement. Ce rendez-vous médical aura été l’occasion de plusieurs étonnements. Le premier tient à une remarque portée par le médecin dans mon dossier : il diagnostique une « cécité légale » pour cet œil, sans doute parce que, désormais, je ne capte plus rien au test des lettres projetées. Je suis, avec cet œil, hors grille d’évaluation. Me voilà donc assigné à une catégorie de politique de santé. La formule m’a amusé. Ma cécité pourrait-elle s’avérer « illégale » ? En tout cas, ma déficience, je la vis intempestive, innommable, possiblement joyeuse car déroutante. Me voilà donc classé, classifié. Mon œil n’est pourtant pas mort, mais il l’est selon les termes de la « loi », selon la catégorisation établie par la politique de santé et la politique du handicap. Je suis donc aveugle (d’un œil) officiellement, légalement, alors que dans la « vraie vie », la vie vécue, la vie éprouvée, la vie créative, je ne le suis pas. Avec cet œil je vois. Je vois trouble, je vois déstructuré. Mais, surtout, le peu que je vois est instable. L’œil s’épuise à tenter de voir. Il cherche. Il ajuste. Son volontarisme m’émeut. Il désire tant voir. Je me suis forgé mes propres tests. En voiture (en tant que passager), désormais, avec cet œil, je distingue très difficilement la voiture qui précède. L’autre étonnement m’a été offert par mon œil valide. Le médecin le teste ; je réussis parfaitement… sauf, pour la dernière ligne, avec les lettres les plus fines, où je parviens à déchiffrer les 4 ou 5 premières, de gauche à droite, mais où j’achoppe systématiquement sur la dernière, la plus à droite. Le médecin a relancé plusieurs fois le test mais avec le même résultat. Quand ma vue, avec mon œil valide, se décale vers la droite, elle finit par ne plus voir. C’est absolument infime. Mais c’est sacrément étonnant. Cette « curiosité » m’a absolument fasciné. L’œil valide perd en acuité lorsqu’il tente de voir dans l’angle le plus à droite, comme si la déficience de l’œil droit l’affectait, le troublait. Il existerait donc une zone incertaine, plus vraiment celle d’un œil sans être, pour autant, celle de l’autre. Mon œil valide est déficient dans son angle de vision le plus à droite. J’en conclus que, décidément, il se passe d’étranges choses entre nos deux yeux. Cet événement infime attire à nouveau mon attention sur le fait que l’ophtalmologue a quelque chose à dire sur un œil et sur l’autre, l’un est valide, l’autre invalide, mais qu’il n’a strictement rien à dire concernant ce qui se passe entre les deux. L’accommodation entre les deux yeux, qui est pour moi la question majeure, est l’angle totalement aveugle (!) du diagnostic. La vue, effectivement, ne se réduit pas à la capacité de l’un articulée (accommodée) à la (non-)capacité de l’autre ; elle relève d’une alchimie, à n’en pas douter, extraordinairement complexe, déconcertante et inventive, entre ce que peut l’un et ce que (ne) peut (pas) l’autre. Mon souci de santé, mon handicap, est donc complètement hors champ du diagnostic médical. Là où les choses majeures se jouent (l’accommodation), le médecin n’a rien à dire. Effectivement, la vue n’est pas la vision (acuité visuelle). Effectivement, voir n’est pas la faculté d’un œil articulée à celle de l’autre. Voir se joue « ailleurs », autrement, avec et au-delà de ce que chaque œil et de ce que les deux ensemble sont capables de réaliser].

Pascal NICOLAS-LE STRAT, février 2016