Micrologie(s)

Toute expérience possède simultanément une portée micrologique et une portée macrologique. Elle se déplace constamment d’un plan « macro » à un plan « micro ». Ce mouvement de bascule (d’un plan à l’autre) provoque une mise à distance à l’intérieur même de la situation. Micro et macro, loin de s’exclure ou de s’opposer terme à terme, s’interpellent réciproquement, se mettent en question l’un l’autre. En changeant fréquemment de plan, en glissant d’une logique à l’autre, une expérience incorpore donc, dans son mouvement même, plusieurs points de vue, plusieurs éclairages. Elle ne coïncide donc jamais complètement avec elle-même mais se laisse nécessairement surprendre par l’irruption du micro (une rencontre, une coopération, un désir…) qui trouble l’ordonnancement global de la situation (de vie ou de travail). À l’inverse, et de manière réciproque, des problématiques macro viennent poindre régulièrement au détour d’une discussion ou d’une action et montrent à quel point chaque expérience, même la plus quotidienne, est traversée par les contradictions majeures de la société (de vie ou de travail).

Nous avons étudié cette interpellation réciproque entre micro et macro lors d’une recherche engagée à l’invitation de Doina Petrescu et Constantin Petcou dans le Quartier La Chapelle à Paris, à propos de l’expérience d’ECObox [1]. Nous reprenons ici plusieurs éléments de cette recherche.

Deux écritures pour une même expérience

Macro et micro introduisent deux écritures possibles d’une situation et appellent donc une double question : que nous dit la situation dans son écriture macrologique et dans son écriture micrologique ? Comme le souligne Gilles Deleuze lors de sa discussion des thèses de Michel Foucault, entre micro et macro la différence ne tient pas à une question de taille, au sens où les micro-dispositifs concerneraient des expériences de moindre envergure et des ensembles de petite échelle. En la matière, « il ne s’agit pas […] d’un dualisme extrinsèque, puisqu’il y a des micro-dispositifs immanents à l’appareil d’État, et que des segments d’appareil d’État pénètrent aussi les micro-dispositifs — immanence complète des deux dimensions » [2]. Mettre en avant une dimension d’échelle pour les opposer terme à terme ne s’avère pas particulièrement pertinent, pas plus que d’assimiler le macro au modèle stratégique et renvoyer le micro au modèle tactique. Ces diverses tentatives pour distinguer sur un mode dualiste le micro et le macro conduisent à poser la question de leur différence sur un plan où elle ne parvient pas à se construire réellement et à formuler cette question dans un face-à-face réducteur qui n’est profitable à la compréhension ni de l’un, ni de l’autre. Ni différence de taille, ni d’échelle mais bien une différence d’entrée en existence, une différence dans la manière, pour une expérience, de constituer son existence. Micro et macro représentent deux constitutions possibles pour une même réalité. Une même action montera en existence parfois sur un mode micro, parfois sur un mode macro. Il importe donc de penser ces deux « opérateurs ontologiques » non pas à partir de leur opposition frontale mais plutôt en fonction de leur apport réciproque. Chacun contribue à la dynamique de l’expérience selon sa visée propre. Ce déplacement permanent, d’un plan macro vers un plan micro et inversement, introduit une tension dans la conduite de l’expérience qui lui est largement profitable, en particulier d’un point de vue réflexif. Ce déséquilibre savamment entretenu évite que l’expérience ne se focalise ou ne se rétrécisse sur une de ses dimensions et uniquement sur celle-ci. Il introduit dans le déroulement même de l’expérience une forme de distanciation critique. Par exemple, à n’importe quel moment, une contradiction globale liée à l’expression du rapport social (de travail, de savoir, de sexe…) est susceptible de perturber le cours ordinaire d’une situation de vie. Inversement, même dans un contexte lourdement contraint par des normes sociales ou des programmations, peut survenir un événement qui ré-ouvre les trajectoires et fait bifurquer la situation, qui la redéploie et la resingularise.

Une critique interne

Micro et macro se mettent à l’épreuve réciproquement : chaque plan se construit comme le révélateur de l’autre, comme son meilleur « analyseur » – un analyseur objectif [3], un processus d’analyse qui se construit objectivement dans le cours de l’action. La question n’est donc pas de savoir s’il convient de privilégier l’un ou l’autre plan mais plutôt de tirer tous les enseignements, heuristiques et politiques, de cette tension qui leur est immanente et qui fait vivre la contradiction au sein même des expériences les plus abouties – une tension qui, en conséquence, déploie la critique à l’intérieur des situations, de l’intérieur et par l’intérieur. Henri Lefebvre, dans l’avant-propos à la 2e édition de l’Introduction à la Critique de la vie quotidienne caractérise très justement ce processus d’analyse, objectivement constitué dans le mouvement réel de la situation. « Loin de supprimer la critique de la vie quotidienne, le progrès technique moderne la réalise. À la critique de la vie par le rêve, ou les idées, la poésie, ou les activités qui émergent au-dessus du quotidien, cette technicité substitue la critique interne de la vie quotidienne : sa critique par elle-même, celle du réel par le possible et d’un aspect de la vie par un autre aspect. Par rapport aux niveaux inférieurs et dégradés, la vie quotidienne supérieurement équipée prend la distance et l’éloignement et l’étrangeté familière du rêve » [4]. Si nous faisons nôtre cette préférence méthodologique – ce privilège épistémique accordé à la critique interne –nous percevons bien que la tension qui se maintient entre la situation « supérieurement » déterminée et la situation « quotidiennement » vécue fonctionne comme un analyseur. Le processus d’analyse ne se construit pas en extériorité, à partir d’une position en surplomb, mais se réalise en interne en jouant des différents points de vue que l’expérience incorpore dans son propre développement. Chaque point de vue, alternativement micro et macro, la met à l’épreuve de ses propres contradictions. Les questions d’apparence simple et commune (les choses de la vie) se rehaussent donc très vite en problématique majeure (les formes de vie). Chaque expérience, qu’elle soit de travail ou de création, est « naturellement » interpellée par cette étrangeté familière qui la détermine, qui surgit en elle et qui la trouble. Chaque personne impliquée dans une expérience, chaque collectif engagé dans la conduite d’un projet se trouvent confrontés à cette puissance critique, inhérente à l’action, potentiellement à l’œuvre dans n’importe quelle situation. Comment peuvent-ils s’en saisir ? La mettre au travail ? À partir de quel agencement, de quels dispositifs ? C’est ici que se formule une question politique majeure. Comment intégrer dans la conduite d’un projet ou d’une expérience ce potentiel critique ? Comment composer avec lui ? Comment le délibérer et l’évaluer ? Dans quelle perspective de sens et d’action faut-il l’inscrire ? Sera-t-il profitable au projet, favorable à l’expérience ?

Un entraperçu, un instantané, une échappée

L’intérêt des approches micrologiques réside effectivement là, en tant qu’introductrices à la réflexion, en tant qu’amorce d’un questionnement. Elles filent très vite à l’essentiel – de véritables embrayeurs de sens. C’est certainement la meilleure image que nous pouvons donner d’une micrologie : une mise en mouvement vive et incisive qui transcende les emprises institutionnelles (fonctionnement établi, règles acquises de longue date, idées communément partagées…) pour mieux les affronter, qui les déborde ou qui les contourne. Les micrologies font varier l’intensité des situations. C’est ainsi que nous parvenons à saisir la différence que Gilles Deleuze s’efforce de poser entre micro et macro, en discutant les thèses de Michel Foucault. « Il y a différence de nature, hétérogénéité entre micro et macro. Ce qui n’exclut nullement l’immanence des deux. Mais ma question serait celle-ci, à la limite : cette différence de nature permet-elle encore qu’on parle de dispositifs de pouvoir ? La notion d’État n’est pas applicable au niveau d’une micro-analyse, puisque, comme le dit Michel [Foucault], il ne s’agit pas de miniaturiser l’État. Mais la notion de pouvoir est-elle davantage applicable, n’est-elle pas elle aussi la miniaturisation d’un concept global ? D’où je viens à ma première différence avec Michel actuellement. Si je parle avec Félix Guattari d’agencement de désir, c’est que je ne suis pas sûr que les micro-dispositifs puissent être décrits en termes de pouvoir » [5]. Certains porteurs de projet attribuent aux micro-stratégies des qualités qui ne leur correspondent pas véritablement. Ils s’adossent à des conceptions micro avec l’espoir de mieux maîtriser ce qu’ils engagent. En fait, ils qualifient leur démarche de micro parce qu’ils la voudraient simple. La dénomination est trompeuse, la méprise complète, ainsi que le souligne Michel Foucault. Ils sont tentés de miniaturiser les questions qui se posent comme si en les faisant petites ou en les formulant petitement, ils les maîtrisaient mieux. Ils sacrifient la globalité du processus avec l’espoir ainsi de s’acquitter d’autant plus facilement d’une de ses dimensions. Le micro n’est pourtant ni un succédané du réel, ni son amenuisement. Si nous poursuivons dans la perspective ouverte par Gilles Deleuze, nous pouvons considérer que l’expérimentation micrologique desserre l’emprise des rapports de force, non pour construire un rapport simplifié (apaisé) au réel mais, au contraire, afin de l’investir plus directement, plus intensément, sans se laisser ralentir par des prises de pouvoir immédiates. Lorsqu’elle se conçoit sur un plan micro, l’expérience ne se dispense pas des rapports de pouvoir et des questions globales que ces rapports posent, simplement elle ne se rapporte pas exclusivement à eux, ni ne se laisse spontanément bloquer par eux. Le micro est bien un plan sur lequel l’expérience accélère, s’intensifie, et se ménage ainsi un accès rapide aux questions les plus sensibles. À cette échelle micro, l’action laisse entrevoir ce que les rapports sociaux réservent de plus intime et de plus familier. Le micro représente un entraperçu, un flash – en quelque sorte un instantané de la société. Il parvient à cristalliser nombre de questions sociales justement parce qu’il ne se laisse par ralentir par les emprises institutionnelles les plus lourdes et les plus évidentes. En ce sens, le micro est bien une forme de déprise du pouvoir, ainsi que le laisse entendre Gilles Deleuze, tout en ayant conscience que les reprises de pouvoir s’effectuent tout aussi promptement. Néanmoins, dans l’espace-temps qui se dessine entre déprises et reprises de pouvoir, le plan micro aura permis une échappée, aura réalisé une percée ou une trouée. Effectivement quelque chose de l’ordre du désir. Une intensité.

Désinhiber les pratiques et les imaginaires

Le propre d’une expérience micrologique est d’inclure constamment sa propre limite. Même dans un moment de pleine réalisation, elle se laisse inéluctablement rattraper par son environnement ou son contexte, et par les questions dont ils sont porteurs. C’est certainement parce qu’elle demeure toujours légèrement en déficit vis-à-vis d’elle-même qu’elle restitue un doute ou une hésitation. L’expérience micro ne se suffit jamais à elle même. Elle ne saurait contenir à l’intérieur de son propre développement toutes les questions qu’elle suscite. Elle ne parvient pas à retenir en soi les dynamiques qu’elle amorce. Elle laisse subsister un écart. Elle conserve une certaine porosité. Et c’est à ce titre que nous pouvons considérer que l’expérience micro intègre sa propre dynamique critique, par le fait de ne jamais parfaitement coïncider avec elle-même (sa discordance, son déséquilibre, son déficit de réalisation) et par le fait d’être réinterpellée sans cesse par des questions macro qui la débordent inexorablement (sa porosité, ses fissures, ses bifurcations). À ce titre, Henri Lefebvre accorde une authentique valeur stratégique à cet engagement micrologique. « Qu’est-ce qui échappe à l’État ? Le dérisoire, les minuscules décisions dans lesquelles se retrouve et s’éprouve la liberté […]. À partir des micro-décisions, la liberté cherche à prendre son élan. S’il est vrai que l’État ne laisse hors de lui que l’insignifiant, il n’en reste pas moins que l’édifice politico-bureaucratico-étatique a toujours des fissures, des interstices et des intervalles. D’un côté l’activité administrative s’acharne à boucher ces trous, laissant de moins en moins d’espoirs et de possibilités à ce qu’on a pu appeler la liberté interstitielle. D’un autre côté l’individu cherche à élargir ces fissures et à passer par les interstices » [6]. À la suite d’Henri Lefebvre, nous dirions que l’expérience micrologique introduit des ruptures (des fissures, des fêlures) au sein des appartenances et des identités ; elle entrouvre, elle esquisse, elle déplace… Elle signe en fait une forme de reconquête de nos temps et de nos espaces de vie. Le choix du micro correspond bien à une tentative stratégique pour éprouver (expérimenter) en termes différents et dans une perspective inhabituelle nos réalités de vie : la reconquête d’une certaine disponibilité, une façon de s’activer différemment, une manière de désinhiber les pratiques et les imaginaires.

Harceler le réel

Le micrologique se définit avant tout comme un mode d’accès aux situations, et ces situations n’ont en soi rien de particulièrement petit, éphémère ou anecdotique. La stratégie est micro mais les réalités concernées ne le sont pas spécialement. Il convient de ne pas confondre la logique d’action (le micrologique) et les situations interpellées et travaillées par cette action (les formes de vie). Le choix du « petit » [7] ne traduit pas une préférence pour des réalités maintenues à portée de main, nécessairement en proximité, supposées faciles à gérer à cause de leur accessibilité. Le choix du « petit » est bel et bien une stratégie d’action, une stratégie bien plus offensive que ne le laisse entendre le mot. Procéder à partir de micro-dispositifs est une manière tout à fait appropriée pour donner de multiples impulsions à un projet ou à une expérimentation. À travers eux, le processus (d’activité, de création, de vie…) prend son élan. Il se relance, se réamorce, se réactive. Il gagne en intensité et en portée d’action, même s’il perd (peut-être) en envergure de développement. La logique micro est une stratégie d’intensification. Le choix du « petit » est également une stratégie d’harcèlement du réel – une façon de l’interpeller sans relâche et sous différents angles. La logique micro est donc une stratégie de démultiplication et de dissémination, non pour multiplier à l’envi les initiatives mais pour travailler les réalités sous différents points de vue, à de multiples occasions, dans diverses perspectives. Le micrologique correspond à un choix de mobilité et de réactivité dans l’espoir, à terme, de provoquer des fissures, d’introduire des porosités, d’entrebâiller les situations. C’est donc une stratégie à double détente : une logique d’intensification (donner un élan) et une logique d’ouverture (réaliser des percées, donner ainsi un certain allant aux projets et aux expérimentations).

Dilatation du temps et contraction des espaces

Nous reconnaissons donc deux qualités à l’expérimentation micrologique, à la fois sa puissance ontologique (le micro comme mode d’accès privilégié et rapide à l’existence, le micro en tant qu’opérateur d’existence), à la fois sa porosité car, comme nous l’avons souligné, l’expérience micrologique se maintient toujours en deçà d’un complet aboutissement. Une pratique de ce type peut difficilement s’autosuffire. D’une certaine façon, elle porte en elle sa propre défection. Et c’est effectivement là une de ses grandes qualités : un gage d’ouverture et une immunisation contre toute tentation de repli et de fermeture identitaire. Une troisième qualité mérite également d’être soulignée. L’expérience micrologique opère une distorsion des temps et des espaces. Elle dilate le temps tout en contractant les espaces. Elle procède à l’inverse de ce que nous réserve habituellement nos expériences de vie et de travail. Pour ce qui intéresse nos activités urbaines, voilà ce qu’en dit Pierre Mayol : « le rapport qui lie l’habitat au lieu de travail est, le plus généralement dans l’espace urbain, marqué par la nécessité d’une coercition spatio-temporelle qui exige de parcourir le maximum de distance dans le minimum de temps. [À l’inverse], la pratique du quartier introduit de la gratuité au lieu de la nécessité ; elle favorise une utilisation de l’espace urbain non finalisée par son usage uniquement fonctionnel. À la limite, elle vise à accorder le maximum de temps à un minimum d’espace pour libérer les possibilités de déambulation » []. L’expérience micrologique fait advenir de nouvelles disponibilités. En resserrant l’espace, elle ré-ouvre le temps – le temps que l’on peut consacrer à déambuler, à converser, à créer, à imaginer… En nous exonérant de certaines contraintes spatiales (le choix du « petit »), elle enrichit nos temporalités de vie et d’activité. Elle les intensifie (accélération, bifurcation, discontinuité) ou les distend (extension, durée, disponibilité). À l’échelle du micro, le temps acquiert une nouvelle texture, plus vive et réactive, plus différenciée et rythmée.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, août 2006

[1] Cette recherche a donné lieu à la publication d’une Note de recherche : Un projet d’Éco-urbanité : l’expérience d’ECObox dans le quartier La Chapelle à Paris.

[2] Deux régimes de fous (textes et entretiens 1975-1995), Les éd. de Minuit, 2003, p. 113-114.

[3] À ce propos, se reporter aux travaux du courant de l’analyse institutionnelle : Rémi Hess, Centre et périphérie (Introduction à l’analyse institutionnelle), Privat, 1978, p. 182.

[4] Critique de la vie quotidienne – I. Introduction, L’Arche éditeur, 1958, p. 16.

[5] Deux régimes de fous, op. cit., p. 114.

[6] Critique de la vie quotidienne III. – De la modernité au modernisme (Pour une métaphilosophie du quotidien), L’Arche éditeur, 1981, p. 126-127.

[7] Miguel Abensour, Le choix du petit, postface à « Minima Moralia (Réflexions sur la vie mutilée) » de Theodor W. Adorno, éd. Payot, 1991, p. 231 et sq.

[8] Pierre Mayol, « Habiter », in L’invention du quotidien – 2. habiter, cuisiner, coll. Folio, 1994, p. 23.