Politique des savoirs

Une expertise se présente avant tout comme un agencement, à la constitution complexe puisqu’il mixte des méthodes, des postures, des enjeux de notoriété et de spécialité, des concepts et des cadres d’analyses mais également des rapports de reconnaissance et de disqualification. Toute expertise doit donc être appréhendée à cette échelle-là, à la mesure des questions politiques et épistémiques qu’elle soulève. En effet, c’est bien l’agencement en tant que tel qui devient productif (de sens et de connaissance), au-delà de la simple association des savoirs ou de la simple cohabitation des discours. Qu’est-ce que cette expertise-agencement révèle et provoque ? Qu’est-ce qu’elle génère comme résistance ou engagement ? Qu’est-ce qu’elle laisse voir ou entendre ? Qu’est-ce qu’elle disqualifie et renvoie au silence ? Le traitement réservé à ces différentes questions va dessiner ce que nous désignons comme une politique des savoirs, ou mieux encore une bio-politique des savoirs, c’est-à-dire une politique qui sollicite et structure l’ensemble des composantes constitutives d’une expertise, sans exclusive, en réservant un égal intérêt pour les dimensions épistémique (le rapport au savoir), épistémologique (l’ontologie des savoirs), polémologique (les rapports sociaux de savoir) ou méthodologique (les modes d’existence des savoirs).

Ce texte prolonge une intervention que nous avons présentée, au mois de mai 2006, dans le séminaire Multitude et Métropole animé par Toni Negri, Anne Querrien, Carlo Vercellone, Michèle Collin, Patrick Dieuaide, Pantaleo Elicio, Thierry Baudouin.

Le dépliement épistémique des savoirs et leur déploiement politique

Une même expérience, qu’elle soit artistique, sociale, politique ou éducative, implique une somme de savoirs, certains portés par des professionnels (artiste, architecte, intervenant social, urbaniste, sociologue…) et d’autres par des militants, des habitants, des travailleurs ou des usagers. Nombre de ces savoirs restent enfouis au cœur des situations et n’accèdent à aucune visibilité publique. Ce sont des savoirs laissés en friche. Ce qui ne signifie pas qu’ils demeurent passifs et improductifs. D’autres se trouvent disqualifiés par la hiérarchie des connaissances et jugés insuffisamment conceptualisés ou formalisés. Ils sont victimes d’un racisme de l’intelligence véhiculé par des savoirs de plus haute notoriété ou de plus grande influence. Pourtant, une autre politique du savoir est possible, qui voit ces différents savoirs – savoir formé par l’expérience ou élaboré avec méthode, savoir ordinaire ou savoir spécialisé – s’interpeller réciproquement et se mettre à l’épreuve les uns les autres. Comment constituer cet espace commun, inhérent à toute expérience, qui sollicite l’ensemble des expertises et les incite à se confronter et à se mettre en risque, à s’éprouver réciproquement et à coopérer ? Comment, au sein d’une même expérience, des savoirs de constitution différente parviennent-ils à co-exister, à co-habiter ou à co-opérer ? Comment éviter que certains n’assoient leur notoriété sur les décombres ou le silence des autres ? Une autre politique du savoir s’avère donc à la fois possible et indispensable, qui ne provoque plus de tels effets de déconstruction et de disqualification entre savoirs mais qui, à l’inverse, les encourage à se mesurer, à se confronter à toutes les objections qu’ils sont susceptibles de s’opposer mutuellement. Cette politique assume nécessairement une double stratégie : une stratégie de coopération qui contribue au dépliement épistémique des savoirs enfouis (la multiplicité des savoirs du quotidien, tout à la fois incorporés et enkystés dans l’action) et une stratégie d’alliance qui permet le déploiement politique des savoirs disqualifiés (la multitude intellectuelle des savoirs-sans-part). Elle contribue ainsi à une constitution pluraliste des expertises, en prise directe avec les situations, au cœur même des expériences. Une telle politique se caractérise bien sûr, en premier lieu, par sa portée polémologique dans la mesure où elle se préoccupe de défaire les emprises hiérarchisantes et disqualifiantes ; mais elle se caractérise pareillement pas sa puissance épistémique puisqu’elle s’efforce de rendre manifestes et productifs des savoirs habituellement maintenus au silence ou laissés en friche. Les expériences rehaussent leur pertinence artistique, citoyenne et intellectuelle lorsqu’elles parviennent à faire vivre conjointement ces deux mouvements, ce mouvement de dépliement des savoirs enfouis et ce mouvement de déploiement des savoirs disqualifiés [1] ; elles gagnent donc en puissance dès lors qu’elles instaurent des processus de coopération intellectuelle, seuls à même de rendre lisibles et visibles les nombreux savoirs immergés dans les situations,  constitutifs de l’expérience mais si mêlés à elle qu’ils en deviennent indiscernables. Chaque expérience se renforce à la hauteur des alliances entre savoirs qui se nouent en elle et par son intermédiaire – un développement d’alliances qui voit des expertises d’horizon et de notoriété différents s’épauler réciproquement au meilleur bénéfice de l’expérimentation en cours.

L’insurrection des savoirs parcellaires

Les savoirs « spécialisés » s’imposent généralement non par leurs qualités propres, ou leur pertinence, mais par leur capacité à désigner et à instituer leurs “inférieurs conceptuels”, ainsi que le dénonce Jean-Pierre Darré [2]. Ainsi, ils s’autorisent de ce qu’ils excluent et construisent leur autorité à la mesure des multiples savoirs qu’ils parviennent à disqualifier. Ils fondent leur légitimité sur le mea culpa ou la confession qu’ils exigent du dominé; ainsi se constitue une forme de savoir en dominance, un savoir sur l’autre ou en surplomb de l’autre : le savoir du médecin sur le malade, du sociologue sur le RMIste… [3]. Le discours spécialisé tend à niveler les autres paroles et à leur ôter jusqu’à leur cohérence de sens. Ces paroles se trouvent comme expropriées d’elles-mêmes et ne subsistent que sous la forme de citations qui jalonneront l’écrit du sociologue ou de clichés sociétaux qui émailleront un propos politique ou journalistique. Elles sont contraintes par un code qui n’est pas le leur et c’est seulement à travers lui qu’elles trouvent le chemin d’une expression. “Le malade ne peut parler que dans le code qui lui est fourni par l’hôpital” [4]. Et le citoyen que dans le code construit en dehors de lui par l’appareil étatique, l’industrie médiatique ou l’épistémie des sciences sociales. Et le travailleur, dans celui du management (son employabilité, sa compétence ou son projet professionnel). Ces bribes de parole, expatriées sur un territoire qui n’est pas initialement le leur (un diagnostic médical, un discours sociologique, un écrit journalistique), peuvent-elles néanmoins entrer en révolte, sur ce terrain même où elles ont été transplantées, et déstabiliser les discours dans lesquels elles ont été incorporées ? Une parole citoyenne peut-elle germer dans les interstices du discours politique et journalistique ? La parole du chômeur ou du précaire prendre à revers le discours du psychologue ou du sociologue ? Quel dispositif politique, quel protocole discursif inventer qui permettra à ces paroles éclatées et dépossédées, éparpillées et dominées, de tirer force et résistance justement de cette dissémination et de cette démultiplication, et qui leur permettra de vivre comme une liberté cette expatriation et cette transversalité ? Une parole de partout et de nulle part. Une mobilité intempestive et créative. Comment concevoir cette nouvelle épistémie et cette nouvelle politique qui instaurent une puissance intellectuelle là où œuvrent habituellement des mécanismes de déconsidération et d’infériorisation ? Comment pourraient-elles émerger indépendamment d’une insurrection des savoirs parcellaires et assujettis, des paroles sans-qualité ou disqualifiées ? Un jour, peut-être, le sociologue entendra hurler les paroles qu’ils découpent menu menu pour les intégrer sous forme de citations illustratrices dans ses écrits. Un jour également – et ce jour est sans doute déjà advenu grâce aux actions de collectifs comme Act Up – les médecins verront les corps entrer en résistance à l’encontre de la technicisation aliénante qu’ils subissent trop souvent en milieu hospitalier.

De plain-pied

Dans quelles perspectives politiques et épistémiques nous situons-nous ?, nullement dans une tentative de réhabilitation d’une parole authentique qui renouerait avec sa prétendue intégrité – une intégrité d’expression, de langage ou de conceptualisation. Est-il encore temps d’opérer le « grand partage », à savoir départager la parole du malade et celle du médecin, du « public » et de l’artiste, du citoyen et du politique, et de renouer avec la parole « authentique » du pauvre, du fou, du travailleur, du citoyen, de l’habitant… ? La parole du malade et du médecin, du précaire et du sociologue, de l’habitant et de l’urbaniste, du citoyen et des médias sont des paroles irréductiblement entremêlées, définitivement entrelacées. Ces paroles sont définitivement liées. Elles s’opposent ou s’enrichissent, s’affaiblissent ou se renforcent. Leur interface détermine un terrain de lutte ou de coopération, d’alliance ou d’antagonisme. Et c’est bien la constitution de cet espace qui est fondamental car, dans cet espace, nombre de questions politiques et épistémiques vont pouvoir émerger et se délibérer. Si l’on tente de réinscrire chacune de ces paroles dans ce qui est sensé fonder leur authenticité, on ne fait que les enfermer dans leur quant-à-soi (l’insularité d’un savoir spécialisé), avec le risque de reproduire de facto les mécanismes les plus grossiers de hiérarchisation. En procédant de la sorte, on se prive d’un extraordinaire instrument politique et épistémique, à savoir la capacité des différents savoirs à s’interpeller et à s’affecter réciproquement. Une pédagogie gagne en pertinence dès lors qu’elle prend en compte les connaissances que le jeune possède sur le déroulement de ses propres apprentissages. Une politique de santé publique n’atteint ses objectifs que si elle intègre l’expertise que les malades élaborent sur leur propre expérience de vie et de santé. Une orientation professionnelle se vide de son sens si elle méconnaît les dynamiques professionnelles auto-constituées par les travailleurs sur le terrain-même d’exercice de leur compétence. Et nous pourrions multiplier les exemples. Dans la même perspective, Isabelle Stengers évoque les pratiques féministes ou les pratiques de ceux que l’on nomme toxicomanes [5]. Si nous nous affranchissons de cette quête illusoire d’authenticité, alors nous démultiplions les espaces où les paroles se confrontent et les expertises s’interpellent. Dans ces conditions, cette imbrication des expertises se vivra comme puissance et non comme perte (d’identité ou de légitimité), cette hybridation deviendra productrice de commun. Pour défaire les emprises hiérarchisantes qui rehaussent certaines paroles et en déconsidèrent d’autres et pour déjouer les logiques de disqualification, il convient donc d’agencer des espaces de discussion qui se constituent de plain-pied, dans la double acception du terme, c’est-à-dire des espaces où les paroles se répondent sur un pied d’égalité (“se sentir de plain-pied avec quelqu’un”, selon la définition du dictionnaire) et des espaces qui font advenir les paroles sur un même plan, à un même niveau (“des pièces de plain-pied dans un appartement”). Cette politique des savoirs que nous appelons de nos vœux n’est donc pas principalement une affaire de sujets et d’interactions entre sujets (une question d’éthique ou de posture) mais bel et bien, et fondamentalement, une affaire de dispositifs et d’agencements. Seuls des dispositifs de cette nature (de plain-pied) sont susceptibles de reconfigurer le champ de notre expérience épistémique [6].

Reconfigurer le champ de l’expérience épistémique

La constitution pluraliste des expertises suppose que chaque protagoniste s’y implique à l’égal des autres, sans privilège de spécialisation, de notoriété ou d’ancienneté. Ce type d’agencement est donc sous-tendu par plusieurs principes, dont la portée est tout à la fois politique et épistémique, dans la mesure où ils affectent autant les formes du « rapport au savoir » (des imaginaires épistémiques désinhibées) que la structuration des « rapports de savoir » (une égale considération pour toutes les expertises impliquées dans une expérience). À cette fin, les dispositifs doivent garantir à tous une égale participation à la discussion et une même accessibilité aux données théoriques et cadres d’analyse. Ils favorisent la réversibilité des postures afin de contrarier la cristallisation des positions de savoir et d’autorité. Chacun, librement, analyse et délibère les observations soulevées par les autres participants et, dans un souci de réciprocité, soumet son propre questionnement à l’appréciation éclairée de ses interlocuteurs. De tels dispositifs peuvent donc contribuer à bloquer la reconduction « naturelle » des faits et  briser la circularité des évidences. Ils concourent, en tant que dispositif, de part leur constitution méthodologique, à reconfigurer le champ de l’expérience épistémique, en impulsant un double élargissement des domaines d’expertise : d’une part, en élevant la pertinence des expertises impliquées par une situation (de création, de travail ou « simplement » de vie) et, d’autre part, en renforçant l’aptitude des personnes à questionner collectivement les situations dans lesquelles elles sont engagés. Les protagonistes d’une situation ne s’expriment plus exclusivement en fonction de la position qu’ils occupent dans la hiérarchie des connaissances ou en fonction de leur rattachement institutionnel mais ils le font désormais conséquemment à leur implication dans ce dispositif méthodologique qui tout à la fois les sollicite et les « oblige » ; il les « oblige » parce qu’il les confronte à cette question fondamentale : est-ce que nous acceptons le risque d’être construit à notre tour, personnellement et collectivement, par les savoirs que nous élaborons en commun, à l’occasion de l’expertise d’une situation [7] ? Est-ce que nous assumons le fait d’être ré-interrogé dans notre posture et dans notre légitimité par cela même que nous élaborons ?

5. La constitution pluraliste des expertises

Les dynamiques de co-expertise incitent professionnels et citoyens à sortir de l’isolement auquel la conception individualiste de la compétence et la hiérarchie des positions les contraignent. Un tel dispositif les confronte à des questionnements nouveaux, à des questionnements formulés de manière inhabituelle ou, mieux encore, à des questionnements dont l’étrangeté surgit de l’entrecroisement et du télescopage des ressentis, des perceptions et des interprétations. Autrement dit, un dispositif de co-expertise suppose de multiples déplacements : explorer des modes de raisonnement inhabituels introduits dans la situation par les différents protagonistes; soumettre ses arguments aux objections des autres acteurs; entendre effectivement ce qui se dit au sein d’un collectif et cheminer avec des paroles qui se cherchent, hésitent et parfois, se contredisent ; reconsidérer les délimitations de son propre savoir et admettre que d’autres puissent y faire incursion. De tels agencements s’apparentent à une forme « d’extraterritorialité réciproque » [8] dans la mesure où les expertises qui s’y élaborent ne correspondent ni au lieu ni à la légitimité d’un seul mais traduisent toujours la dépossession de l’un et l’appropriation de l’autre, avec un souci permanent de réciprocité et de réversibilité. Nous nous comportons alors comme des expatriés volontaires, en acceptant de réfléchir sur des terrains qui ne sont pas traditionnellement les nôtres et en raisonnant dans des perspectives que nous n’avons ni choisies ni ouvertes. Cette réversibilité de posture et cette réciprocité de déplacement amorcent d’authentiques « expertises réciproques », ainsi que les nomme François Deck [9].

Pascal NICOLAS-LE STRAT, septembre 2006

[1] Michel Foucault, Il faut défendre la société – Cours au Collège de France. 1976, Seuil / Gallimard, 1997, p. 8 et 9.

[2] L’auteur souligne que la “construction sociale des inférieurs conceptuels” est au cœur des processus de dévalorisation des savoirs formés par l’expérience et conçus pour et dans l’action. Cf. La production de connaissance pour l’action (Arguments contre le racisme de l’intelligence), éd. de la Maison des Sciences de l’Homme & Institut National de la Recherche Agronomique, 1999, p. 71.

[3] Formulations librement adoptées de Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, éd. Gallimard, Coll. Folio, 2002, p. 18.

[4] Idem, p. 294.

[5] In Cosmopolitiques – Tome 7. Pour en finir avec la tolérance, La Découverte / Les Empêcheurs de penser en rond, 1997, p. 55.

[6] Josep Rafanell i orra, “Multiplicité des dieux et politique”, revue Alice n°2, été 1999, p. 49. Les archives de la revue Alice sont disponibles sur le site http://multitudes.samizdat.net

[7] Cf. « Les savoirs constituants », revue Alice, op. cit., p. 13.

[8] Cette formulation est librement reprise de Giorgio Agamben, Moyens sans fins (Notes sur la politique), éd. Payot & Rivages, 1995, p. 35 et sq.

[9] « Expertises réciproques », XVe Biennale de Paris, 2007.