Occupations temporaires

Ce texte trouve son amorce dans une intervention présentée lors du colloque Nouveaux territoires de l’art, organisé en février 2002 à la friche La Belle de Mai (Marseille) [1]. De nombreux collectifs d’artistes occupent des friches (terrains délaissés ou usines à l’abandon) et les transforment en lieux de création et d’expérimentation. Ces actes d’occupation font écho à d’autres pratiques d’appropriation, matérielle ou symbolique, ponctuelle ou temporaire, qui tendent à se généraliser depuis le milieu des années quatre-vingt dix. Les collectifs de chômeurs et de précaires se sont invités à de nombreuses reprises dans les principaux lieux de gestion du salariat [2] (Assédics, ANPE, locaux du Medef ou des Confédérations syndicales) et, le temps d’une occupation, ont destitué symboliquement et matériellement ces instances de leur fonction régulatrice pour les instituer comme scène politique et revendicative. L’acte d’occupation signe donc avant tout un détournement (de fonction) et un renversement (de perspective). La portée de cet acte va au-delà de la visée protestataire retenue et commentée par les médias ; il agit comme un puissant opérateur politique et social qui cristallise le rapport de force et, dans le même temps, le fait bifurquer, le renverse, le détourne pour lui ouvrir de nouvelles finalités. L’occupation rend visible l’antagonisme – en rapport à quoi, à l’encontre de qui le mouvement est engagé – mais sans se laisser retenir ou enfermer en lui. Car l’acte d’occupation est aussi production d’expériences et agencement de relations, en un mot production de subjectivité. Il opère à la fois sur un plan polémologique (l’engagement, le « contre-quoi », l’alternative) et sur sur plan expérientiel (l’implication, le « avec-quoi », l’expérimentation). Et cet « à la fois » est absolument essentiel car seule l’intensité de ce qui sera vécu et expérimenté en commun empêchera le rapport de force de se refermer sur lui-même, en lui-même, de se légitimer de son seul fait et de se figer dans une réitération forcément infructueuse. Inversement, si l’acte d’occupation désamorce son potentiel antagonique et dissensuel, il s’étiole et s’appauvrit ; il se dépolitise. L’acte d’occupation voit alors son horizon se restreindre à un entre-soi d’autant plus enfermant et défensif qu’il affronte un environnement hostile [3]. L’acuité et l’urgence des enjeux peuvent bloquer toute (re)mise en perspective et en question, l’exaspération des antagonismes escamote complètement la réflexion indispensable sur les qualités éthico-politiques de l’action et sur les formes de vie et d’interaction qu’elle implique. Engagement (antagonique) et implication (expérientielle) ne doivent pas être disjoints. C’est à cette condition que l’acte d’occupation se maintient ouvert et réactif, accessible à de nouvelles questions, réceptif à d’autres préoccupations.

L’auto-constitution d’une parole et d’une présence

Les sans-papiers, eux aussi, ont multiplié les actes d’occupation – la plus emblématique aura été l’occupation de l’église Saint-Bernard – et ce geste politique a largement contribué à redonner voix à ces citoyens cantonnés en lisière de la société, frappés en permanence d’une présomption d’illégitimité [4] et si facilement illégalisés. Ce qui associe les sans-papiers et les sans-logement, les artistes-sans-lieu et les travailleurs-sans-statut c’est bien une indéfectible volonté de réappropriation et d’affirmation – la puissante faculté d’auto-constitution d’une parole ou d’une présence. L’acte d’occupation travaille les lignes de partage ; il ouvre un antagonisme sur ce qui fait frontière dans la société – frontière entre les lieux valorisés et les lieux disqualifiés, entre les paroles autorisées et les paroles inaudibles, entre les corps performants et les corps silencieux. Il est immédiatement subversif, du fait de ce qu’il implique et provoque, par la nature même du mouvement qu’il enclenche : une contre-parole et une contre-présence qui émergent de l’intérieur et viennent briser les délimitations acquises. Ceux que la société invisibilise se font voir et entendre. Ceux que l’ordre politique et salarial disqualifie font valoir leur parole et leur activité. L’acte n’est pas seulement défensif ; il est insistant, intensif, inclusif. Il invente un lieu là où ne semblaient subsister que des non-lieux, des terrains délaissés et des espaces en friche. Il déloge les formes les plus oppressives de pouvoir là où elles s’étaient si parfaitement acclimatées que nul ne songeait à les interpeller ou les contredire. Quand les collectifs de précaires occupent les ANPE ou les Assédics, ils rendent ouvertement visible le caractère profondément inégalitaire et excluant des dispositifs de « traitement » du chômage. Cette intrusion est inconvenante, dérangeante, malvenue. Elle perturbe d’autant plus qu’elle n’est pas simplement motivée par une revendication ou une opposition ; elle bouleverse les règles du jeu, déconstruit la situation, défait les habitudes. Là où des urbanistes un peu pressés ne voient que friches et abandon, les collectifs occupant composent de nouveaux espaces, actifs et vivants. Cette intrusion fait vaciller l’ordonnancement habituel des lieux et des situations ; les repères se brouillent, les positions se dérobent. Ceux qui étaient maintenus à distance entrent par effraction ; ils s’invitent là où ils n’étaient pas attendus et leur présence devient alors extraordinairement bruyante, à la hauteur de la perturbation et du trouble qu’elle occasionne.

Une interruption substantielle

L’acte d’occupation provoque une coupure, une coupure verticale au sens où il interrompt un fonctionnement ou bloque un processus. C’est un intercalaire politique qui s’introduit dans une situation et qui en réordonne l’agencement. L’acte d’occupation n’agit pas à la manière de la grève qui construit un rapport de force et délimite les termes du conflit. La grève fixe la situation en polarisant ses enjeux. L’acte d’occupation, lui, fait avant tout événement et ré-ouvre la situation : il libère une parole, fait advenir une présence, entrebâille des possibles… Loin de nous l’idée de nier la dimension conflictuelle d’une occupation et de minorer la confrontation des forces en présence. Nous tenons simplement à souligner son caractère événementiel et sa capacité à « faire différence » [5]. Il provoque une interruption substantielle qui altère la situation et la redéploie. L’exclusion se fait présence ; l’absence ou le manque fonctionne comme visibilité. Lorsque des artistes ou des habitants occupent une friche industrielle, ils imposent une présence discordante au cœur de la ville. D’une part, ils requalifient un espace déconsidéré et délaissé et ils prennent ainsi à contre-pied la politique foncière et urbaine. D’autre part, ils prouvent que des formes de vie et d’activité parviennent à se constituer de façon autonome et que les conditions d’existence dans la ville peuvent se formuler autrement. La rupture est manifeste par rapport au discours élogieux et auto-centré que la ville tient sur elle-même, à force de marketing public et d’esthétisation urbaine. La ville, en quelque sorte, se délocalise sur place au sens où le lieu occupé reste, pour l’essentiel, identique à lui-même (une occupation n’est pas synonyme de réhabilitation ou de rénovation) mais devient, pourtant, totalement étranger à ce qu’il fut puisque converti dans un nouvel usage ou transposé dans une nouvelle activité. La coupure est bel et bien verticale. La logique dominante est désamorcée, au moins localement. Le processus global est dépossédé de ses ressources, au moins temporairement. Une occupation n’est pas en capacité de défaire un dispositif de domination à son échelle d’ensemble, dans toute son envergure. Elle ne l’encercle pas. Elle ne l’affronte pas de plein vent, à découvert, sur la totalité de son champ. L’acte d’occupation n’opère pas sur un mode extensif. Face au déploiement massif, étendu, expansif, d’une domination, l’acte d’occupation n’oppose pas une force équivalente (en ampleur) et symétrique (en contenu). Elle ne peut le contredire qu’en le prenant à revers et par surprise. Elle ne peut le renverser qu’en le déséquilibrant de l’intérieur. Elle n’agit pas frontalement (sur une ligne de front) mais elle transperce, elle traverse, elle altère. En effectuant une percée ou une trouée, elle parvient à faire différence sur le terrain même de l’adversaire.

Agir dans et contre la situation

Les collectifs occupant s’approprient donc une situation, mais pour en combattre la logique, en désavouer les attendus. D’une certaine façon, ils retournent la situation contre elle-même en la mettant en jeu dans des formes nouvelles ou en la détournant de ses buts. Bien évidemment, la situation résiste ; ses dispositions présentes ne se laissent pas si facilement contredire, sa configuration, si facilement détourner. L’acte d’occupation est une action située au sens où « la caractéristique de l’action située ne tient pas seulement à ce qu’elle est inscrite dans des circonstances particulières mais à ce qu’elle exploite de façon active ces dernières » [6]. Et c’est bien la marque d’un contre-pouvoir constituant que de s’emparer de l’existant pour lui faire signifier quelque chose de radicalement autre. Il agit nécessairement en situation, à la fois dans et contre la situation. Il va devoir démontrer que les dynamiques en cours restent révisables, encore réversibles : que l’absence de statut ne se double pas d’une relégation sociale, que la disqualification vécue n’inhibe pas définitivement la prise de parole, que la désaffection d’un lieu ne lui retire pas ses qualités d’usage… L’occupation est en quelque sorte une hypothèse stratégique qui se teste, politiquement, dans un contexte donné, en fonction des opportunités ouvertes par la situation elle-même et en fonction de la capacité du collectif occupant à s’emparer d’une de ces opportunités et à l’investir à son profit. C’est « à l’intérieur de la fabrication de ces situations, dans la manière par laquelle des rapports se construisent, se maintiennent et se prolongent, selon des consistances propres, que s’ouvre le champ de ce que nous appelons les « expérimentations politiques » » [7]. Le collectif occupant expérimente la situation au sens propre du terme car il va devoir évaluer et ré-évaluer l’environnement dans lequel il agit, intégrer telle ou telle éventualité, réajuster son action en regard des oppositions rencontrées, s’attacher à informer précisément les événements qui surviennent… Il ne peut pas se contenter d’assumer le rapport de force – ce qui, en soi, est déjà beaucoup – ni simplement défendre sa position. Il se confronte nécessairement à l’indétermination de la situation. Et cette indétermination le contraint à reconsidérer régulièrement son point de vue et à poser de nouvelles hypothèses, à tester d’autres modalités d’action et à reconfigurer son mode d’intervention.

Un mode de subjectivation située et contextualisée

Le collectif occupant est un sujet – une subjectivité active et offensive – qui se définit dans les termes de la situation. La vision serait fausse qui laisserait penser qu’existe un collectif, comme tel, en tant que tel, et que ce collectif se « contenterait » de prendre position dans une situation, comme s’il pouvait s’y inscrire sans fondamentalement en être affecté. Le collectif occupant est un collectif situé dont la constitution et l’identité sont étroitement corrélées au contexte dans lequel il s’engage. Il fait siennes les ressources de la situation. Il en endosse les contradictions. Sa qualité collaborative et sa « consistance » subjective s’établissent à hauteur des résistances que lui oppose son environnement d’action et à hauteur des antagonismes qu’il affronte. Si le collectif occupant prétend se définir en soi, indépendamment des contraintes contextuelles qui modulent son intervention, alors il est à craindre qu’il réitère le fantasme vieilli de l’avant-garde activiste et que l’occupation se résume à un coup politique – un coup politique qui possède sa grandeur, certes, qui peut favoriser une prise de conscience et qui peut fort utilement donner un coup de pied dans la fourmilière. Mais il en incorpore alors toutes les limites : le risque que le collectif se replie sur lui-même (sectarisme) et se légitime par la reconduction sans fin de ses propres actions (activisme). L’acte d’occupation correspond, de notre point de vue, à un mode de subjectivation située et contextualisée. L’identité d’un collectif occupant est consubstantielle à la situation dans laquelle il se constitue. Parler du collectif occupant et parler de la situation d’occupation c’est en fait rendre compte des deux faces d’une même réalité, à savoir le processus de subjectivation qui se détermine lors d’un engagement particulier, dans un contexte donné. Son caractère situé ne le rend pas pour autant informe et inconsistant, versatile et aléatoire. Au contraire, il rehausse sa puissance. Le collectif ne s’appuie pas sur ses seuls acquis – sur ce qu’il a réussi à capitaliser politiquement – il capte à son profit les innombrables opportunités qui se font jour dans la situation… à condition bien sûr d’être suffisamment réceptif à son environnement pour y découvrir effectivement de telles opportunités et pour les transformer en supports et ressources de son action. Dans ces conditions, le collectif occupant ne renvoie pas l’image d’un « isolat » politique, auto-centré et imbu de sa force, mais l’image d’une « configuration subjective » à la fois solide dans ses idéaux et hautement consciente de son écologie propre – son caractère situé et contextualisé.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, février 2007

[1] Cette intervention a été publiée in Nouveaux territoires de l’art, propos recueillis par Fabrice Lextrait et Frédéric Kahn, éditions Sujet/Objet, 2005, p. 212 à 214.

[2] Voir à ce propos l’ouvrage d’Évelyne Perrin, Chômeurs et précaires au coeur de la question sociale, éd. La Dispute, 2004.

[3] Bernard Aspe insiste sur les risques de repli et de dépolitisation associés à ces logiques “d’insulation” fabriquées à l’aide de “cloches psycho-acoustiques”. Comme le souligne l’auteur, s’il existe un espace habitable, ce ne peut être que celui configuré par une politique à hauteur des antagonismes en présence, in L’instant d’après (Projectiles pour une politique à l’état naissant), éd. La Fabrique, 2006, p. 20 et 55-56.

[4] Étienne Balibar, in Sans-papiers : l’archaïsme fatal, éd. La Découverte, 1999, p. 108.

[5] Sur la philosophie politique comme philosophie de la différence, voir les travaux de Maurizio Lazzarato. Cf. « Puissance de la variation », entretien réalisé par Yves Citton, Multitudes, n°20, 2005.

[6] Michel de Fornel, in La logique des situations (Nouveaux regards sur l’écologie des activités sociales), éd. de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1999, p. 120.

[7] Didier Debaise, « Expérimentez, n’interprétez jamais », revue Multitudes, n°23, 2006, p. 98.