Depuis longtemps, la proposition artistique ne se résume plus au colloque singulier entre le sujet créateur et son œuvre. L’artiste devient « entremetteur » lorsque, dans une démarche participative ou de co-création, il entremêle sa subjectivité avec d’autres, avec des subjectivités qu’il sollicite lorsqu’il souhaite l’implication d’un public ou des subjectivités qui le surprennent lorsqu’il intervient dans un quartier, une prison, un hôpital. L’art sort de son huis clos, et cette ouverture signe une authentique avancée démocratique.
Ce texte a été rédigé à l’issue des journées – Rencontres nationales en région pour l’action culturelle et artistique – organisées à Grenoble les 8 et 9 janvier 2000 par la revue Cassandre – Paroles de Théâtre et la Ligue de l’enseignement. Ces journées se proposaient de contribuer à la relégitimation de l’action culturelle et artistique et, à cette fin, d’établir un bilan des expériences locales et des moyens mis à disposition des équipes qui œuvrent à la jonction art/société et d’en souligner acquis et lacunes. Elles soumettaient à la discussion plusieurs questionnements sur ces pratiques artistiques : les populations, les territoires et les médiations institutionnelles qu’elles impliquent, les processus particuliers qu’elles mettent en œuvre avec les populations concernées, les définitions de l’art sous-jacentes à de telles pratiques et leurs conséquences aux plans esthétiques et politiques.
L’art à l’épreuve de son résultat et/ou de son processus
Cet écrit ne prétend pas résumer la diversité des contributions et des échanges qui se sont entrecroisés au long de ce week-end, pas plus qu’il n’ambitionne d’en faire la synthèse. Alors à quoi sert-il ? À qui sert-il ? En premier lieu à son auteur, sociologue, qui, lors de ces journées, a trouvé matière à raisonnement sociologique – une occasion qui lui était donnée d’exercer son métier – et qui conclut aujourd’hui ce cheminement de recherche par et dans ce texte. Mais, déjà, la formulation est trompeuse. Car, que peut bien valoir une forme de « conclusion » par rapport à des journées qui tirent leur meilleure justification – et l’essentiel de leur intérêt – d’un processus de réflexion conduit en commun ? Comment objectiver ce qui fut vécu sur un mode ouvert, interactif et processuel ? Pourquoi reviendrait-il au sociologue, plutôt qu’à tout autre, le soin de tirer des enseignements et des conclusions ? En quoi est-il mieux placé pour exercer ce droit de tirage et pour extraire d’un processus réflexif des éléments de connaissance ? Plus délicat encore, peut-on objectiver, sur le mode d’un écrit, ce qui fut élaboré de façon intersubjective et processuelle ? Mais cette ambiguïté n’étonnera pas les créateurs qui ont participé à ces journées, qui tous, à leur manière, ont évoqué cet écueil : la limite inhérente à toute tentative pour objectiver – lors d’un spectacle ou à l’occasion d’un écrit – des processus d’échange et de co-création, surtout lorsqu’ils impliquent des publics.
Ce qui vaut pour les artistes vaut pour les chercheurs. Les processus d’échange et d’intercompréhension qui se sont noués lors de ces journées résistent à la synthèse, ne s’y laissent certainement pas enfermer, pas plus que ne se laissent prendre dans les formes habituelles de la représentation et de l’exposition artistique les co-créations théâtrales qui furent discutées pendant ces journées. Le travail sociologique et artistique achoppe sur la même difficulté, à savoir l’impossible objectivation de la puissance créative – intellectuelle ou esthétique – propre aux processus intersubjectifs, des processus qui se maintiennent toujours au-delà des meilleures tentatives qui sont faites pour les saisir et les objectiver. Les médias classiques que nous sollicitons si fréquemment – la représentation, le compte-rendu, la synthèse, l’exposition… – n’y suffisent pas. De là découle sans doute le recours fréquent à la vidéo-trace ou à la photo-témoin car, seules, elles parviennent à conserver la mémoire d’une création lorsqu’elle est de nature aussi processuelle et circonstancielle.
Notre texte relève bien de cette catégorie, les médias-témoin, ce que l’on pourrait aussi nommer les prothèses de l’objectivité, en fait toutes sortes de vecteurs qui ouvrent droit à une certaine objectivation et à une certaine permanence là où le travail de création ne laisse présager que de l’insaisissable, du circonstanciel ou encore de l’aléatoire, en un mot du processuel. C’est donc bien un texte-trace que nous soumettons à la lecture, une objectivation par défaut, en écho à des journées dont la « productivité » et la « créativité » dépendent du cheminement singulier de chaque participant et lui appartiennent intimement.
Que le travail d’objectivation se fasse malgré tout, malgré toutes sortes d’empêchements, et qu’il donne parfois l’impression de se faire un peu à la hussarde, sociologues et artistes en conviennent, mais encore faut-il éviter qu’il ne prenne un caractère prédateur, en s’appropriant l’inappropriable. Que cette objectivation malgré tout devienne le lot commun de tous ceux, artistes et sociologues « interactionnistes », qui inscrivent leur production dans des logiques interactives et processuelles sans renoncer pour autant à la faire déboucher sur une « œuvre » (une représentation, une exposition, un écrit…) ne doit pas conduire à une moindre vigilance à l’endroit des formes d’objectivation à tout prix, à n’importe quel prix. Il s’agit d’éviter que la problématisation du sociologue ne se réalise à l’encontre des autres expressions de connaissance, sur le mode du surplomb et du déni. Éviter que la représentation artistique ne vienne dépouiller un public co-créateur de son expressivité et de son engagement de sens.
Comment l’artiste peut-il faire sienne une « œuvre » produite en commun avec un public, en situation de co-création avec lui ? Comment le sociologue peut-il faire siennes les connaissances produites par d’autres, au seul motif que son métier lui donnerait une compétence particulière pour en tirer des enseignements et les problématiser ? Qu’est-ce qui autorise à réunir sous la seule signature du spécialiste – sociologue ou artiste – la multiplicité des choses produites en commun ?
Une production sociale productrice de social
Ces précautions d’usage ne conduisent-elles pas à dissoudre les positions « spécialisées » au sein de la société et à renvoyer les productions « spécialisées », artistique ou scientifique, à l’ordre commun et massifié de la société productiviste (ou de la société du spectacle) ? Quand l’art intègre des préoccupations sociétales, quand les artistes font dépendre leur création des interactions qu’ils provoquent avec certains publics, avec des gens de passage comme avec des résidents d’une institution, quand la création prend un caractère de plus en plus relationnel et intersubjectif, alors n’est-ce pas l’identité même de la fonction artistique qui se décompose et se dilue dans le grand maelström du social ? N’est-ce pas sa « spécialité » qui se trouve invalidée ? Dès lors que l’artiste n’est plus seul face à sa création, cette création devient-elle l’affaire de tous ? Dès lors que la création apparaît de plus en plus comme une “production sociale productrice de social” [1] en quoi reste-t-elle proprement artistique ?
La sociologie est rendue au même questionnement lorsqu’elle privilégie la démarche d’explicitation et s’efforce de comprendre comment les acteurs sociaux construisent leurs mondes et leur système de valeur, les justifient et les mettent en œuvre dans leurs discours et dans leurs actes [2]. Elle aussi se convertit au paradigme intersubjectif et interrelationnel puisqu’elle fait dépendre son savoir de sa capacité à entrer en rapport avec les acteurs sociaux, à interagir suffisamment étroitement avec eux pour accéder à leur monde de vie et leur système de représentation. Le savoir sociologique prend à son tour un caractère de plus en plus interactionnel, à la mesure du système de co-compréhension dans lequel il s’inscrit. Dès lors que la sociologie tire sa puissance heuristique des rapports qu’elle noue avec un public, faudra-t-il parler à son propos d’une scientificité relationnelle, à l’image d’une esthétique relationnelle que revendiquent certains artistes [3] ?
Si l’agencement des rapports et l’entrelacement des subjectivités sont les véritables actants des pratiques artistiques et sociologiques, alors qu’advient-il de ces êtres singuliers que sont les sociologues et les artistes ? En quoi se distinguent-ils de la multitude des acteurs sociaux qui entrent en rapport pour créer et penser ? En quoi sont-ils fondés à revendiquer l’exercice « spécialisé » de leur art ?
Beaucoup des participants aux journées de la revue Cassandre ont insisté sur l’importance de la proposition artistique, dont ils sont porteurs et responsables, et qui, seule, parvient à provoquer les agencements et les interactions dont nous parlons, à les constituer et à les faire vivre. Nous serions ainsi rendus à une vision inaugurale de l’art. C’est là que résideraient sa performance et sa productivité, dans cette capacité à faire rupture avec l’ordre séculier des choses, dans cette capacité à faire advenir des agencements et des rapports. Une proposition artistique se définirait ainsi, en tant qu’acte constituant, à la portée inaugurale, au sens plein du terme. Les artistes présents aux journées revendiquent fort ce privilège que leur octroie leur posture « spécialisée » au sein de la société. Ils se définissent comme ceux par qui l’agencement advient, le rapport se noue. C’est bien dans cette perspective que l’on peut parler de l’art comme d’une « production sociale productrice de social ».
Si nous reprenons le fil de notre raisonnement, et si nous procédons par raccourci, nous constatons que l’artiste hésite en permanence entre l’en deçà de sa création – l’acte inaugural qu’il pose et qui déplie un certain nombre d’agencements – et son au-delà – les tentatives pour objectiver des pratiques par nature difficilement objectivables. Pouvons-nous formuler les choses ainsi et dire que ce qui échappe à l’artiste ce sont justement les conditions même de la production de son art et qu’il n’est artiste qu’en amont de son art (la proposition artistique inaugurale) ou en aval (sa représentation / objectivation) ? L’artiste a-t-il définitivement consacré la socialisation des conditions de production de son art, en l’indexant sur des processus interactionnels qu’il ne parviendra plus, par définition, à maîtriser totalement, tant ils dépendent de l’action d’une multitude d’acteurs sociaux et institutionnels ? L’artiste est donc tout à la fois auteur de sa création et dépouillé des modalités par lesquelles elle advient. Toujours impliqué, il le serait bel et bien en tant qu’authentique auteur – mais un auteur dont la signature singulière se déroberait souvent sous la pression des rapports socialisés de création.
Les transactions intersubjectives au cœur de la nouvelle économie des arts
Plusieurs intervenants ont attiré notre attention sur ce procès de « socialisation des moyens de production » qui pénètre au cœur de la pratique de création, comme si l’art procédait d’une forme d’engendrement interne, parfois à l’insu de l’artiste et de sa proposition. Que recouvre ce processus ? L’influence d’un environnement, l’aléa d’une rencontre, la prégnance d’une institution, le plein de désir et de souffrance des publics impliqués dans la création, l’événement qui condense le sens… Un mot a servi de tenseur entre ces différentes formes d’affectation de l’art par les dynamiques sociales : le mot « négociation ». Ce mot montre à l’envi combien l’artiste est tiraillé entre l’expression souveraine de son art et les interactions dont elle dépend et dont il convient de négocier l’influence. L’artiste est tout à la fois impliqué et dérobé dans la situation de co-création. Dès lors, la négociation fait irruption à de multiples occasions, quand l’artiste s’introduit dans un espace (un quartier, un hôpital, une prison) et qu’il négocie avec lui-même les motifs et les désirs qui l’engagent dans ce lieu, quand il invite un « public » à partager sa création et qu’il en discute, avec eux, les termes et les modalités, quand l’intrusion du public l’oblige à faire retour sur sa filiation théorico-artistique pour négocier le sens de cet événement et en réussir l’intégration dans le processus de création. Les exemples pourraient se multiplier. La négociation caractérise parfaitement cette nouvelle économie des arts, de nature profondément intersubjective (la négociation entre sujets), qui s’attache à intégrer de multiples facteurs exogènes – un public, une ambiance institutionnelle, un événement, une rencontre… – à une proposition théâtrale ou plastique. Car dans tous les cas, il y a bien une proposition artistique et, derrière elle, un artiste ou un collectif d’artistes qui agit ; simplement (!), le processus de négociation et de transaction est inhérent à cette proposition et la constitue dans ce qu’elle a de plus fondamental. Elle n’atteint sa pleine existence que par et dans ce processus.
Autrement dit, l’artiste ne se perd pas dans ces confrontations et ces transactions intersubjectives mais, au contraire, se construit à travers elles car elles éclairent d’un jour différent sa pratique, elles l’interpellent, la sollicitent (l’art activé). Tous les intervenants dans les quartiers, en prisons ou en structures hospitalières soulignent combien ces transactions sont productives pour l’exercice de leur art. Tel metteur en scène a conscience qu’il ne se serait sans doute pas intéressé à telle œuvre ou tel auteur s’il n’avait décidé d’intervenir en milieu carcéral et s’il n’avait dû y négocier une implication, une présence, s’il n’avait pas dû affronter ce trop plein de vécu institutionnel dont était porteur son « public ». Un autre créateur nous rappelle à quel point le travail avec des autistes ré-actualise et ré-active des problématiques fortes de l’histoire du théâtre et s’interroge pour savoir si, en l’absence de ce travail, il aurait effectué un retour sur histoire aussi riche. Un autre soulignera en quoi son action dans une entreprise a fait émerger des formes esthétiques spécifiques et a été vécue comme une véritable aventure artistique.
Si la démarche est productive pour les artistes, elle ne l’est pas moins pour les personnes et les institutions qui se sont trouvées impliquées. Si elle est constituante, c’est bien à ce titre, par sa capacité à mettre l’institution à distance d’elle-même et de permettre aux personnes de découvrir quelque chose d’elles-mêmes. Une telle démarche induit des formes de dépropriation / réappropriation qui sont à l’origine de nouveaux agencements de vie et d’expression. Pour le dire à la manière de Deleuze-Guattari, ce sont bien de nouveaux territoires d’existence qui s’auto-constituent ainsi, à l’intérieur même des lieux de l’enfermement ou de la relégation – de nouvelles territorialités de vie, de nouveaux plans où parviendra à s’indexer une expression ou une socialité (l’art actif).
Cette nouvelle économie intersubjective caractérise donc bien un art qui fait jonction avec une société et qui requiert alors de multiples formes de transactions entre sujets, entre sujets et matérialité, entre les sujets et leur environnement. C’est bien ainsi que l’art devient producteur de social.
Une conception écosophique de l’art
Plusieurs auteurs ont souligné cette accointance étroite qui existe aujourd’hui entre l’intention artistique et l’agencement des subjectivités (négociation, transaction, interaction).
Jean-Jacques Gleizal évoquera à ce propos l’élargissement de la proposition artistique et son ouverture au monde, ce qu’il identifie plus précisément comme processus de médiation. Pour lui, la médiation permet d’intérioriser l’externe, c’est-à-dire d’intégrer à la démarche de création nombre de variables « sociales » qui longtemps lui ont été extérieures, des variables qui ont été largement discutées lors des journées de la revue Cassandre, à savoir : le « public » impliqué et participant, l’appartenance et l’ambiance institutionnelle, les interactions multiples et chaque fois singulières. Toutes ces variables ne constituent pas l’environnement de l’art mais désormais, pleinement et à part entière, sa matière et sa raison d’être. C’est en ce sens que l’on peut dire que la médiation est le propre de l’art et qu’elle en élargit sa proposition car elle contribue, en particulier, à faire du public de l’art un partenaire en propre de la création. L’art ne s’arrête plus à l’œuvre représentée ou exposée, pas plus qu’il ne se rassemble exclusivement dans la figure emblématique du sujet créateur; il s’élargit et se réalise à partir et à travers toute une économie intersubjective.
Nicolas Bourriaud défend la possibilité d’un art relationnel, une forme d’art qui se donnerait pour horizon la sphère des interactions humaines et dont l’intersubjectivité formerait le substrat. L’essence de la pratique artistique résiderait non dans le huis clos d’une symbolique, d’une signification ou d’une expressivité mais dans l’ouverture des relations entre sujets. Chaque œuvre d’art particulière représenterait une « proposition d’habiter un monde en commun » en sollicitant un riche réseau d’interconnexions et en impliquant de multiples dispositifs relationnels (négociation, transaction, interaction). Cette économie intersubjective ne devrait donc pas être considérée comme un adjuvant complémentaire – un supplément d’âme – mais véritablement comme le point de départ d’une pratique et son aboutissement mais aussi comme le principal informateur de cette pratique. Dès lors, que propose l’art ? Des moments de socialité. Des objets producteurs de socialité. C’est ici que l’art renoue avec la question du politique, par sa capacité à créer de nouveaux agencements et de nouvelles territorialités de vie, à l’encontre des formes vides et envahissantes que nous lèguent le marché et les différentes institutions, en rupture avec de telles socialités seulement utilitaires, souvent désincarnées. À ce titre, il fonctionne bien comme laboratoire politique.
Dans des langages différents et pour des finalités théoriques qui leur sont spécifiques, ce que pointent ces auteurs c’est le glissement qui s’opère au sein même de la proposition artistique, comme si son centre de gravité se déplaçait. Comment caractériser ce déplacement ? Peut-être en insistant sur l’importance, dans la pratique contemporaine de l’art, des modes d’entrer en rapport, entrer en rapport avec un public participant, une institution invitante, un événement impliquant… L’art se recentre sur l’entre-deux et l’entremise. Son horizon se fixe sur la multiplicité des rapports qu’il est susceptible de nouer et des transactions dans lesquelles il s’engage.
Félix Guattari [4] nous propose une heureuse formulation pour qualifier ce processus généralisé d’entrer en rapport : il nous parle d’écosophie. Que recouvre ce mot ? Une nécessité d’existence. La nécessité de renouer ce que le marché désagrège et ré-articuler ce que les institutions cloisonnent. C’est une lutte de vie pour remettre en rapport ce que la société marchande parcellise immanquablement. L’écosophie, c’est en quelque sorte la perspective qui nous est donnée de prendre rendez-vous avec soi et les autres. C’est la rencontre des fantasmes et des socialités, des désirs et des savoirs… De nombreux rendez-vous qui nous attendent. L’art ne révélerait-il pas là toute sa fécondité, dans ce rôle de grand ordonnateur des rencontres et des rendez-vous ? Ne représente-il pas l’un des meilleurs « registres » pour réaliser ces multiples ré-articulations éthico-politiques que Félix Guattari appelle de ses vœux ? N’est-ce pas un « cadre » efficient pour construire une nouvelle économie intersubjective et pour en inventer les nouveaux agencements ?
Et ce n’est pas sans une certaine jubilation que l’art découvre les multiples opportunités que lui réserve une telle perspective. Car ce qui caractérise la pratique contemporaine de l’art, c’est bien son foisonnement. Les journées de la revue Cassandre nous en ont donné un aperçu. Les expériences sont nombreuses, diverses… foisonnantes. Cette jubilation est à la mesure de l’immensité de la tâche. Car, comme le souligne Félix Guattari, cette ré-articulation vaut pour les trois registres écologiques : celui de l’environnement bien sûr, et l’environnement urbain n’est pas le moindre, celui des rapports sociaux – l’écosophie sociale, la question de l’être-en-groupe – et celui de la subjectivité – l’écosophie mentale, la ré-invention du rapport du sujet au corps, au fantasme… Les rendez-vous ne manquent pas.
L’élargissement de la proposition artistique
Cet élargissement de la proposition artistique, ou plutôt ce énième débordement des corpus, s’inscrit dans une longue histoire, à tel point que l’on pourrait même considérer que cet élargissement écosophique survient assez naturellement, presque comme le débouché logique des nombreuses subversions signées par les avant-gardes esthétiques et politiques. Le raisonnement est certainement trop linéaire mais comment s’étonner de cette nouvelle économie intersubjective de l’art dès lors que les avant-gardes ont théorisé la participation du spectateur, ont admis la valeur esthétique de l’événement et de son surgissement, ont intronisé comme forme spécifique l’influence d’un milieu ou d’un environnement. Le procès de « socialisation interne » de l’art est engagé depuis longtemps. Nombre de ruptures et de subversions sont là pour le souligner. Et cela fait déjà bien longtemps que la proposition artistique ne se résume plus au colloque singulier entre le sujet créateur et son œuvre.
Trop de « choses » se sont immiscées dans la démarche de création pour que nous nous étonnions aujourd’hui qu’elle puisse assimiler jusqu’à la puissance créatrice des interactions sociales. Si la proposition artistique s’élargit, c’est que la figure du créateur, elle aussi, s’étire et se distend. L’artiste créateur, sujet souverain, découvre qu’il est aussi entremetteur et que sa subjectivité s’entremêle joyeusement avec d’autres subjectivités, celles qu’il sollicite lorsqu’il « convoque » l’implication d’un public ou celles qui le surprennent au détour d’une institution ou par le hasard d’une rencontre de quartier. Comment l’artiste pourrait-il créer à l’intérieur du monde hospitalier ou d’une prison sans que ses dispositions subjectives ne s’en trouvent affectées ?
Où nous mène cet élargissement écosophique, cet entrer en rapport ? Pas si loin de l’engagement surréaliste pour faire de la vie un niveau de réalité qui ne soit jamais totalement celui du quotidien. Il nous approche sans doute de ces hommes “en relation tenue, indéchiffrable, vacillante, surréelle, avec ce qui les entourait de près ou de loin, [qui] s’exerçaient à détecter un univers second auquel ils appartenaient par une grâce venue on ne sait d’où” [5]. Il fait écho aussi à la critique de la vie quotidienne qui associera / opposera Henri Lefebvre et Guy Debord dans la quête d’une nouvelle disponibilité de soi, si ardemment attendue et défendue, qui encourage les personnes à “renoncer à leurs normales activités pour s’ouvrir complètement aux sollicitations de l’environnement et des rencontres afférentes” [6].
Rien n’est véritablement commun entre ces expériences si ce n’est un fil ténu et si précieux qui relie dans la durée historique, au gré des ruptures esthético-politiques, différents récits – le surréel, la dérive, la situation, l’inconscient… Ce sont des expériences qui se tissent à partir d’un même questionnement, d’une aspiration partagée, même si elles le font au terme de trajectoires esthétiques et intellectuelles différentes (marxisme, psychanalyse, existentialisme…). Leurs trames narratives peuvent s’opposer ou se compléter; elles peuvent procéder sur le mode de la subversion et de la distanciation, de la contradiction comme de la bifurcation; elles démultiplient parfois mais singularisent toujours. Elles dégagent des lignes de fuite, des lignes sur lesquelles se trame l’autonomie du sujet, des lignes qui débordent l’évidence d’un quotidien et la rigidité des appartenances. Que la trame soit celle du surréel ou de la dérive, de la construction de situations, importe moins que l’aspiration qu’elles partagent. Cette aspiration commune, nous choisissons de la nommer écosophique. Elle n’est redevable à aucune avant-garde en particulier mais justifiable de toutes.
Cette aspiration, c’est l’aspiration d’un sujet qui ne coïncide jamais totalement avec lui-même, un sujet en dissonance et heureux de cette dissonance. Un sujet définitivement indécidable. C’est un exil volontaire. L’exil de quelqu’un qui ne se borne jamais à être ce qu’il est. Un sujet hors condition. Hors de la condition que lui alloue le marché ou lui attribuent les institutions. L’exode. Ce peut être l’expérience du surréel ou de la dérive, c’est nécessairement la construction d’une nouvelle situation, d’un nouvel étagement de l’être. Que l’expérience en appelle à Debord, à Freud ou au Sous-Commandant Marcos, nous laissera relativement indifférent. D’autres auteurs ont pu être évoqués lors des journées de la revue Cassandre, Beckett ou Artaud, peut-être Blanchot. La pratique contemporaine de l’art possède son « patrimoine commun ». De nombreux héritages circulent. Mais ce qui nous importe est autre, c’est le point où nous sommes aujourd’hui rendus et où s’entrecroisent de nombreuses pratiques. Effectivement un point nodal. Un carrefour.
Déjà, dans ce texte, à plusieurs reprises nous l’avons formulé. Déjà nous avons souligné combien les journées de la revue Cassandre nous avaient informé sur ce point. L’entrer en rapport. Et entrer en rapport dans de curieux endroits, dans un hôpital et une prison, dans un quartier stigmatisé. Entrer en rapport avec de curieuses personnes. Les journées de la revue Cassandre nous ont donné rendez-vous avec des jeunes autistes, avec des prisonniers, avec des résidents (?) en hôpital psychiatrique, avec des adolescents qui enflamment les voitures, en fait avec des personnes ordinaires, avec chacun d’entre-nous, simplement des personnes avec qui une création devient possible, avec qui l’artiste convient de partager sa dérive, des personnes qui lui donnent l’occasion de construire une situation singulière et d’y découvrir un nouvel étagement de la vie.
Il nous faudrait comprendre pourquoi l’artiste se rend dans les lieux de la relégation, de la rupture ou de l’enfermement, pourquoi il éprouve la nécessité de parcourir ces lieux hors du commun pour atteindre ce point nodal que nous évoquions, le point où son art entrecroise les rapports et entremêle les expériences. En quoi l’expérience de l’enfermement le confronte à l’ouverture des situations ? En quoi le trop plein de vécu institutionnel l’instruit sur de nouvelles disponibilités de soi ? S’inviter dans des mondes autres et « s’exercer à détecter un univers second auquel nous appartenons par une grâce venue on ne sait d’où », « renoncer à ses normales activités pour s’ouvrir complètement aux sollicitations de l’environnement et des rencontres afférentes », ce pourrait être le meilleur motif aux aventures de co-création qui amènent l’un en prison et l’autre à l’hôpital.
Sortir du huis clos
L’artiste donne rendez-vous. Il célèbre alors de bien étranges noces entre des univers que la raison voudrait inconciliables. C’est une façon pour lui de s’entremettre et de se compromettre, d’entremettre et de compromettre son art, et ainsi, d’autant mieux le connaître qu’il le vit en contraste d’autres pratiques et d’autres environnements. La co-création serait donc un art qui se caractériserait par son exo-consistance, pour le formuler à la manière de Deleuze-Guattari, c’est-à-dire un art qui intègre toujours son extériorité et se déploie en contiguïté étroite avec son dehors, mais surtout qui découvre une certaine vérité de lui-même dans cette confrontation et cette ouverture. Alors, devrions-nous considérer que la co-création et l’entrer en rapport seraient justement une façon pour l’art d’éprouver sa vérité, de l’éprouver en regard d’autres univers et d’autres pratiques ? Une mise à l’épreuve nécessaire ? Une pratique qui éprouverait sa consistance en s’exposant au regard et à l’action d’autres pratiques ? Un art qui, aujourd’hui, se définirait fondamentalement sur le mode de l’exo-consistance. Un art qui ne se suffirait plus de lui-même pour trouver sa vérité, qui ne se satisferait plus de soi pour trouver sa voie.
La sociologie effectuera-t-elle à son tour sa conversion écosophique ? Se définira-t-elle aussi sur le mode de l’exo-consistance ? Au long de ce texte, l’artiste et le sociologue ont cheminé de conserve. Alors, vont-ils aborder les mêmes rivages ? Ou, au contraire, l’analogie va-t-elle tourner court et la sociologie en rester à ce que sa tradition lui enseigne ? Des auteurs l’invitent pourtant à s’engager dans cette voie. Les travaux de Isabelle Stengers [7] ouvrent des perspectives en ce sens. Elle souligne que la fiabilité d’un savoir de type scientifique est due toute entière à la mise à l’épreuve des propositions produites; elle dépend de l’intérêt porté à tout ce qui est susceptible de les réfuter. Dans le domaine des sciences sociales, les propositions ne peuvent pas être mises à l’épreuve de l’expérimentation, pour des raisons éthiques (comment réaliser des expérimentations en matière de socialité ?) et des raisons objectives (un fait social ne peut jamais être reproduit à l’identique et échappe donc à la démarche d’expérimentation). Alors, la seule mise à l’épreuve qui soit accessible à la science sociale sera la confrontation aux autres savoirs sociaux. Isabelle Stengers dégage là une nouvelle ligne de scientificité : l’épreuve de la réfutation par les autres savoirs sociaux, une science sociale qui tire de cette épreuve sa fiabilité. Dès lors, son entrer en rapport et sa conversion écosophique ne seraient en rien une menace mais au contraire la meilleure garantie qui soit au développement de ses concepts et de ses connaissances. Il lui appartiendra alors d’inventer les « dispositifs », les protocoles et les méthodologies à même d’opérer cette mise à l’épreuve réciproque des savoirs et d’engager les co-productions (co-créations) susceptibles d’asseoir la fiabilité de ses résultats. À la sociologie, à son tour, de donner rendez-vous.
Que ce soit dans le domaine de l’art ou de la science, nous serions alors rendus au même constat : loin de se dissoudre ou de se perdre, en sortant du huis clos, sociologie et art y trouvent plutôt matière à espérer. Cette conversion écosophique leur serait également profitable. D’ailleurs, ce pourrait être le sens même d’un projet démocratique que de fonder la production des formes esthétiques ou cognitives sur l’entrer en rapport. L’avancée démocratique serait notable si de telles productions se réalisaient fréquemment sur ce mode, en multipliant les occasions et les situations de co-création et de co-compréhension. Si l’analogie que nous avons défendue dans ce texte possède une quelconque validité, c’est bien en ce sens, pour le plus de démocratie que réserve la sortie du huis clos et l’engagement écosophique.
Les inquiétudes que soulève l’ouverture des corpus artistiques
Lors des journées de la revue Cassandre, une inquiétude était perceptible. La logique de co- création ne risque-t-elle pas d’être récupérée pour en faire ce qu’elle n’est pas, à savoir une animation socio-culturelle ? Ce serait effectivement dénier à l’art actif et à ses engagements écosophiques sa raison d’être. L’animation socio-culturelle possède ses lettres de noblesse, dans la filiation de l’éducation populaire. Mais les motifs de l’une et de l’autre ne se recouvrent pas, l’une, l’animation socio-culturelle, propose une éducation à l’art dans une visée d’émancipation, l’autre, plus centrée sur la création, élargit la proposition artistique et expérimente de nouvelles façons de faire art. Peut-on s’assurer qu’une pratique sera respectée pour ce qu’elle est ? Sans doute pas. Seules la parole et la vigilance des artistes peuvent s’opposer aux errements d’une politique culturelle qui voudrait mettre la co-création là où elle n’est pas et en faire ce qu’elle n’est pas, à savoir un moyen d’humaniser à bon compte les institutions de la relégation et les milieux urbains hyperfonctionnalisés, ou plus trivialement encore, une façon d’apaiser des populations soumises aux plus violentes inégalités.
Une deuxième inquiétude a été formulée. Comment évaluer la qualité de ce qui est produit lors d’une expérience de co-création ? La co-création, parce qu’elle s’exerce hors des lieux classiques, échapperait-elle aux exigences spécifiques des mondes de l’art, ses modes d’appréciation et de reconnaissance ? Quels dispositifs permettront à cette pratique d’exercer un retour critique sur ses processus et ses résultats ? Effectivement, plusieurs intervenants l’ont souligné, ce type de pratique pas plus que d’autres ne peut se dispenser d’une expertise, d’une appréciation. De futures rencontres permettront sans doute d’avancer dans cette voie, qui n’est pas uniquement celle d’une recherche en légitimation.
Pascal NICOLAS-LE STRAT, février 2000
[1] Selon une expression de Jean-Jacques Gleizal in L’art et le politique, Presses Universitaires de France, 1994.
[2] Ce privilège accordé à la démarche d’explicitation est au cœur de la sociologie de l’art que défend Nathalie Heinich in Ce que l’art fait à la sociologie, éd. de Minuit, 1998.
[3] Cf. Nicolas Bourriaud qui intitule ainsi son ouvrage publié aux Presses du réel en 1998.
[4] In Les trois écologies, Galilée, 1989.
[5] Pierre Naville, Le temps du surréel, Galilée, 1977, p. 208.
[6] Mirella Bandini, L’esthétique, le politique (de Cobra à l’Internationale Situationiste), éd. Sulliver et Via Valeriano, 1998, p. 41-42.
[7] En particulier dans Sciences et pouvoirs, La Découverte, 1997 et dans Cosmopolitiques – Tome 7. Pour en finir avec la tolérance, La Découverte / Les Empêcheurs de penser en rond, 1997.