Libérer les processus. Vers une science sociale « open source »

Le concept « open source » fait directement référence aux communautés du logiciel libre qui défendent un accès libre et ouvert aux « codes sources » des logiciels, c’est-à-dire à l’ensemble des instructions de programmation, à l’inverse des logiciels dits « propriétaires ». Cet accès aux codes source garantit la liberté pour tout utilisateur d’étudier, d’adapter et d’améliorer un programme. L’ »open source » correspond donc à un modèle de développement de type coopératif ou communautaire fondé sur la possibilité pour chacun de ré-utiliser un programme et, en retour (réciprocité), sur l’engagement à faire profiter l’ensemble de la communauté des adaptations et des améliorations.

Cette philosophie « open source » peut être généralisée à la fabrication des objets et à l’agencement des systèmes techniques. Dans ce cas, comme l’écrit Christophe André, le code source de l’objet « donnerait accès aux choix de conception, aux plans et aux méthodes de production et serait diffusé dans l’économie des connaissances. Ainsi, les défauts d’un objet pourraient être vus comme des ressources pour d’éventuelles améliorations ». L’auteur précise à propos de ses propres fabrications : « Ainsi lors de la réalisation de mes objets, j’ai réalisé une documentation. Celle-ci est composée de la phase de conception et explique pourquoi j’ai écarté certaines pistes. La phase de conception qui se termine par les plans détaillés de l’objet est suivie par la phase de réalisation dans laquelle je révèle les choix techniques de réalisation ainsi que les différents matériaux utilisés. Vient enfin une phase d’optimisation où je mets en avant autant les avantages que les inconvénients de l’objet » [1].

Accéder au « texte caché » de l’objet ou du système technique

L’ouverture du « code source » concerne donc non seulement la biographie technique de l’objet (les procédés qui permettent sa réalisation) mais aussi sa biographie cognitive (l’effort de penser dont il est l’aboutissement provisoire, par exemple au moment de la phase de conception), sans oublier sa biographie d’usage ou pratique (l’utilisation qui en est faite, qui le met à l’épreuve et qui permet, en situation, d’en vérifier les avantages et inconvénients). La biographie de l’objet ne saurait donc se résumer à un simple mode d’emploi (une succession de tâches à accomplir), elle implique un authentique récit, voire une dramaturgie, qui restitue le cheminement de la conception (les pistes écartées et les pistes retenues) et de la confection (les choix de matériaux, par exemple). Cette mise en « récit biographique » de l’objet ou du système technique permet de le « découvrir », dans la double acception du terme. Elle rend accessible, au moins tendanciellement, les choix, cheminements et bifurcations, en fait l’ensemble des dynamiques et des processus qui ont contribué à faire exister l’objet dans la forme et la fonctionnalité que nous lui connaissons.

Cette mise à découvert est indispensable pour celui qui envisage d’utiliser de façon créative l’objet ou le système technique, de l’améliorer ou de le réparer. Elle marque une rupture politique majeure avec la plupart des appareils que nous consommons aujourd’hui qui sont rendus complètement mutiques; ils sont indéchiffrables. « Il s’est développé depuis quelques années dans le monde de l’ingénierie une nouvelle culture technique dont l’objectif essentiel est de dissimuler autant que possible les entrailles des machines. Le résultat, c’est que nombre des appareils que nous utilisons dans la vie de tous les jours deviennent parfaitement indéchiffrables »[2].

À l’encontre de cet art de la dissimulation, il s’agit de redonner voix aux systèmes techniques afin de restituer à l’attention des utilisateurs, réparateurs ou futurs fabricants, les processus de conception et de fabrication. Le fait d’accéder à la « biographie » de l’objet ou du système technique permet un usage « éclairé » (par exemple, pour une personne soucieuse de la qualité écologique de sa consommation), facilite la réparation et ouvre la possibilité d’une remise en fabrication. Mattew B. Crawford, dans son Éloge du carburateur, montre judicieusement que lorsque l’utilisateur ou le réparateur se décide à ouvrir le capot et à pénétrer dans les entrailles de l’objet, il va pouvoir repérer les matériaux utilisés et déchiffrer les montages techniques, mais il va découvrir aussi (au sens d’explorer et d’expérimenter) un style de conception et un imaginaire technique. L’auteur souligne que lorsqu’il travaillait comme électricien, il avait conscience que son travail « était généralement dissimulé à la vue, caché à l’intérieur des murs » mais il ressentait néanmoins « une certaine fierté chaque fois qu'[il] satisfaisai[t] aux exigences esthétiques d’une installation bien faite ». À propos du travail de certains de ses collègues, il ajoute : « j’étais parfois estomaqué à la vue d’un faisceau de câbles convergeant vers un panneau de contrôle industriel, déployant leurs courbes et leurs ramifications, et se rejoignant tous sur la même surface. Il s’agissait là d’un exploit technique […] et j’étais certain que l’homme qui avait dompté ce faisceau de câbles avait ressenti l’exaltation engendrée par son accomplissement » [3]. Comme nous le fait très bien entendre l’auteur, un objet ou un système technique s’élabore et s’éprouve tout autant sur un plan technique, intellectuel (un travail de conception ou de diagnostic), sensible (un style) ou encore politique (des choix qui, socialement, ne sont jamais neutres).

Seule la logique politique de l’ »open source » nous permet d’accéder à cette riche composition car elle nous encourage à déplier et à déployer chaque objet ou système technique – le déplier au sens de rendre visibles et compréhensibles les choix qui ont présidé à sa conception / fabrication, le déployer au sens de prendre la mesure (politique) des usages et des pratiques qu’il implique ou qui lui sont associés. Elle renforce ainsi notre capacité à agir. En prenant connaissance de la « biographie » de l’objet ou du système technique (son texte caché), l’utilisateur accède aux processus qui ont été mis en œuvre et, conséquemment, prend conscience qu’« il y a toujours d’autres alternatives techniques viables qui auraient pu être développées à la place de celles qui ont été choisies » [4].

La recherche en science sociale comme « système technique », à l’égal de bien d’autres

En écoutant la conférence de Christophe André le jeudi 10 mai 2012 à Montpellier à l’invitation de Kawenga – Territoires numériques, je me suis demandé à quoi pourrait correspondre cette conception de l’ »open source » dans le champ des sciences sociales et à quelles transformations elle conduirait. Que pourrait signifier une science sociale « open source » ? Je tente donc, dans cet article, d’explorer cette question.

Le premier enseignement que je retire de la logique « open source » appliquée aux systèmes techniques tient à l’importance de libérer et d’ouvrir les processus – les processus qui ont présidé à la conception de l’objet et les processus qui contribuent à sa réalisation. Ils constituent en quelque sorte le texte caché des objets. Comme le conçoit très justement Andrew Feenberg : « Le processus de « fermeture » adapte finalement un produit à une demande socialement identifiée et en fixe de ce fait la définition. La fermeture produit « une boîte noire », un artefact qui n’est plus remis en question et que l’on considère comme allant de soi. Avant cette fermeture, il est évident que des intérêts sociaux sont en jeu dans le processus de conception technique. Mais une fois la boîte noire refermée, ses origines sociales sont rapidement oubliées. Rétrospectivement, l’objet paraît purement technique et sa naissance inévitable. Telle est l’origine de l’illusion déterministe. [À l’inverse], le constructivisme attire l’attention sur les alliances sociales qui se trouvent à l’arrière plan des choix techniques. Chaque configuration des composantes de l’objet correspond non seulement à une logique technique, mais également à la logique sociale de son choix. Une grande variété de groupes sociaux interviennent à un degré ou à un autre comme acteurs dans le développement technologique : les entrepreneurs, les techniciens, les clients, les dirigeants politiques, les fonctionnaires. Ils interfèrent dans le processus de conception technique en exerçant leur influence, en offrant des ressources ou en les refusant, en assignant des objectifs aux nouveaux dispositifs, en les intégrant dans les dispositifs techniques existants conformément à leurs intérêts » [5].

Une politique « open source » vise donc à libérer l’accès aux textes enfouis ou cachés du système technique. Ce principe me semble valable pour ce système technique particulier que constitue une recherche en science sociale. Le fait qu’elle se développe sur un mode parfaitement immatérielle ne lui retire en rien sa qualité technique tant du point de vue de ses procédés d’élaboration que du point de vue des configurations d’intérêt qu’elle englobe. Eux aussi méritent d’être mis à découvert; eux aussi doivent être explicités pour être discutés et critiqués. Les recherches en sciences sociales se présentent habituellement comme d’authentiques boîtes noires, le chercheur ne donnant accès qu’à ses résultats. Lorsqu’il livre quelques informations sur le processus de la recherche, il se contente d’évoquer les procédés techniques les plus légitimes, à savoir les procédés de conception et de mise en œuvre de son outillages méthodologique (par exemple, la conception d’un guide d’entretien ou la définition d’une population d’enquête). Il maintient soigneusement dans l’impensé tous les autres procédés, les plus exposés politiquement et les plus impliquants : la façon dont le chercheur investit son activité (ses motifs et motivations), les interactions d’acteurs (le type de relation qui s’établit entre le chercheur et les personnes concernées), la négociation des intérêts (entre chercheurs, personnes concernées, commanditaires, financeurs…)… Lorsque le chercheur ouvre la boîte noire de sa recherche, il reste donc généralement assez frileux et se contente le plus souvent de mettre en lumière les réalités les plus attendues et les plus convenues, ce que les manuels en science sociale nomment précisément les méthodes et outils de la recherche. De multiples autres dimensions, pourtant décisives, restent consciencieusement masquées. Dans quelle mesure les conditions de financement de la recherche en affecte la conduite et le contenu ? En quoi la hiérarchie symbolique des objets de recherche au sein des mondes académiques intimide et dissuade certains travaux ? En quels termes et dans quelles conditions la rencontre avec les personnes « enquêtées » s’est-elle réalisée ? Comment le chercheur a-t-il pris en compte ces « conditions de la rencontre » qui influencent de manière décisive ce que les personnes donnent à voir et à entendre ? Derrière chacune de ces questions, une technicité est au travail, mais une technicité qui reste insuffisamment reconnue par le monde académique. Comment négocier et composer avec une commande de recherche ? Comment entrer en contact et en relation avec un terrain ? Comment rencontrer les personnes ? Comment intégrer l’influence des multiples environnements et contextes d’une recherche qui, dans le domaine des sciences sociales, ne peut certainement pas fonctionner en vase clos, dans un périmètre de travail préservé ? Comment tenir compte et réguler les événements qui ne manquent pas de survenir ? Les questions pourraient être multipliées. C’est un véritable gisement de « professionnalité » qui se découvre ici, au cœur de la conduite de la recherche, de la recherche-en-train-de-se-faire, loin des discours aseptisés de l’académisme.

Faire l’histoire de la recherche, en proposer le récit

Dans l’ouvrage qu’ils ont coordonné, Les politiques de l’enquête [6], Didier Fassin et Alban Bensa insistent sur le fait que l’immersion sur un terrain, auprès d’une population, reste toujours éminemment problématique. Les processus engagés échappent à ce qui est traditionnellement développé dans les manuels et guides méthodologiques ; ces processus se découvrent et s’expérimentent sur le terrain, en situation, en lien immédiat avec la pratique. Cet ouvrage collectif nous invite à penser chaque recherche singulière comme une « histoire », une histoire qui implique naturellement le chercheur mais tout autant les personnes concernées ou associées. Il est donc absolument essentiel que le chercheur restitue cette histoire, en propose le récit, en construise la narration. Les savoir-faire et la technicité impliqués par un travail de terrain restent difficiles à formaliser ; il est donc d’autant plus important de les formuler, de les argumenter et de les expliciter par un effort de narration. Indépendamment des résultats obtenus et des protocoles habilités (la technicité habituellement reconnue et validée dans le cadre académique), le chercheur doit faire l’effort (politique) de restituer qualitativement sa démarche, de parler des processus qu’il a impulsés; il lui revient de conter cette histoire bien particulière que représente la fabrication d’une recherche. Seul cet effort de mise en récit permet d’accéder au texte caché de la recherche-en-train-de-se-faire. C’est à cette condition que la recherche pourra être appropriée et discutée par les personnes concernées; à cette seule condition qu’elle pourra être, non pas reconduite à l’identique, mais ré-engagée par d’autres, sur d’autres terrains, en étant éclairée par cette expérience antérieure ; à cette condition qu’elle deviendra accessible à une authentique et indispensable controverse professionnelle et citoyenne. C’est à ce compte-là qu’il deviendra possible de parler du caractère proprement démocratique d’une science sociale. Comment pourrait-elle revendiquer une ambition participative et citoyenne si elle maintient au silence l’essentiel des processus qui la constitue et si elle continue donc à les soustraire au regard et la confrontation démocratiques.

Le chercheur a le devoir d’expliciter ses processus de travail, la recherche a l’obligation de proposer un récit d’ensemble de son cheminement. Natacha Gagné, dans sa contribution à Les politiques de l’enquête, constate que nombre de recherches rencontrent aujourd’hui une réelle hostilité de la part des personnes concernées. Elle demeure néanmoins « convaincue qu’une meilleure compréhension d’une situation ou d’une question repose dans la confrontation de perspectives diverses et multiples. [Les chercheurs] doivent adopter les mesures nécessaires pour favoriser la collaboration à toutes les étapes de la recherche et adapter leurs méthodologie et déontologie aux critères jugés acceptables par les autochtones [les personnes concernées, dans mon langage]. La solution n’est surtout pas […] dans la rupture des relations avec eux, au contraire. Nous devons maintenir le dialogue et les échanges dans la mesure où la situation le permet. […] Même si ce nouveau contexte de la recherche nous rend parfois la vie difficile, il a permis de corriger certaines pratiques du passé qui n’ont pas toujours bénéficié aux autochtones [aux personnes concernées]. Entre autres retombées, il a donné la possibilité aux autochtones d’être tenus informés des processus et des retombées de la recherche » [7]. Ces réactions de défiance, de plus en plus fréquentes, « obligent » le chercheur, l’obligent professionnellement au sens où il devra repenser ses protocoles et procédures de travail, et surtout les soumettre à la discussion et à la confrontation, en un mot à les rendre le plus explicites et accessibles possibles. Seule la « mise à découvert » (la logique politique « open source ») des processus peut contribuer à dépasser ce rapport de défiance en soumettant à la critique et à la controverse démocratique le déroulement de la recherche. Cet effort est primordial dès lors que le dispositif de recherche est conçu également comme action et intervention, comme c’est le cas des recherches en situation d’expérimentation.

Lorsque je retiens le principe qu’une recherche en science sociale peut et doit être analysée comme un « système technique », à l’égal de bien d’autres, je ne retire en rien à la science sociale ce qui fait sa spécificité, j’indique simplement qu’une recherche-intervention peut aussi, également, de surcroît, être analysée en tant que « dispositif technique » intégrant donc des choix, des procédures, des manières de faire, des sensibilités, des interactions, des imaginaires… et que l’ensemble de ces dispositions méritent d’être explicitées pour être débattues; il en va du caractère démocratique et émancipateur d’une science sociale.

Faire de chaque recherche le personnage central d’un récit

N’importe quelle personne concernée est donc en droit d’accéder aux processus constitutifs de la recherche, à tous les facteurs qui « motivent » le chercheur et affectent son travail, à tous les choix qui guident son travail et qui orientent la production de connaissances. Il est nécessaire, pour des raisons démocratiques, que les boîtes noires s’ouvrent.

Bruno Latour nous en propose une très belle illustration dans son analyse du projet de transport modulaire Aramis. L’auteur introduit son ouvrage par ces mots : « Pouvons-nous déployer de bout en bout l’histoire tortueuse d’une technique de pointe afin de servir d’enseignement à ceux, ingénieurs, décideurs et usagers, qui, tous les jours, vivent ou meurent de ces techniques ? Pouvons-nous rendre les sciences humaines capables de comprendre les machines qu’elles trouvent inhumaines et réconcilier ainsi le public cultivé avec ces corps qu’il croit étranger au corps social ? Enfin, pouvons-nous faire d’un objet technique le personnage central d’un récit et rendre à la littérature les vastes territoires qu’elle n’aurait jamais dû brader, « ces quelques arpents de neige et de glace », les sciences et les techniques ? » [8].

À la suite de Bruno Latour, il me paraît légitime d’adresser la même question aux sociologues et ethnologues : pouvons-nous faire d’une recherche en science sociale le personnage central d’un récit ?

L’auteur d’Aramis ou l’amour des techniques y parvient brillamment à travers la construction d’une scientifiction qu’il déploie tout au long de son ouvrage et qui prend la forme d’un dialogue entre un ingénieur en formation, son professeur et Aramis lui-même. « Un jeune ingénieur raconte son enquête et son initiation sociotechnique. Son professeur lui fait la leçon. L’auteur (invisible) ajoute les comptes rendus verbatim des entretiens ainsi que les documents bruts tels que les protagonistes pouvaient les lire. Des voix mystérieuses ajoutent leur grain de sel et font parler Aramis en usant, peu à peu, des privilèges de la prosopopée. La typographie distingue ces genres qui ne doivent pas se mêler sous peine de perdre la scientifiction. L’ensemble ainsi composé offre, je l’espère, un peu moins et un peu plus qu’un récit » [9].

Le récit, ainsi conçu et développé, permet d’accéder au cheminement du projet, de se familiariser avec les nombreuses intrigues (choix à opérer, intérêts à concilier, enjeux à intégrer…) qui jalonnent ce processus de longue haleine, de contextualiser les orientations retenues, de prendre la mesure politique des décisions prises… Grâce au travail de Bruno Latour, grâce à cette mise en récit (cette scientifiction), Aramis devient un authentique projet « open source ».

Comment procéder sur le terrain des sciences sociales ? De la même façon, certainement, que Bruno Latour, en construisant du récit et en donnant une forme inspirante au travail de narration. Les chercheurs auraient intérêt à faire évoluer les codes et format de leurs modes de restitution. Le « rendu » du travail prend trop souvent la forme d’un exposé, avec ce qu’il peut véhiculer comme prise d’autorité et comme effet d’intimidation, avec le risque de produire l’inverse de ce qui est visé, à savoir mettre la recherche encore plus à distance, la rendre inaccessible, en particulier au débat et à l’appropriation. La scientifiction proposée par Bruno Latour a le grand mérite de souligner qu’une recherche s’apparente (aussi) à une intrigue, avec ses effets de surprise, ses choix plus ou moins maîtrisés, ses événements qui relancent l’intérêt… Beaucoup est encore à expérimenter en ce domaine. Mais, complémentairement à ce format de récit qu’est la scientifiction, la recherche en science sociale dispose d’un fort et bel outil qui peut être remobilisé à cette fin, qui peut être mis au service de la narration. Il s’agit évidemment du journal de recherche, qui peut tout à fait être conçu comme témoin et révélateur des processus engagés, comme mode privilégié d’ouverture des boîtes noires, comme forme assumée de l’ »open source » dans le champ de la sociologie et de l’ethnologie.

Le journal de recherche comme « open source » de la recherche en science sociale

Le carnet de bord ou le journal de recherche est reconnu comme un des outils essentiels à l’enquête de terrain. Stéphane Beaud et Florence Weber, dans leur Guide de l’enquête de terrain, en font même « l’arme de l’ethnographe » [10]. Ils lui reconnaissent deux fonctions majeures. Tout d’abord, cette prise de note régulière permet au chercheur de faire un travail sur lui-même et d’analyser son implication. « C’est ce qu’on appelle auto-analyse : l’objectivation de vos attentes subjectives, de vos engagements plus ou moins inavoués, de vos prises de position, elles-mêmes socialement déterminées […]. Vos premières réactions, « à chaud », « à vif » en quelque sorte, livrent vos attentes parce qu’elles sont déçues, livrent vos projections parce qu’elles sont démenties. Tout cela disparaîtrait si vous n’aviez pas pris le temps de les noter » [11]. En second lieu, la tenue du journal de terrain facile bien sûr grandement la collecte et la conservation des observations. « Seul le journal de terrain transforme une expérience sociale ordinaire en expérience ethnographique : il restitue non seulement les faits marquants, que votre mémoire risque d’isoler et de décontextualiser, mais surtout le déroulement chronologique objectif des événements. Il constitue de ce fait quelque chose comme des archives de soi-même » [12]. Le journal de recherche possède donc une double portée, à la fois de distanciation (le chercheur construit peu à peu un rapport réflexif à sa propre implication) et d’objectivation (la réalité du terrain prend forme au fur et à mesure de la collecte des observations). Il permet donc de découvrir l’atelier du chercheur, le moment où il fabrique effectivement sa recherche, en donnant à voir autant le chercheur-au-travail (son implication, son positionnement) que la recherche-en-train-de-se-faire (la collecte et l’élaboration des faits). À ce titre, il remplit pleinement les attentes que j’ai formulées à propos de la mise à découvert indispensable du processus de recherche… encore faut-il que ce journal soit donné à lire, soit publicisé. Ce qui est rarement le cas.

Le journal de recherche promet donc beaucoup (un accès aux processus) mais octroie peu car il est rarement diffusé. René Lourau s’est penché sur la publication des journaux de recherche ; elle reste peu fréquente, en raison certainement de ce que l’auteur nomme « l’inquiétante intimité du hors-texte » [13], non pas uniquement l’intimité associée à l’implication personnelle du chercheur, mais aussi l’intimité des phénomènes, des interactions, des rapports sociaux. Le journal, de ce point de vue, possède quelque chose de troublant. Rares ont été les chercheurs à briser ce tabou de l’intimité – de l’intimité de l’activité de recherche. L’exemple le plus célèbre est bien sûr la publication par Michel Leiris de son journal de terrain sous le titre L’Afrique fantôme, dès son retour d’expédition en 1934. Dans la même veine, Jeanne Favret Saada fait encore œuvre de pionnière en 1981 lorsqu’elle publie, avec Josée Contreras, Corps pour corps. Enquête sur la sorcellerie dans le bocage, qui reprend une part du journal de terrain qu’elle a tenu de 1969 à 1971. Elle aura néanmoins attendu une dizaine d’années avant de livrer son journal. La publication / publicisation des journaux de recherche occasionne encore beaucoup de réserve et d’hésitation, voire de franches résistances. Il est vrai que le monde de la recherche a du mal à donner un statut à ce texte… dès lors qu’il est publié. Tant qu’il est conservé dans la discrétion des archives du chercheur, il est reconnu et respecté pour son utilité et sa fonction ; c’est un outil de travail conséquent conséquent et respecté mais à condition qu’il ne prétende à rien d’autre. Dès qu’il est rendu public, il provoque beaucoup d’embarras car il donne à lire la part cachée de la recherche, sa part indigne peut-être, en tout cas sa part la plus triviale et laborieuse (celle des processus).

La publicisation des journaux de terrain enrichit pourtant fortement l’apport de la recherche. Que serait notre connaissance des premières expéditions ethnographiques en Afrique si Leiris n’avait pas pris le risque de publier ses carnets ? Elle l’enrichit, certes, mais elle la désacralise aussi. Et c’est sans doute une des raisons qui expliquent la frilosité des chercheurs vis-à-vis de leur propre écriture diariste. Elle leur apporte beaucoup mais elle donne aussi à voir le côté ordinaire du travail, avec ses doutes, ses tensions, ses impasses…

Peu de chercheurs se risquent donc à aller jusqu’à la publicisation / publication, à la notable exception des auteurs se revendiquant de l’analyse institutionnelle ; je pense notamment à Remi Hess. Par exemple, lorsqu’il exerçait comme enseignant en BTS dans un Lycée, il a tenu un journal de terrain. Ce journal, il l’a donné à lire à certains de ses élèves, collègues et personnels administratifs. Le journal a alors joué un rôle de révélateur / analyseur. En restituant « publiquement » sa compréhension de la situation institutionnelle et de sa propre implication dans cette situation, l’auteur interpellait la pratique et le positionnement des autres protagonistes. Une analyse interne s’est ainsi amorcée et développée sur une année scolaire, au rythme de la diffusion de ces chroniques. Il s’agit du premier niveau d’utilisation du journal, sa publicisation auprès des autres protagonistes avec une visée d’interpellation et d’analyse. Le deuxième niveau apparaît dès lors que Rémi Hess décide de publier son journal [14]. Ce journal peut alors être lu à la fois comme une remontée d’informations et de connaissances sur la vie d’un établissement scolaire (une ethnographie de l’intérieur et par l’intérieur) et comme la découverte d’une analyse-en-train-de-se-faire, avec ce qu’elle suppose de choix, de polémiques, d’interactions… Rémi Hess nous donne à voir sa pratique de chercheur-intervenant, ou plutôt de chercheur impliqué puisqu’il exerce dans l’établissement.

C’est cette double dimension qui m’intéresse ici, à la fois la dimension de la publicisation (donner à lire le journal aux personnes concernées et contribuer au développement d’une analyse collective de la situation) et la dimension de la publication (donner à lire au plus grand nombre pour inviter au débat, à l’appropriation, à la critique, en un mot à la controverse démocratique). Le récit se construit donc à ces deux niveaux, d’une part à destination d’un « public » familier et, d’autre part, d’un public plus large et anonyme (le public « démocratique »).

J’ai engagé personnellement une expérience similaire dans le cadre du projet culturel Correspondances citoyennes en Europe. Pendant mon temps de recherche, j’ai tenu un journal que j’ai à la fois publicisé, en le mettant en ligne sur le blog du projet le jour même de son écriture, et publié car, dans la foulée de la recherche, le journal est devenu un livre sous le titre Carnets de correspondances / Cuaderno de correspondencias [15]. Ces chroniques journalières construisent progressivement un récit du projet ; elles donnent à voir une vérité possible de ce projet, une vérité parmi les autres, une vérité à l’égal de bien d’autres.

Le journal de recherche, dans cette perspective, dès lors qu’il accède à un statut public, constitue un des moyens possibles, une des ressources envisageables de l’ »open source » dans le champ de la recherche en science sociale. Il endosse alors une nouvelle fonction, une nouvelle responsabilité. Il n’est plus seulement l’outil méthodologique par lequel le chercheur élucide son implication et collecte ses observations, il devient le ressort d’une mise en récit. Son usage n’est plus réservé à la communauté de recherche ; il s’adresse plus largement à l’ensemble des personnes concernées et des citoyens intéressés, en particulier à ceux qui ont envie de se familiariser avec une démarche de recherche-intervention pour s’en inspirer et pour, éventuellement, la ré-engager. Mais, au delà, il est destiné plus largement l’ensemble des citoyens qui sont en droit de connaître les conditions de fabrication de la science sociale pour pouvoir la discuter et la critiquer de façon un peu plus informée et éclairée.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, 22 mai 2012

[1] Christophe André, Vers un design libre, Association entropie, entropie.asso@yahoo.fr, juillet 2010. Voir aussi sur le net : http://strabic.fr/Vers-un-design-libre.html/.

[2] Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur (Essai sur le sens et la valeur du travail), La Découverte, 2009, p. 7.

[3] Idem, p. 20-21.

[4] Andrew Feenberg, (Re)penser la technique (Vers une technologie démocratique), La Découverte, 2004, p. 33.

[5] Idem, p. 34.

[6] Didier Fassin et Alban Bensa, Les politiques de l’enquête (Épreuves ethnographiques), éd. La Découverte, 2008.

[7] Natacha Gagné, « Le savoir comme enjeu de pouvoir. L’ethnologue critiqué par les autochtones », in Les politiques de l’enquête (Épreuves ethnographiques), op. cit., p. 294-95.

[8] Bruno Latour, Aramis ou l’amour des techniques, La Découverte, 1993, p. 7.

[9] Idem, p. 10.

[10] Stéphane Beaud et Florence Weber, Guide de l’enquête de terrain, La Découverte, 4ème édition augmentée, 2010, p. 78.

[11] Idem, respectivement p. 80 et 78.

[12] Ibid., p. 80.

[13] René Lourau, Le journal de recherche, Méridiens Klincksieck, 1988.

[14] Remi Hess, Le lycée au jour le jour, Méridiens Klincksieck, 1989. Voir aussi, du même auteur, La pratique du journal (L’enquête au quotidien), Anthropos, 1998.

[15] Pascal Nicolas-Le Strat, Carnets de correspondances / Cuaderno de correspondencias, éd. Fulenn, 2011.