Micropolitique des usages

Un usage peut-il devenir acteur à part entière de nos lieux de vie et d’activité, au même titre que peuvent l’être des bâtiments ou des aménagements ? [1] Nous employons à dessein le terme d’usage et non d’usager. Les analystes sont trop souvent tentés de rabattre l’usage sur la seule subjectivité de l’usager et d’en faire, en quelque sorte, un simple dérivé. L’usage concrétiserait et matérialiserait l’intention de l’usager ou du collectif d’usagers, et se résumerait à cela. Nous pensons possible de questionner la présence et l’agir d’un usage sans partir, pour autant, en quête des individualités qui seraient supposées l’avoir initié ou formulé. Cette hypothèse ouvre deux perspectives.

D’une part, elle nous invite à considérer l’usage comme un agencement, qui possède sa consistance propre, indépendamment des sujets qui l’impulsent, le traversent, le contredisent. Nous supposons donc qu’un usage dispose d’une « constitution » [2] qui lui est spécifique, composée de réalités matérielles ou imaginaires, relationnelles ou spatiales, intellectuelles ou affectives… Si l’usage est pleinement acteur de la ville, comme le sont les bâtis, les espaces publics ou les infrastructures de circulation alors l’usage fait trace, fait « objectivement » trace. Cette hypothèse nous incite donc à retracer ou à relater ces usages à partir des bribes de discours ou des fragments de réalité qu’ils laissent transparaître. À la différence des bâtis ou des espaces, ils découragent souvent le travail cartographique; il devient alors essentiel d’en tenir la chronique ou d’en faire le récit – de composer une narration à partir d’eux, avec eux, sans que cette narration ne parvienne jamais à les embrasser d’un seul tenant. Les usages se formalisent imparfaitement; ils ne sauraient se réduire à un mode d’emploi. La « constitution » d’un usage est donc indissociable de la multiplicité de récits, (sociologiques, photographiques, fictionnels, conversationnels…) auxquels il donne lieu, indissociable de ce murmure insistant qui atteste leur présence.

D’autre part, cette hypothèse nous entraîne vers une « écologie des signes ». Un usage fait nécessairement signe, le ferait-il sporadiquement ou par inadvertance. Chaque signe offre une prise partielle ou un arrimage provisoire à partir duquel il devient possible d’approcher une réalité, à un moment particulier, dans un contexte donné. Chaque signe ouvre en quelque sorte un chemin d’accès : il laisse entrevoir, offre un aperçu, attire l’attention. Est-ce que nous saisirons cette opportunité ? Dans quelle mesure sommes-nous réceptifs ? Disponibles ? Que va capter le regard du promeneur, du sociologue, de l’architecte ou du vidéaste ? Découvrir, expérimenter, construire cette sensibilité est un réel défi (micro)politique. Cette écologie des signes, cette micropolitique du sensible [3] évitera à l’observateur de ne lire la réalité qu’à travers ses aspects les plus immédiats et les plus accessibles, les plus bruyants et les plus voyants.

Cet article répond à une invitation que nous a adressée, par la voix de Jean-François Prost, le collectif de créateurs, initiateurs du projet Adaptive Actions [4]– une invitation à découvrir leur initiative et à la prolonger, à la déplacer, à la re-moduler du point de vue qui est le nôtre, une sociologie de l’activité. Il était tout à fait exclu, pour nous, de nous installer en surplomb, dans une position de commentaire, par rapport aux nombreuses expérimentations urbaines recensées dans le cadre de cette initiative. Il aurait été également parfaitement incongru de notre part de prétendre théoriser ou conceptualiser un projet qui, sur ce plan-là, se suffit amplement à lui-même. Nous emboîtons donc le pas à Gilles Deleuze [5] en considérant que notre travail sociologique ne porte pas sur l’initiative Adaptive Actions mais s’engage à partir des questions et théories que cette initiative soulève ou incorpore, en tout cas à partir de celles qui ont attiré notre attention. Adaptive Actions aura joué pour nous le rôle d’un déclencheur, d’un aiguillon ou, encore, d’un embrayeur. Adaptive Actions nous « oblige », nous oblige en tant que sociologue, nous oblige à reparcourir avec nos mots et nos concepts les perspectives théoriques et pratiques ouvertes par cette initiative.

Adaptive Actions encourage une réflexion sur l’auto-construction et l’auto-gestion des actions citoyennes dans des contextes urbains hyper-contrôlés et une prise de distance par rapport aux approches dominantes, dans la formation et la pratique des architectes, artistes et créateurs de différentes disciplines. Adaptive Actions, initié par le Centre d’art SPACE (Hackney, Londres), explore les modifications apportées à l’habitat, aux milieux de travail et aux espaces publics après leur construction : identifier la variété des modifications apportées à la ville sous la forme de diverses tactiques ou stratégies d’adaptation, observer les actions d’appropriation informelles et singulières, créer un langage pour exprimer l’imaginaire collectif qui se révèle à cette occasion, contribuer à prolonger et à démultiplier ces pratiques spatiales alternatives, légitimer politiquement et théoriquement ces actions sans finalité préétablie qui rompent avec l’aménagement habituel des villes.

La polyvalence tactique des usages [6]

Un bâti et un espace ne demeurent jamais entièrement confinés dans la fonction que les aménageurs leur ont assignée. Ils sont immédiatement confrontés à cet événement inaugural et transgressif que constitue n’importe quel usage. Une utilisation ou un emploi font nécessairement événement. Ils surviennent. Ils surgissent et mettent à l’épreuve les fonctionnalités admises ou acquises. Un bâti et un espace sont donc exposés en permanence au risque de la transgression, du détournement, du débordement; autrement dit, ils sont inévitablement confrontés à la multiplicité des usages qui émergent quotidiennement à partir d’eux, en eux, mais se déploient pourtant à leur encontre. Ce qu’ils amorcent ou éveillent (un usage, une utilisation, un emploi) est enclin à se retourner contre eux et peut, en retour, les chahuter ou les contredire. Ce à quoi leur réalité les destine (être utilisé, être pratiqué) détermine également ce qui vient les troubler et les contester. Un usage représente tout à la fois ce qui actualise la fonction de n’importe quel bâti et espace et ce qui, dans le même mouvement, vient la contrarier. Un usage est constitué de cette dualité, dans cette dualité. Il s’inscrit forcément dans l’horizon fonctionnel et utilitaire impliqué par tel aménagement ou telle construction mais sans s’y laisser réduire ou assimiler. Il peut œuvrer à la reconduction fonctionnelle de l’existant comme la remettre en cause. Impliqué dans un fonctionnement sans lui être soumis, un usage est équivoque et réversible. C’est ce que nous désignons, à la suite de Michel Foucault, comme la « polyvalence tactique des usages » – le principe suivant lequel le même usage (employer, pratiquer, utiliser) “peut être mis au service de fins variées et servir, dans les mêmes affrontements, à l’un et à l’autre des adversaires” [7]. Et l’on connaît les trésors d’ingéniosité auxquels recourent les politiques urbaines pour contenir et contraindre les usages de la ville dans une optique fonctionnelle : esthétisation envahissante, sur-signification des pratiques par le marketing urbain, sur-saturation des lieux par la multiplication d’initiatives programmées et labellisées. Comment, sur le même terrain, celui des usages, défaire de telles emprises ? Amorcer une autre perspective ? Opérer les torsions et les détournements indispensables ? Un usage est nécessairement disputé, bataillé, controversé – une bataille comme se plaît à le formuler Michel Foucault. Mais, souvent, la politique urbaine dominante l’emporte – emporte les usages – sans avoir besoin de réellement livrer bataille, faute de protagonistes l’interpellant et la contredisant sur son propre terrain, sur ce terrain de l’usage. Les adeptes du skate font certainement partie des rares insoumis des centres-villes ou des hypercentres. Ils élèvent au plus haut point la « polyvalence tactique des usages ». Le skateboard se pratique sur n’importe quel mobilier urbain et les trop nombreux équipements ou aménagements qui d’ordinaire entravent la libre pratique de l’espace public représentent pour le skater, à l’inverse, une belle opportunité pour expérimenter, à nouveau compte, tel ou tel strick. Cet art indiscipliné résiste, malgré la volonté des « décideurs » de l’assimiler à un sport et de le reléguer, en périphérie, dans des enceintes sportives (skatepark). Il n’est, en vérité, aucun usage qui ne soit récupérable ou instrumentalisable.

Une banalité insistante [8] qui parvient à saper l’ordonnancement habituel des espaces et des pratiques

Un usage ne s’impose jamais d’un seul élan; il chemine, il progresse à travers les pesanteurs du quotidien et se heurte fréquemment aux normes de fonctionnement. Cette banalité insistante signe sa force. Cette ténacité silencieuse contribue à le pérenniser. “Même et surtout quand des activités exceptionnelles les ont créés, il leur faut revenir vers la vie quotidienne pour vérifier et confirmer la validité de leur création. […] C’est donc elle, la vie quotidienne, qui mesure et incarne les changements qui s’opèrent « ailleurs »” [9]. L’usage accède à une quotidienneté ou se disperse, s’étiole, s’altère. C’est à l’épreuve du quotidien qu’il affermit son autonomie. C’est par l’entremise de minuscules initiatives, récurrentes, répétitives, qu’il manifeste une liberté. Combien de fois un aménagement paysager vient brutalement recomposer un espace, sans prêter la moindre considération aux usages piétonniers du lieu, obligeant le marcheur innombrable [10] à dévier son trajet. Mais l’usage résiste ; les barrières sont franchies, les plantations quelque peu piétinées et, en quelques jours, un sentier sillonne à nouveau dans le lieu et manifeste la persistance et l’entêtement d’un usage. L’insistance, humble et murmurante, représente vraiment la ressource polémologique du faible. Elle représente aussi la ressource polémologique du dominé. Que peut-il opposer ? Sa présence opiniâtre. Son présent incessant. Son présent qui fait immédiatement présence. Sa pratique qui dit exactement ce qu’elle fait [11], qui le dit encore et encore. C’est ce qui, étonnamment, la rend indécente et menaçante. Pourquoi la présence des jeunes qui-traînent-en-bas-des-immeubles est-elle si dérangeante ? Parce que leur présence est devenue trop insistante, leur quotidienneté abusivement quotidienne, leur parole excessivement murmurante ? Ces jeunes nous rappellent pourtant simplement que le propre d’une socialité est de nous rendre présents les uns les autres, en suscitant une régularité de rencontres dans des espaces qui nous deviennent communs. Si cette « évidence » nous irrite, est-ce le signe que le quotidien comme tel nous deviendrait insupportable ? Qu’est-ce que la quotidienneté des usages et des pratiques nous adresse de si troublant que nous devions forcément la discipliner, la réguler, l’aménager, l’esthétiser, en quelque sorte la maintenir à distance ? Les politiques urbaines multiplient leurs efforts pour éviter que la ville ne soit rattrapée par sa propre quotidienneté. Elles l’équipent, l’événementialisent, la rénovent, l’embellissent, l’animent. Foucault évoquait la vie des hommes infâmes. Nous dirions aujourd’hui que nombre d’usages deviennent scandaleux dès lors qu’ils se familiarisent et se quotidianisent, à partir du moment où ils deviennent communs, où ils nous deviennent communs, dans la mesure où ils installent leur évidence, sans intermédiaire ni intercession. Leur banalité insistante les rend d’emblée présents et c’est ce caractère puissamment affirmatif qui indispose.

Entre surcroît d’existence et déficit de réalité

Un usage incruste ses propres dimensions, ses agencements, à l’intérieur des espaces et des bâtis dans lequel il se manifeste. Il griffonne en ces lieux une nouvelle perspective. Il s’intercale et dérègle leur fonctionnement. Il leur accorde de la sorte un surcroît d’existence, inattendu, importun, parfois inespéré. Un usage insuffle de nouvelles intensités de vie : de l’étonnement et de l’agacement, des tensions et du plaisir. Il peut parfois apparaître si improbable que les regards se posent sur lui sans s’attarder. Son caractère déconcertant peut aussi dissuader toute attention; le regard alors s’échappe de peur d’être compromis. Un usage peut donc persister tout en restant en deçà d’un seuil de visibilité et de lisibilité. Trop dérangeant pour être vu. Trop insolite pour être approprié et déchiffré. Ce n’est pas parce qu’il est là, présent et actif dans la situation, qu’il accédera pour autant à une pleine et complète réalité. Comme le souligne Michel de Certeau, une société est composée de “certaines pratiques exorbitées, organisatrices de ses institutions normatives, et d’autres pratiques, innombrables, restées « mineures », toujours là pourtant quoique non organisatrices de discours, et conservant les prémices ou les restes d’hypothèses (institutionnelles, scientifiques) différentes pour cette société ou pour d’autres” [12]. La réalité est toujours une unification hâtive, qui congédie beaucoup d’hypothèses et néglige de nombreuses traces d’activité et de vie. C’est pourquoi elle demeure si souvent en déficit par rapport à elle-même, par rapport aux vitualités qui s’activent en elle, par rapport aux expériences qui la traversent. Pour enrayer ce type de logique, qui procède par déni ou disqualification, il convient d’assumer une forme de « critique constituante » qui s’attachera à saisir ce qui, dans une situation, s’esquisse et transparaît, à déployer ce qui reste entravé, à déplier ce qui a été bridé, enfoui, figé. Il ne s’agit pas de faire dire à un usage plus qu’il ne dit ou à en faire voir plus qu’il ne montre. La critique est singulièrement arrogante lorsqu’elle laisse penser qu’elle possède le pouvoir de dévoiler ce dont les protagonistes n’auraient pas conscience et qu’elle dispose d’un métalangage lui octroyant la capacité de lire et de voir au-delà de ce qui disent ou voient les acteurs eux-mêmes. “Trop souvent, en effet, les sociologues – et en particulier les sociologues critiques – se comportent comme s’ils étaient des observateurs « réflexifs » et « distanciés » confrontés à des acteurs « naïfs », « non critiques » et « non réflexifs ». […] Les acteurs sont tout à fait capables de proposer leurs propres théories de l’action afin d’expliquer comment les formes d’existence manifestent leurs effets” [13]. Confronté à un usage imprévu ou extra-ordinaire, l’observateur (artiste, architecte, sociologue, promeneur, habitant…) va donc s’attacher à le déplier et à le déployer. Il essaiera peut-être de relier cet usage à d’autres phénomènes qu’il a observés dans ce lieu. Il s’efforcera alors de le contextualiser. Il sera peut-être amené à rapporter cette situation à des expériences qu’il a vécues antérieurement. Dans tous les cas, il accorde à cet usage un supplément de réalité; il contribue à le réaliser, à lui donner corps et à lui donner sens, même s’il n’y parvient que très partiellement et uniquement de son point de vue singulier. Cet usage commence donc à faire réalité pour l’observateur même s’il le fait dans des termes sensiblement ou radicalement différents de ceux des protagonistes, surtout si ceux-ci agissent particulièrement silencieusement et discrètement, voire dans des temporalités différentes. Un usage est parfois simplement entraperçu par l’entremise d’une trace qu’il a laissée : quelques moellons disposés en escaliers qui signalent un accès sans que l’on puisse deviner vers quoi, un matelas et quelques couvertures disposés en retrait d’une rue qui rappellent que quelqu’un réside en ce lieu, un amas de bois calcinés sur une plage qui laisse deviner l’occupation festive de cet espace après que les estivants se soient retirés. Dès lors, une chronique sociologique, une photographie ou une prise vidéo vont contribuer à retracer ce qui se laisse voir en pointillés ou à assembler ce qui se présente de façon si dispersée. Le travail d’observation procède alors réellement sur le mode d’une « critique constituante » qui prend la mesure de l’existence d’un usage et s’efforce de la déployer et de la déplier. Il s’apparente au travail du laborantin lorsqu’il procède à une analyse ADN par l’amplification d’un petit échantillon [14].

La multiplicité qui se déploie en lui

“Une ville peut être considérée comme un dispositif de prolifération pour un piéton, et comme un dispositif connectif du point de vue d’un automobiliste : alors que pour les premiers les différentes rues sont indifférentes, le parcours d’un point à un autre pouvant s’organiser de diverses façons, du trajet le plus immédiat aux plus contournés, les seconds se trouvent généralement pris dans une organisation des flux qui est beaucoup plus canalisée” [15]. L’utilisateur des transports en commun, pour sa part, anticipe sur un trajet qui, en retour, le contraindra en termes d’horaires et de parcours; mais ce qu’il perd en autonomie de déplacement est compensé par un surcroît de disponibilité : lire, converser, s’évader. Le dispositif le plus contraint réserve ainsi un extraordinaire potentiel de liberté, à condition de s’émanciper de l’usage premier (se déplacer) et d’investir d’autres activités, de s’orienter vers des niveaux de réalités différents (penser, rêver, échanger…). Un usage est donc un agencement hétérogène dont il est difficile de poser a priori les limites. Il ne se définit pas en soi, comme tel. Il n’incorpore pas en lui une logique irréductible qui s’appliquerait dans n’importe quel contexte et qui se déclinerait, égale à elle-même, en toute situation. Il n’inclut pas son mode d’emploi. Un usage représente avant tout une façon de se rapporter à soi et aux autres, à soi et à son contexte de vie. Il est sans cesse relancé et stimulé par des interactions auxquelles il s’adapte ou auxquelles il s’oppose. Il est en permanence branché sur une multiplicité d’extériorités qui le confrontent à ses ressources et à ses potentialités. Est-il en capacité de moduler la situation ? De la faire bifurquer ? De la déborder ? Sur quoi peut-il s’appuyer ? Que découvre-t-il en lui, comme résistance et comme adaptation, à l’occasion de tel ou tel défi que lui adresse son environnement ? Lorsque les contraintes fonctionnelles se durcissent, va-t-il s’immobiliser face à elles, dans un vis-à-vis stérile et inhibant, sans parvenir à amorcer de lignes de fuite ou de contournement ? Ou parviendra-t-il à reparcourir la situation, à partir d’un point de vue décalé, afin d’y débusquer de nouvelles perspectives ? Mais, si un usage est fortement exposé aux nombreuses extériorités qui le mettent à l’épreuve et l’obligent, il l’est tout autant par rapport à ses intériorités, par rapport à la multiplicité qui se déploie en lui : des désirs, des habitudes, des objets familiers, des rituels, des schèmes d’action… Il est donc doublement exposé : il se rapporte, se relie, se conjugue, tant en extériorité qu’en intériorité, à d’innombrables « entités », qu’elles soient matérielles ou symboliques, relationnelles ou fonctionnelles. Il est autant agi par elles qu’il ne les fait agir. C’est ce qui lui confère son caractère profondément écosophique [16] : un usage est avant tout une modalité d’entrer-en-rapport, de rejouer son rapport à soi ou à son environnement. Si nous empruntons une terminologie informatique, nous dirions qu’un usage se constitue à partir des nombreux plugins [17] (greffons) qu’il est susceptible de découvrir, de capter, d’intercepter [18] et qu’il parviendra à implanter et à acculturer. Ce peut-être un matériau récupéré sur un chantier qui pourra être ré-utilisé pour la construction d’un abri. Ce peut-être aussi une « opportunité » qui aura été saisie et qui contribuera à conforter un projet, une pratique.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, octobre 2008

[1] Ce texte a été publié, en traduction anglaise, sous le titre A micropolitics of uses, in Adaptive actions, edited by Jean-François Prost, UK edition, 2009 (Tr. de Sophie Handler), p. 57-62.

[2] Dans Il faut défendre la société (Cours au Collège de France, 1976), éd. Gallimard, 1997, p. 172, Michel Foucault formule en ces termes cet enjeu « constitutionnel » : “il s’agit de retrouver quelque chose qui a donc consistance et situation historique; qui n’est pas tant de l’ordre de la loi, que de l’ordre de la force; qui n’est pas tellement de l’ordre de l’écrit que de l’ordre de l’équilibre. Quelque chose qui est une constitution, mais presque comme l’entendraient les médecins, c’est-à-dire : rapport de force, équilibre et jeux de proportions, dissymétrie stable, inégalité congruente”.

[3] Voir à ce propos l’ouvrage de David Vercauteren (en coll. avec Thierry Müller et Olivier Crabbé), Micropolitiques des groupes (Pour une écologie des pratiques collectives), HB éditions, 2007.

[4] Cf. le site http://aa.adaptiveactions.net/ sur lequel sont présentées et discutées un grand nombre de ces actions.

[5] In Cinéma 2 – L’image-temps, Les éd. de Minuit, 1985, p. 365. “Une théorie du cinéma n’est pas « sur » le cinéma, mais sur les concepts que le cinéma suscite, et qui sont eux-mêmes en rapport avec d’autres concepts correspondant à d’autres pratiques”.

[6] Nous transposons, sur le terrain des usages, la célèbre formulation de Michel Foucault « La polyvalence tactique des discours ». Michel Foucault insiste sur le “jeu complexe et instable où le discours peut être à la fois instrument et effet de pouvoir, mais aussi obstacle, butée, point de résistance et départ pour une stratégie opposée”, Histoire de la sexualité 1 – La volonté de savoir, éd. Gallimard, 1976, p. 133.

[7] Philippe Artières, Mathieu Potte-Bonneville, D’après Foucault (Gestes, luttes, programmes), Les prairies ordinaires, 2007 p. 348.

[8] Nous empruntons cette formulation à Judith Butler, Humain, inhumain (Le travail critique des normes), éd. Amsterdam, 2005, p. 57.

[9] Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne – II. Fondements d’une sociologie de la quotidienneté, L’Arche éd., 1961, p. 50.

[10] Selon la formule de Michel de Certeau.

[11] Michel de Certeau, L’invention du quotidien – 1. Arts de faire, coll. Folio, 1990, p. 122.

[12] Idem, p. 79.

[13] Bruno Latour, Changer de société – Refaire de la sociologie, La Découverte, 2006, p. 82-83.

[14] Idem, p. 198.

[15] Emmanuel Belin, Une sociologie des espaces potentiels (Logique dispositive et expérience ordinaire), De Boeck Université, 2002, p. 242.

[16] Félix Guattari, Les trois écologies, éd. Galilée, 1989.

[17] En informatique, un plugin est un « petit » logiciel qui se greffe sur un programme support et lui confère de nouvelles fonctionnalités.

[18] Nous empruntons cette métaphore à Bruno Latour, op. cit., p. 303-304.