Avec l’épuisement du modèle fordiste de régulation, ce que l’on identifie aussi comme la crise de l’État providence, ce qui est remis en cause, c’est un certain mode d’intellectualisation de la Question sociale, une manière de la représenter et de la réfléchir, celle qui s’invente à la fin du XIXe siècle avec les prémices d’un droit du travail et qui s’épanouit sous le régime de la croissance keynésienne. S’il y a épuisement du welfare, ses déterminants sont autant cognitifs que politiques, car cet épuisement, s’il touche en premier lieu sa capacité politique, son pouvoir de normalisation des pratiques et des échanges, gagne aussi ses fondements socio-cognitifs, c’est-à-dire son pouvoir de catégorisation et de désignation, pour ne pas dire de compréhension, des faits sociaux et des difficultés vécues, tant il est vrai qu’il n’y a de véritable politique qu’en présence d’un savoir qui la constitue et qui la légitime.
Si l’État providence ne réussit plus à résorber la Question sociale, ou tout au moins à la neutraliser, c’est avant tout parce qu’il ne réussit plus à la penser globalement, ni surtout à formuler et à catégoriser ses nouvelles déterminations (précarité, exclusion salariale et urbaine, échec scolaire…). Son intervention devient de moins en moins opérante dès lors que son mode de classification des risques se révèle impuissant à appréhender les nouvelles ruptures et les nouvelles tensions qu’ont générées les mutations des années quatre-vingt. C’est donc sa vision des choses – la représentation qu’il en donne et la compréhension qu’il en a – qui se révèle inadaptée, c’est le type d’intellectualisation du social dont son intervention procède historiquement et dont il tire sa légitimité, qui s’épuise aujourd’hui. L’État providence a cristallisé un savoir du social grâce auquel il a pu ajuster et fonder ses modes d’intervention et ses formes de régulation. Il s’est posé ainsi en sublimé de la relativité et de la diversité des connaissances sur le social ; il en a constitué en quelque sorte la synthèse opérationnelle car il a soumis ces projets de connaissances à une sorte d’évaluation pragmatique et les a confrontés ainsi à l’épreuve des faits (des faits de sa politique, si on veut être précis). Donc, analyser sa crise doit s’entendre aussi en terme noologique tant sa crise s’enracine dans cette sorte d’invalidation généralisée des savoirs traditionnels du social, que l’on constate depuis la décennie quatre-vingt.
Le modèle fordiste de résolution de la Question sociale et son épuisement
Là où les sciences sociales peuvent (doivent ?) se sentir concernées par cette déstabilisation des représentations instituées du social, c’est au titre de ce qu’a été historiquement leur contribution à la formation de l’identité normative de la modernité capitaliste. En effet, la prétention qui a été longtemps la leur de fonder une connaissance objective de la société a constitué une formidable source de légitimation pour la vocation rationaliste-universaliste de l’ordre étatique. Elles ont largement contribué par leur objectivation des questions sociales à faire émerger un discours rationalisateur du social pour ne pas dire gestionnaire. Ce qui mérite d’être relevé, c’est la consubstantialité qui existe entre le discours objectivant de la sociologie, au début du siècle, qui renvoie désormais la société aux réalités objectives qui sont censées la déterminer et les premières tentatives engagées par l’État pour traiter rationnellement (objectivement) les contradictions de la société [1]. Ce que l’on pourrait appeler le substrat paradigmatique du welfare s’origine dans cette consubstantialité historique, en particulier à travers un concept fondateur et qui a été promis à un bel avenir, le concept de risque. La sociologie a opéré une véritable rupture en constituant le social comme entité ayant sa raison d’être en soi, doté d’une objectivité propre, et qui excède toute détermination inter-individuelle. C’est donc une nouvelle perception de ce qu’est l’essence de la société – une nouvelle manière de l’intellectualiser – qui s’impose au tournant du XXe siècle [2].
Cette conversion épistémologique – faire du social une réalité supra-individuelle, qui fait sens objectivement, avec tout ce que cela suppose comme pré-donné pour les individus – a ouvert une perspective radicalement nouvelle à l’intervention de l’État, une perspective dans laquelle émergera le modèle fordiste de prévoyance et de protection et qui reste encore aujourd’hui son horizon indépassé. La notion de risque en est le meilleur révélateur. Les contradictions de la société et ses difficultés (la misère de la classe ouvrière et l’ensemble de ses souffrances, qu’elles soient liées au travail, à la maladie ou à la vieillesse) acquièrent une réalité nouvelle, la réalité de choses tout à fait objectivables et naturellement présentes dans la société, voire inhérentes à son fonctionnement normal. La question essentielle n’est donc pas de rechercher ou de situer des responsabilités lorsqu’un malheur advient, lorsqu’une difficulté est rencontrée, puisque ces souffrances sont malheureusement inévitables dans une société moderne ; elles ont un caractère objectif, ce sont des risques inhérents à la division du travail social, avec tout ce que cela suppose de contraintes anonymes et non affectables.
La vraie question est autre, c’est d’arriver à quantifier ces risques, à les évaluer statistiquement pour s’en prémunir et en limiter les effets, c’est aussi d’arriver à compenser et à réparer les souffrances que le fonctionnement de la société a occasionnées à certains de ses membres. La difficulté sociale est donc traitée rationnellement, en tant que fait objectif, non réductible à des déterminations individuelles. Ce qui oriente les premières politiques sociales, ce n’est plus une logique d’identification des responsabilités, car cela sous-entendrait que l’on peut toujours ramener une difficulté ou un accident à l’action individuelle ou collective qui est censée l’avoir occasionnée, mais une logique de la prévention des risques, dès lors que la difficulté (le chômage, l’accident du travail…) est considérée comme un aléa indissociable du développement de la société. La Question sociale a donc été subsumée sous la forme d’une catégorie abstraite, le risque, une catégorie immédiatement objectivable. Elle s’abstrait ainsi des conditions concrètes qui la déterminent et des connexions sociales dans lesquelles elle advient, pour ne plus exister qu’à travers des catégorisations simples et immédiates, directement individualisables : un niveau de handicap, un pourcentage d’inaptitude, une durée de chômage… La transfiguration de la difficulté sociale en une réalité quantifiable et mesurable statistiquement, le risque – les risques qu’encoure chaque membre de la société au titre de sa participation normale à la division du travail social – a fait système, au sens où elle a motivé un véritable système de pensée du social.
Aujourd’hui, ce mode d’intellectualisation de la Question sociale est en crise et, avec elle, c’est une conception historique de la difficulté sociale qui est invalidée. Depuis les années quatre-vingt, l’État s’épuise dans son effort de catégorisation des problèmes sociaux. Par exemple, la « vieille » catégorie chômage se montre incapable de rendre compte des nouvelles réalités du non-emploi, et l’on voit alors se multiplier dans tous les sens les tentatives de classification, dans une sorte de fuite en avant nosographique. On parle à un moment de chômeurs longue durée, pour parler quelques années plus tard de chômeurs de très longue durée, pour arriver enfin à distinguer les chômeurs de longue durée de plus de cinquante-cinq ans des autres demandeurs d’emploi. On n’en finit plus. Cet affinement obsessionnel des nosographies sociales est sans fin. Il y a quelque chose d’illusoire à essayer de ramener le problème de la perte d’emploi à des classifications simples et immédiatement mesurables. À ce jeu, la réalité de la difficulté sociale restera toujours aussi fuyante car ce qui est en cause ce n’est pas tant la pertinence des catégories mobilisées que plus profondément le mode même d’intellectualisation des nouvelles déterminations de la Question sociale.
S’il y a une nouvelle donne, elle est de nature cognitive car ce qui est à réinventer c’est le savoir légitime du social, le pouvoir qu’à l’État de connaître, c’est de réussir à appréhender des réalités qui excèdent largement l’idée même du risque – cette conception abstraite de la difficulté, qui s’est déclinée historiquement en ces termes : une vision simple, directement mesurable et immédiatement individualisable [3]. Michel Freitag pose donc la question juste lorsqu’il s’interroge sur l’engouement qu’ont connu les années quatre-vingt pour l’ethnométhodologie [4]. « H. Garfinkel ne serait-il pas alors, non pas un Marx pour les managers comme on l’a dit jadis Burnham, mais un Taylor pour les technocrates ? » [5], c’est-à-dire une figure intellectuelle capable d’initier un projet de connaissance aussi ambitieux à l’échelle historique que celui que Taylor a inventé pour l’organisation du travail. L’analogie mérite d’être faite puisque le taylorisme, avant d’être un mode d’organisation du processus productif, représente d’abord la concrétisation d’une certaine vision de l’homme au travail (l’homme opérant des actes matériels, simples et facilement quantifiables) et la systématisation d’un certain savoir sur l’homme au travail (la normalisation de ses gestes et leur parcellisation). En ce sens, on peut dire qu’aujourd’hui l’État providence est à la recherche du Taylor qui le sauvera de son impuissance à penser ce qui advient du social.
Qu’en est-il des nouveaux objets du social et en quoi l’approche micro-ethnographique permet-elle de les saisir ?
Les nouveaux territoires de la Question sociale
Le R.M.I. est un bon révélateur de la manière dont se formule aujourd’hui la Question sociale. On a beaucoup interrogé le R.M.I. à partir de sa composante « revenu minimum » ; ce qui nous intéresse ici, c’est plutôt sa composante « insertion ». Voilà en effet un dispositif ambitieux de traitement de l’exclusion qui ne s’appuie pas sur un travail de catégorisation de ses bénéficiaires potentiels. Ce dispositif retient comme seul critère le seuil de revenu, pour accorder le bénéfice de la mesure ; peu importe alors que celui qui en fasse la demande soit un chômeur de longue durée, un travailleur au noir, une personne en difficulté de reconversion professionnelle, un étudiant nouvellement diplômé et en panne d’insertion professionnelle ou une personne rencontrant de graves difficultés psychologiques. La difficulté sociale n’est plus référée à un risque qu’il conviendrait de limiter et dont il faudrait réparer les effets, elle échappe à cette formalisation simple et immédiate pour être pensée comme une réalité complexe où interfèrent à la fois l’expérience singulière des personnes concernées, l’influence de leur milieu de vie et les déterminants socioéconomiques qui influent sur leur situation.
Le changement de perspective est sensible ; on ne raisonne plus en terme de difficultés, traitées comme conséquence d’un risque social, mais en terme de situations de difficulté, appréhendées en fonction de la spécificité d’une histoire individuelle. Ce qui motive alors l’intervention de l’État, ce n’est plus la catégorisation d’un risque au sens générique du terme mais la compréhension de certaines situations d’exclusion. Plutôt que d’intervenir en terme de protection, l’État doit inventer une technologie politique (des modes opératoires en matière de politique sociale) qui lui permette une gestion fine du social, c’est-à-dire une gestion des modes de spécification des situations de difficulté. C’est du côté de la logique des projets d’insertion et des contrats d’insertion que l’État expérimente ses premières méthodologies d’intervention en gestion des spécificités. Ce qu’il nous importe de relever ici, c’est que l’État appréhende la Question sociale sous la forme de situations spécifiques de difficulté, et donc qu’il l’intellectualise comme phénomène complexe, non immédiatement identifiable et non directement mesurable, un phénomène qui concerne bien sûr des individus mais qui est de nature fondamentalement « communautaire » (au sens de milieu de vie) et de nature sociétale (au sens d’intégration à un tissu social, de travail, de quartier…). On assiste là à un renversement de paradigme, celui qui naît de la désignation de la difficulté en terme de situation d’insertion. S’il doit y avoir nouveaux savoirs du social, ces savoirs doivent permettre d’appréhender la spécification de ces situations de difficulté [6].
La lutte contre l’échec scolaire nous offre aussi un bon terrain d’observation de ce changement de paradigme. Avec la généralisation de l’enseignement secondaire, un risque nouveau s’est révélé, le risque d’échec scolaire et, en fonction du très classique mode de résolution des risques, il a été élevé au statut d’entité mesurable et chiffrable. Le risque d’échec a été catégorisé en fonction d’une norme de la réussite sanctionnée par le passage de classe en classe et on a pu croire pendant longtemps que sa mise en équation suffisait à l’escompter définitivement. Confronté aujourd’hui à la massification de l’échec scolaire, l’appareil de formation est amené à repenser les retards de scolarité et à se donner de nouvelles bases pour les appréhender plus finement. Ce risque n’est plus vu sur le mode abstrait d’une discordance par rapport à ce que seraient des normes d’âge en matière d’apprentissage. Les retards de formation sont désormais référés aux situations d’apprentissage qui les déterminent, des situations d’apprentissage qui impliquent tout autant les processus individuels de cognition que les formes institutionnelles (la relation enseignants-enseignés, les principes pédagogiques…) qui définissent ces situations, ou que le vécu de la personne en formation (sa socialisation dans le lieu de formation, les relations affectives et sociales qu’elle noue à l’occasion de sa scolarité). La réussite ou l’échec est alors conçu comme la résultante d’une situation spécifique de formation.
La lutte contre l’échec doit donc s’appuyer sur une bonne compréhension des situations de difficulté scolaires et des modes de spécification de ces situations – et des facteurs (cognitifs, institutionnels, pédagogiques…) en fonction desquels elles se spécifient. C’est l’émergence de la notion d’établissement scolaire qui nous paraît la plus révélatrice de cette évolution. A travers la mise en valeur de l’établissement d’accueil (et de socialisation), c’est à un renversement de perspective auquel on assiste : l’apprentissage n’est plus appréhendé comme une réalité abstraite facilement objectivable en fonction de notations ou de seuils de réussite, mais comme réalité sociale complexe où jouent de nombreux facteurs dont le facteur « vécu de l’enfant dans le lieu de formation » n’est pas le moindre, d’où sans doute l’engouement actuel pour l’ethnographie d’établissement scolaire [7], comme si on espérait trouver dans l’analyse fine des micro-socialités des lieux de scolarité une réponse à cette question essentielle : comment créer les situations (de vie, de socialité et affectives) les plus favorables à l’apprentissage ?
L’impasse dans laquelle s’est enferré l’idéal d’ordonnancement et de formalisation systématique des difficultés sociales oblige l’État à expérimenter de nouveaux cadres d’intervention et à renoncer à des techniques qui lui étaient familières et qui lui ont rendu des bons et loyaux services, en particulier à cette vieille pratique de la catégorisation qui prétendait soumettre les contingences et les singularités à la loi des calculs de probabilité et des mesures statistiques. Une des politiques phare des années quatre-vingt, une des expériences les plus conséquentes, a été les opérations de Développement Social des Quartiers (D.S.Q.). En ciblant des territoires, supposés concentrer les risques, l’État essaie de concevoir à la fois un nouveau principe d’intervention et une nouvelle logique de régulation des problèmes sociaux. La vocation explicite des D.S.Q., c’est de susciter au niveau d’un territoire des micro-formes de régulation, spécifiques à sa prétendue communauté de vie et à ses réseaux relationnels (relations de voisinage, réseaux de proximité…). Un constat sous-tend ces dispositifs, c’est celui que les difficultés ne peuvent plus être traitées une à une, ou peut-être plus justement qu’elles s’insèrent dans une problématique de vie si complexe qu’on ne peut plus les distinguer, ni les catégoriser assez précisément (ou qu’il est sans grand intérêt d’essayer de le faire). Les politiques sociales doivent alors se donner un autre objectif qui ne serait donc plus le traitement parcellaire et différentiel des difficultés mais la création de conditions favorables à la redynamisation et au développement (pour reprendre le jargon officiel) du monde vécu propre à une communauté ou à un quartier, seule voie qui apparaît possible pour tenter de résorber les ruptures et les tensions nées de la crise. C’est en jouant sur la définition des situations de vie et de socialité, et sur leur régulation, que l’État espère prévenir la sédimentation des problèmes sociaux. D’une logique de traitement des difficultés, on passe alors à une logique de gestion fine des modes de spécification des situations de difficulté, une gestion qui n’est possible qu’à l’échelle d’un quartier ou d’un milieu de vie.
La leçon des années quatre-vingt est bien là, dans le constat que la Question sociale ne peut plus se dissoudre dans une axiomatique des risques. L’État perd alors son instrument privilégié de contention des contradictions de la société ; il est conduit à opérer une véritable conversion de point de vue en délaissant un point de vue directement individualisable et immédiatement catégorisable au profit d’une acception plus ouverte de la difficulté sociale, celle qui la réfléchit en terme de situation de difficulté, donc comme accomplissement pratique et sédimentation de micro-événements. C’est donc une opération de reterritorialisation de la Question sociale que l’on peut observer, qui délaisse pour un temps certains territoires ossifiés de la régulation fordiste – ces universaux abstraits qui ont longtemps surplombé et subsumé les déterminations profondes (le monde vécu) de la difficulté sociale –, au profit d’une tentative d’identification des interactions sociales et des constructions de sens qui participent à la définition des micro-situations de difficultés.
Lorsque nous parlons de mode d’intellectualisation plus « ouvert » de la difficulté sociale, nous ne succombons pas à une fausse naïveté qui verrait dans cette évolution la marque d’une plus grande humanité des modes contemporains de régulation sociale. Ce qui est en jeu dans ce processus de reterritorialisation, c’est bien la rénovation de l’idéal d’ordre et de formalisation systématique des réalités vécues auquel aspire l’État, une rénovation rendue nécessaire par ce fait incontournable que représente le dépérissement actuel du modèle fordiste. Quels sont les nouveaux territoires de la Question sociale, ses territoires de remplacement ? Il est sûr qu’ils ne relèvent pas d’une nouvelle combinatoire des risques ; ils s’apparenteraient plutôt à une domestication des processus intersubjectifs qui concourent à la spécification des situations de difficulté, c’est-à-dire à l’identification des connexions et des contextualités qui en sont constitutives. Essayer de comprendre comment une situation de difficulté se constitue socialement, en vertu de quel accomplissement pratique et de quelle assignation de sens, voilà résumé le projet de connaissance qui anime la nouvelle gestion du social.
De l’intérêt des micro-ethnographies pour la gestion du social
C’est à ce titre que l’État convoque [8] la micro-ethnographie, pour le projet qu’elle poursuit d’élucider les constituants nécessaires de toute situation socialement organisée et intersubjectivement partagée. Qu’elle soit d’inspiration ethnométhodologique ou de type interactionniste, l’approche micro-ethnographique contemporaine privilégie en effet une analyse à partir du point de vue des participants à une interaction, donc à partir des processus par lesquels les individus contribuent à la définition de leurs situations de vie. Ce qui motive ces approches, ce sont bien les méthodes que les agents sociaux utilisent pour donner sens à leurs activités et les raisonnements pratiques qu’ils mobilisent pour définir les situations sociales auxquelles ils participent et pour les rendre compatibles avec les fins qu’ils poursuivent. Il y a bien là une rupture avec la tradition positiviste classique au sens où la micro-ethnographie s’emploie à rendre compte de la façon dont les individus perçoivent et interprètent leur environnement de vie et contribuent ainsi à sa définition, car, entre l’ordre social institué et l’intériorisation des normes par les acteurs sociaux s’ouvre pour l’ethnométhodologie un immense domaine de contingence où l’activité interprétative et signifiante de l’acteur réussit à se déployer, alors que la sociologie classique fonctionne sur le mode de la dénégation systématique des capacités interprétatives des acteurs, dont les conduites ne sont abordées qu’en fonction de leur degré d’intériorisation des normes sociales.
À l’encontre de cette sursocialisation des comportements, la qualification fine des conduites de vie s’emploie au contraire à relativiser ces modes d’assignation des comportements à partir des normes instituées et des valeurs légitimes. A la tradition sociologique qui tend à faire de l’individu un produit social au sein d’un ordre rigide d’intégration, la micro-ethnographie répond par la place centrale qu’elle accorde à l’activité interprétative de l’individu, c’est-à-dire à sa liberté d’appréciation et de construction d’une situation pertinente en fonction de son interprétation des déterminations de l’ordre institué et en fonction de la singularité de ses motifs d’action.
Si la technocratie du social doit se résoudre à prendre en compte la spécification des situations de difficulté, alors les micro-ethnographies peuvent lui être d’un secours précieux, non seulement parce qu’elles peuvent lui apporter une masse d’informations et de connaissances dont son système informationnel-gestionnaire est friand, mais beaucoup plus fondamentalement encore, parce qu’en recourant aux approches micro-ethnographiques, elle expérimente un certain mode de conceptualisation des réalités de vie et des ruptures qu’elles peuvent connaître, un type de spécification des mondes vécus qui s’accorde parfaitement avec ses motifs d’intervention. Est-il nécessaire de rappeler que ses motifs restent du domaine de la recherche d’un idéal de discipline des pratiques sociales ? S’il est vrai que l’enjeu du post-fordisme tourne autour d’une gestion des spécificités de vie et de la spécificité des difficultés sociales (et plus précisément des modes de spécification de ces situations), encore faut-il définir cette notion de situation de difficulté et établir son mode d’intellectualisation.
La spécification des difficultés n’est pas une réalité que le modèle fordiste aurait simplement occultée, qui serait donc présente en soi dans la profondeur du tissu social et qu’il suffirait de repérer – les micro-ethnographies auraient alors un rôle de découvreur et de révélateur –, non, ces modes de spécification sont bel et bien à constituer et à définir (à inventer), les micro-ethnographies ont bien plutôt pour fonction de constituer ces modes de spécification et d’en préciser les agencements pratiques, si on veut bien considérer qu’un savoir est toujours constitutif de la réalité qu’il prétend appréhender. Que l’enjeu soit du côté des modes de spécification, certes, que ces modes de spécification soient encore à définir et à déterminer, voilà tout un ensemble de raisons qui font que le choix du mode d’intellectualisation de ce nouvel objet du social est loin d’être anodin. Privilégier une approche ethnométhodologique, cela a un sens pour la technocratie du social : l’État est contraint d’en passer par une approche plus complexe de la difficulté et de raisonner en terme de situation de difficulté avec tout ce que cela entend comme gestion fine des modes de constitution de ces situations, il doit donc s’assurer d’un savoir qui lui permette d’être en phase avec cette évolution mais un savoir qui a aussi vocation à répondre à son idéal maintenu d’ordre et de formalisation systématique des réalités de vie. En quoi les micro-ethnographies répondent-elles à cette double vocation qui anime le nouveau savoir du social ?
Prenons l’exemple de la micro-ethnographie d’inspiration ethno-méthodologique. L’attention qu’elle porte aux méthodes et aux procédures de sens commun qu’utilisent les individus pour définir les micro-situations sociales dans lesquelles ils sont impliqués et pour en négocier la signification, cette attention – justifiée et bien venue par rapport au positivisme classique – la rend très « opérationnelle » pour appréhender les modes d’apparition et de sédimentation des situations de difficulté. Elle entre d’autant mieux en concordance avec le projet de connaissance qu’inaugure le post-fordisme qu’elle analyse ces modes de spécification du point de vue exclusif de l’acteur social individuel et qu’elle privilégie donc une forme de solipsisme méthodologique [9]. Le fait de rabattre ainsi la question de la constitution des situations de vie sur le niveau exclusif de l’acteur individuel permet à la fois de répondre à cet enjeu qu’est l’intellectualisation des situations de difficulté et de préserver cet effort de connaissance de toute interrogation « dangereuse » sur le type de société qui occasionne ces situations de difficulté.
L’ethnométhodologie prend toujours comme point de départ l’activité des membres ordinaires de la société, elle saisit donc la situation exclusivement sur un registre atomistique et invalide en fait toute réflexion qui porterait sur la société comprise comme totalité concrète, comme transcendance normative. Les déterminants macro-sociaux sont ainsi réduits à un simple contexte extérieur de l’action, contexte que les individus s’emploient à adapter à la poursuite de leurs intérêts propres, contexte qui s’offre à eux comme objet descriptible et intelligible sur lequel ils peuvent faire porter leur compétence de jugement et à partir desquels ils peuvent librement construire les situations dans lesquelles ils sont engagés. La société n’existe pour l’ethnométhodologie qu’au titre de référence contextuelle des accomplissements pratiques des acteurs sociaux ; ce qui est ainsi occulté, c’est la reproduction d’ensemble de la société et l’organisation de son rapport social central. Que l’ethnométhodologie rappelle à l’encontre du positivisme classique que toute action relève d’une construction de sens et qu’elle est toujours motivée « en vue de » et « parce que » et donc orientée par une activité de signification, c’est souhaitable, mais cette liberté d’interprétation et d’initiative reconnue aux sujets ne doit pas conduire à méconnaître l’existence de références normatives, communes à un ensemble sociétal donné, et qui structure les expériences particulières et en permet l’intégration. Il y a bien une unité a priori de la société, qui excède largement toute « donation » du sens à partir de l’aptitude des acteurs sociaux à interpréter et à juger de la pertinence de leur action.
Ce sont bien les postulats épistémologiques retenus par l’ethnométhodologie qui expliquent pourquoi elle peut être mobilisée dans le cadre d’un nouveau projet de connaissance qui viendrait légitimer et fonder le modèle post-fordiste de résolution de la Question sociale. Le basculement qui s’opère entre la normativité abstraite de la difficulté sociale, catégorisée sous la forme de risque, et une approche plus fine de ces difficultés, en terme de situation et de mode de constitution de ces situations (leur spécification), explique pourquoi un savoir de type ethnométhodologique acquiert un tel intérêt. Cette approche micro-ethnographique permet en effet d’identifier des méthodes et des procédures qui contribuent à la définition des situations de vie ; elle propose un modèle théorique de spécification de ces situations, un modèle centré sur l’activité signifiante et interprétative des individus.
Ce modèle a le double mérite d’offrir un cadre de compréhension des processus qui conduisent à la constitution des situations de difficulté, tout en référant systématiquement ces processus à l’autonomie interprétative et décisionnelle des individus concernés. La société est dédouanée de toute responsabilité dans l’apparition de ces difficultés. Ce modèle opère un changement d’optique qui permet d’intellectualiser désormais les problèmes sociaux à partir de la spécificité des conduites de vie individuelles, dans le contexte d’un quartier, d’une communauté scolaire ou des contraintes du marché du travail.
Si on retient ce point de vue, la situation de chômage ne s’explique plus à partir de l’évolution du marché du travail et de l’exclusion qu’il produit mais doit se comprendre à partir du rapport spécifique que chaque individu entretient avec ce marché. La vraie question devient alors : comment l’individu définit-il sa situation professionnelle, comment interprète-t-il son histoire professionnelle pour l’adapter au contexte difficile de l’emploi ?
Si on retient ce point de vue, l’échec scolaire n’est plus appréhendé comme dimension symptomale des inégalités sociales, mais il doit être compris comme le résultat d’une situation de formation défavorable. Il ne peut alors être résolu que par un travail d’orientation et d’accompagnement social des personnes sur leur lieu de scolarisation, pour améliorer leur situation scolaire et les aider à construire et à négocier un rapport plus positif au contexte institutionnel dans lequel s’inscrit leur formation. Ce qui est en jeu ici, c’est donc bien la gestion fine des modes de spécification des situations de formation.
Avec ce modèle post-fordiste de gestion des spécifications [10], on assiste à une forme de « naturalisation » des réalités sociétales qui sont pensées uniquement en tant que contexte donné, à l’intérieur duquel l’activité des acteurs sociaux peut se déployer et se spécifier et on assiste aussi à une forme de récupération de l’activité signifiante et interprétative des individus. Puisque l’accent est mis sur la capacité des individus à produire leur propre situation de vie, on comprend alors pourquoi il est si important pour l’État de « connaître-prévoir et/ou modifier-manipuler ce niveau significatif-motivationnel » [10]. Les approches micro-ethnographiques participent à cette maîtrise du niveau significatif interprétatif de l’action, dans la mesure où elles s’emploient à connaître la dimension significative immanente à toute activité sociale et à modéliser, en terme d’ « ethnométhodes », de « typification » (schutz) ou de procédures de sens commun, cette capacité interprétative et adaptative du sens. La nécessité de gérer des spécifications rend tout à fait stratégique l’émergence d’un savoir qui élucide ce niveau significatif-interprétatif des conduites sociales – ce que l’on pourrait appeler aussi le niveau de la pensée courante (quotidienne) – ; c’est aussi à quoi s’emploient les approches socio-cognitives. Entre les théories cognitivistes et la description micro-ethnographique de l’activité de signification, il y a sans doute peu en commun sauf l’égal succès dont elles jouissent. Il paraît raisonnable de penser qu’elles participent chacune à sa façon à la constitution de ce nouveau savoir de la spécification, autre manière de dire qu’elles contribuent à cette sorte de confiscation/captation de la subjectivité qui paraît indispensable au modèle post-fordiste de résolution de la Question sociale.
Pascal NICOLAS-LE STRAT, juillet 1993
[1] Voir à ce propos, Jacques Donzelot, L’invention du social, Fayard, 1985.
[2] En particulier avec la sociologie de Durkheim.
[3] Il y a une analogie à construire avec cet autre grand changement de paradigme qu’inaugure le post-fordisme. L’émergence d’un nouveau paradigme du travail, celui qui délaisse une vision trop immédiate et trop individualisée du travail – l’activité directe du producteur – au profit d’une réalité de travail plus complexe et plus collective, mais aussi plus difficile à appréhender, ce que Marx a qualifié dans certains passages des Grundrisse de combinaison de l’activité sociale des producteurs. Voir à ce propos Maurizio Lazzarato et Toni Negri, « Travail immatériel et subjectivité », Futur antérieur, n° 6, été 1991.
[4] Engouement pour l’ethnométhodologie et plus généralement engouement pour les micro-ethnographies.
[5] Michel Freitag, « La quadrature du cercle, quelques remarques polémiques sur le problème de la description de l’activité significative », in La revue du MAUSS, n° 4, deuxième trim. 1989, p. 59.
[6] II y a quelque chose d’un peu étonnant à voir aujourd’hui nombre de sociologues produire des nosographies fines des bénéficiaires du R.M.I. et catégoriser les bénéficiaires en fonction de profils « scientifiquement » établis, alors qu’en matière de gestion du social ce mode d’intellectualisation de l’objet social n’apparaît plus aussi pertinent. Ce raisonnement en terme de profil a perdu une bonne part de son intérêt heuristique et stratégique.
[7] Voir en particulier : Peter Woods, L’ethnographie à l’école, Armand Colin, 1990, et Alain Coulon, Ethnométhodologie et éducation, Presses Universitaires de France, 1993.
[8] Cet intérêt de l’État pour la micro-ethnographie, on le découvre dans les appels d’offre de recherche lancés par différents organismes publics et différentes missions ministérielles, où cette approche est explicitement convoquée. II y a là une rupture avec ce qu’est la tradition de la recherche finalisée en matière de politique sociale.
[9] Nous suivons la critique que Michel Freitag a faite de l’ethnométhodologie dans son article « La quadrature du cercle… », op. cit.
[10] Cette gestion des modes de spécification des situations de difficulté est à rapprocher de la politique de l’évitement que Michael Hardt voit à l’œuvre dans la gestion urbaine de certaines villes des États-Unis. Voir Michael Hardt, « Los Angeles novos », Futur antérieur, n° 12-13, 1992/4-5.
[11] Michel Freitag, op. cit., p. 58.