Ponctuations entre art et sociologie

Ce texte a été rédigé à partir de la transcription de mes interventions lors de la journée de rencontres et de débats organisée, le 30 septembre 2008 à Cesson-Sevigné, par la Région Bretagne [1] sur le thème La présence artistique.

Cette journée réunissait artistes et acteurs culturels autour d’un questionnement portant sur l’implication des populations dans la vie artistique et sur une présence affirmée des démarches et des pratiques artistiques au cœur de la société, dans la durée et le partage. Comment créer les conditions d’une présence artistique durable sur les territoires ? Quelles modalités pour la rencontre, l’expérimentation, l’inventivité ? Comment rendre visibles et valoriser les processus d’élaboration et de fabrication artistiques ? Comment faire écho à la fonction critique de l’art pour transformer la société ? Le territoire de l’art, ainsi envisagé, dans un processus dynamique, doit pouvoir dialoguer avec les autres domaines de la pensée et de l’action. L’œuvre n’est plus alors l’unique valeur du travail artistique ; une importance majeure est accordée aux processus d’élaboration et d’expérimentation, favorisant la rencontre et les croisements avec les populations [2].

La journée a été introduite par une conférence de Jean-Marc Huitorel, critique d’art : Réalité du monde / Spécificité de l’art. Lors de la table ronde qui a suivi, plusieurs artistes ou collectifs d’artistes ont présenté leurs projets [3]. Je suis intervenu, de façon impressionniste, au cours de cette table ronde, en essayant, d’un point de vue sociologique, de faire jonction avec les expériences présentées.

Dans son exposé, Jean-Marc Huitorel a souligné à quel point de nombreuses questions se rejouent actuellement dans le champ de l’art et, à mes yeux, l’une d’elle tout particulièrement : les relations que l’art entretient avec l’ensemble des savoirs présents et actifs au sein de la société, qu’ils relèvent d’une philosophie politique ou d’une science sociale, d’un art de penser au quotidien ou d’une énonciation plus formalisée. L’art sollicite de plus en plus fréquemment les autres domaines d’action et de connaissance ; il les inspire et s’en inspire. Nombre de propositions artistiques se situent à la jonction ou à l’interface d’une diversité d’expériences de pensée : celle des habitants d’un quartier ou des résidents d’une institution, mais aussi celle des sociologues ou des philosophes. Elles suscitent alors des formes de rencontre tout à fait inhabituelles entre savoirs d’horizons différents. Elles créent des voisinages, souvent improbables, et ouvrent ainsi des opportunités d’échange.

Présence sociologique

C’est dans cet état d’esprit que je conçois mon intervention de sociologue, nullement comme un théoricien qui viendrait, par le haut, sur-interpréter ou sur-signifier des pratiques existantes, mais plutôt comme un sociologue-en-résidence, associé momentanément à un processus de création, qui le questionnera et le problématisera de l’intérieur, en interaction étroite avec l’ensemble des acteurs – avec les artistes à l’initiative de la proposition bien sûr, mais également avec l’ensemble des protagonistes associés au projet (publics, populations, administrateurs de structure, décideurs publics…). De cette façon, la sociologie apporte un éclairage complémentaire ou décalé, familier ou étrange, mais aucunement intrusif ou prédateur. En adoptant cette posture, le sociologue contribue, de son point de vue, à la dynamique du processus. Il n’est pas celui qui vient « juger » de l’extérieur, mais celui qui, du dedans, est susceptible de contribuer à la démarche en mutualisant des problématiques et des outils d’analyse, en sollicitant des formes conceptuelles, en suscitant de nouvelles expériences de pensée à travers une exploration langagière (la multiplicité des façons de nommer un projet et parler d’une pratique), des affinités théoriques (la diversité des points de vue conceptuels qui éclairent une réalité) et une sensibilité intellectuelle (il ne suffit pas qu’une sociologie parle d’un « objet », encore faut-il qu’elle nous « parle » à nous, acteurs du processus). En s’inscrivant dans cette perspective, le sociologue assume donc une posture contributive, la sociologie une portée constituante.

Ponctuations d’un échange

Ma prise de parole, après l’écoute des différents témoignages et exposés des artistes invités, ne prétend en aucune façon leur apporter quoi que ce soit en supplément ; ils se suffisent parfaitement à eux-mêmes. Ils n’ont que faire d’un supplément d’âme « sociologique ». Par contre, je suis intéressé à entrer en réflexion, dans une perspective sociologique, à partir de ces prises de paroles et à le faire en coopération avec leurs auteurs, pour peu qu’ils en aient le désir. Ma « présence sociologique » prend donc la forme de quelques ponctuations : des bifurcations ou des prolongements d’idée, des accentuations ou des focalisations, des traductions ou des déplacements. Ce sont ces différents traits d’union ou parenthèses, points d’exclamation ou points de suspension, à partir desquels j’ai construit mon propos, que je reprends dans ce texte.

La qualité écosophique des projets

En découvrant les différents projets artistiques, je mesure à quel point ils demeurent ouverts. Ce sont des projets qui ne sont pas complètement prédéterminés à leur démarrage : ils restent accessibles à l’événement, disponibles au changement, réactifs aux initiatives ou encore poreux aux influences de l’environnement. Cette qualité se retrouve de moins fréquemment dans le champ de l’intervention sociale car les contraintes des politiques publiques se font de plus en plus pressantes. Elle n’est pas non plus si fréquente dans le champ éducatif depuis que la pédagogie est déconsidérée et que l’enseignement tend à se replier sur l’application de programmes officiels. Les projets présentés lors de cette journée laissent penser que le champ artistique « autorise » encore le cheminement et l’exploration, l’élargissement des interactions et le déplacement par rapport aux objectifs de départ. Pour le dire plus simplement, ces projets m’apparaissent moins « conditionnés » que dans d’autres champs d’action, moins « tenus » par les injonctions de la commande publique. Certains pourraient objecter qu’il en va ainsi de la « nature » de l’art que de rester autonome et libre de ses processus. Nous pourrions dire la même chose de la pédagogie et de l’éducatif, de l’aide et du soin mais, pourtant, dans ces secteurs les projets se resserrent et se rétractent, et finalement s’indexent fortement sur les contraintes de la politique publique. Cette autonomie des projets artistiques fait donc exception. Les autres secteurs pourraient s’en inspirer et trouver dans la pratique des projets artistiques matière à résister à l’uniformisation et matière à penser la singularisation d’une démarche. C’est ce qui m’intéresse, pour ma part, à chaque fois que je suis invité à « séjourner » dans vos projets : je (re)découvre cette disponibilité et cette autonomie, qui sont d’authentiques enjeux politiques. Félix Guattari parle à ce propos de la qualité écosophique (écologique) d’un projet, à savoir la capacité d’un projet à maintenir un rapport ouvert et créatif avec lui-même (à l’écoute de ses propres pratiques) et avec son environnement (à l’écoute des interactions qu’il suscite).

L’art de faire-ensemble

Nombre de propositions artistiques valorisent le faire-ensemble et montrent que ce faire-ensemble ne se résume pas à une « simple » dynamique relationnelle. Trop souvent l’idée de coopération est rabattue sur le seul niveau des relations entre personnes : la bonne entente, la confiance, l’engagement… Certes, la qualité des relations est largement profitable à la conduite du projet mais elle ne saurait suffire. Les projets artistiques, présentés au long de cette journée, prouvent que le faire-ensemble se confectionne à partir d’une multiplicité d’agencements : l’imaginaire peut déterminer du commun ; un objet peut appeler un surcroît de coopération, ne serait-ce parfois que pour en faire usage ; un espace peut contribuer à assembler ; une expérience sensible peut susciter un moment de partage… Dans d’autres champs d’activité, le faire-ensemble est si pauvrement pensé qu’il se réduit à un activisme relationnel, au risque de mettre sous tension l’implication des personnes et d’exiger d’elles plus qu’elles ne peuvent apporter ou supporter. Le projet sollicite d’autant plus les personnes et les relations entre personnes qu’il déserte les nombreuses autres dimensions d’une pratique. Les artistes, à l’inverse, mettent « en plein milieu » des processus de coopération de multiples composantes qui joueront comme amorce ou intercesseur, comme embrayeur ou enclencheur, médiateur ou facilitateur. La coopération est alors agencée dans toute sa complexité : à différents niveaux de réalité et sur des registres variés (aussi bien matériels qu’immatériels). C’est un des grands enseignements que je tire de l’observation du faire-ensemble dans le champ artiste. Comment inciter les professionnels d’autres champs (les enseignants, les soignants et, pourquoi pas, les politiques) à procéder de façon similaire, à assumer les dimensions sensibles aussi bien que techniques, imaginaires autant que matérielles, relationnelles que formalisées du faire-ensemble ?

Se laisser surprendre

Les décideurs publics ou politiques sollicitent des projets mais se montrent vite inquiets des processus que ces projets sont susceptibles d’amorcer, inquiets de la prise d’autonomie qu’ils ne manquent pas de réaliser. Dès lors, ils sont enclins à contrôler de plus en plus en amont ces initiatives qu’ils sollicitent mais dont, en même temps, ils se défient. Ils vont avoir tendance à « sécuriser » leur décision en s’assurant de la faisabilité des objectifs, de la qualification des professionnels, du bien-fondé des moyens, de la bonne mesure de la durée… Est-ce si difficile de laisser jouer les processus, de les laisser se déployer et, au final, de se laisser surprendre par la politique que l’on a soi-même mise en œuvre ? N’est-ce pas le rôle du politique que d’endosser ce risque, que de se risquer sur un terrain inhabituel ou inattendu, que de se mettre à l’épreuve des expériences nouvelles, que de se confronter à la créativité des pratiques ? Mais, peut-être, les décideurs publics et politiques sont-ils essentiellement inquiets d’eux-mêmes, inquiets du devenir de leur propre politique, de la puissance inhérente à toute décision qui implique du collectif, du projet, du processus. Pourtant, c’est certainement ici que réside la grandeur du politique/ se laisser surprendre par les orientations que l’on a soi-même définies, assumer la puissance de délibération, d’interaction ou d’agencement… inhérente à tout énoncé politique.

L’expérience de la dissémination

Cette journée s’organise sous le signe de la « présence artistique » – présence dans des lieux ou dans des institutions. Effectivement, c’est bien ce qui caractérise les pratiques artistiques actuelles : elles savent se rendre présentes, partout, mais nulle part en particulier. Les artistes tirent le meilleur bénéfice des multiples transgressions effectuées par les avant-gardes artistico-politiques. Elles ont fait céder les limites et les délimitations. Les pratiques artistiques s’exercent donc, aujourd’hui, à même la vie : en n’importe quel lieu, en coopération avec tout un chacun. Les sociologues pourraient (devraient) jalouser les artistes car nous, chercheurs en science sociale, nous n’avons pas opéré ce remarquable débordement des limites et des corpus, cet exode productif qui amène à exercer son « art » dans des contextes sans cesse ré-ouverts. Les sciences sociales ont procédé à l’inverse ; elles réattestent fortement la fermeture académique au sein des disciplines universitaires. Elles s’exercent principalement au sein de leur institution d’origine au risque d’appauvrir leurs pratiques. Les artistes, en se rendant présents dans une grande diversité de contextes, font l’expérience de la dissémination et de la démultiplication, et associent nombre d’autres protagonistes à cette aventure tout à la fois transgressive et contributive, tout à la fois en rupture et en participation, en distanciation et en implication. Cette expérience de la dissémination / démultiplication nous interroge fortement sur la conception du rapport critique : faut-il opposer des pratiques et des récits globalisants à une société elle-même de plus en plus globalisée ? Faut-il produire des ressources critiques à une échelle de grande envergure ? Ou, au contraire, faire le pari de la puissance d’une démultiplication et d’une dissémination ? En se rendant présents, à travers une diversité de pratiques, en de multiples lieux, les artistes parviennent-ils à ré-interpeller la société dans son ensemble ? La force d’une critique ne réside-t-elle pas aujourd’hui, effectivement, dans cette capacité à faire valoir d’autres formes de vie, de sensibilité et d’expression de façon insistante et résistante, intensive et multiple, obstinée et proliférante ?

Présence artistique et présence des artistes

Si nous posons la question de la présence artistique dans les territoires, encore faut-il que les professionnels de l’art et de la culture puissent assurer le devenir économique de leur activité à l’échelle de ces territoires. Une proposition artistique n’est pas dissociable d’une réflexion sur le « modèle » économique dans lequel elle s’inscrit et qui soutiendra ou entravera son développement. Pour qu’il y ait « présence artistique », encore faut-il que des artistes soient présents ! Certes, cette question interpelle prioritairement les décideurs publics et politiques qui doivent réunir les conditions économiques et financières indispensables au développement de cette « présence artistique ». Mais, la question se pose également au niveau de chaque projet. Il nous semble important que les artistes ne désertent pas ces questions et que la réflexion sur le « modèle » économique dans lequel ils inscrivent leur activité devienne une composante à part entière de la conception et de la conduite de leurs projets. Cette réappropriation du débat économique, à un niveau micro, à l’échelle singulière de chaque projet, ouvre de réelles perspectives (micro-)politiques : comment s’articulent relations marchandes et non marchandes lors de la mise en œuvre d’une action ? Quel sens prend la notion de gratuité ? Comment donner corps, concrètement, effectivement, à un idéal d’économie solidaire ?…

Pascal NICOLAS-LE STRAT, mars 2009

[1] La journée, à l’initiative de Sylvie Robert, Vice-présidente de la Région, chargée de la culture, a été animée par Marie-Pierre Bouchaudy, Directrice de la Culture au Conseil Régional de Bretagne.

[2] Ces questions et hypothèses sont reprises du texte d’annonce de cette journée Présence artistique.

[3] « Réhabilitation d’un ancien site industriel par le vecteur de l’art » avec Luc Perrot, directeur artistique de la compagnie La Litote (Sotteville-lès-Rouen) et Jean David, président de la Communauté de communes du Pays de Belle-Isle-en-Terre. « Les Nouveaux Commanditaires de la Fondation de France« , avec Anastassia Makridou-Bretonneau, directrice Eternal Network, François Seigneur, artiste-architecte et Pascal Renault de l’association MIR (Mené Initiatives Rurales). « Des artistes présents dans les lycées – des lycéens avec des artistes dans le théâtre de Pays« , avec Marie-Pierre Rouger, déléguée à la vie lycéenne et aux projets innovants et Albert Guihard, directeur du Canal – théâtre du Pays de Redon. « Présence artistique au fil de l’eau » avec Charlie Windelschmidt de la compagnie Derezo à Brest. « Rainbow, une création avec des danseurs amateurs« , avec Emmanuelle Vo-Dinh, chorégraphe, compagnie Sui-Generis à Rennes.