Jour ordinaire de blocage à l’Université (1). Les chaises et les tables se sont rebellées. Elles s’accumulent devant les portes et au milieu des escaliers. L’activité est interrompue. Le campus est désert. Quelques enseignants errent entre pelouses et bâtiments. Pas de trace des étudiants en lutte. Grévistes et bloqueurs se sont-ils constitués en Comité invisible ?
Jour ordinaire de blocage à l’Université (2). Les chaises et les tables ont à nouveau quitté les salles de cours et occupent les devants de porte et les montées d’escalier. Des étudiants attendent. D’autres discutent avec leur enseignant. Des groupes se forment. Des cours s’improvisent sur la pelouse. Des étudiants anti-blocage tentent de ramener à la (m)raison ces tables et ces chaises rétives à toute activité. Le ton monte. Des rumeurs circulent. Bloqueurs et anti-bloqueurs s’opposeraient à l’entrée d’un bâtiment. Le blocage se « subjectivise » de manière discontinue et différenciée, diffuse et parcellaire.
Pourquoi la présence des chaises et des tables se fait-elle si pressante et insistante, et celle des étudiants si furtive ?
Une chaise, à l’avant-garde d’un amoncellement : “En bloquant l’Université, nous montrons qu’une autre université est possible. Le blocage favorise cette prise de conscience. Comment expérimenter une nouvelle conception de l’enseignement, libre et critique, si nous restons enfermés dans le fonctionnement existant ? Sans contre-pouvoir, aucun changement n’est possible. Il s’agit de faire entendre un point de vue critique. En bloquant l’Université, nous remettons l’imaginaire au pouvoir”.
Une table, à la base d’une multitude de mobiliers enchevêtrés : “L’université représente notre quotidien et elle nous tient pourtant éloignée. Nous sommes liés à ce lieu mais ne parvenons pas à l’habiter réellement. Quel est l’intérêt de valider un diplôme si l’on est constamment disqualifié symboliquement ? Ce blocage n’est que la traduction et la matérialisation de ce que nous vivons au quotidien : la nécessité d’y être et l’empêchement d’y vivre”.
Une table autonome, masquée par l’entassement des chaises et tables : “Nous ne nous reconnaissons pas dans cette institution qui fonctionne à la concurrence et promeut l’excellence. Il faut sortir de cette logique, se soustraire radicalement à ce modèle, le destituer définitivement. L’avenir que nous prépare l’université n’est pas le nôtre. Si nous bloquons l’université, c’est pour mieux en sortir, s’en soustraire, l’invalider. Notre mouvement est un mouvement destituant, notre pouvoir, un pouvoir de révocation” [1].
Comment conjuguer, dans le même mouvement critique, pouvoir de refus et capacité à explorer des possibles ? Comment déconstruire une logique oppressive tout en expérimentant, conjointement, de nouvelles modalités d’activité ou de vie ? Comment destituer ce qui nous contraint et, contemporainement, donner réalité à ce à quoi nous aspirons ?
Tentons de formuler cette question autrement. Dans quelle mesure l’intensité et l’ampleur, fondamentalement positives, de nos expériences collectives contribuent à mettre en crise les rapports sociaux les plus disqualifiants et coercitifs ? Comment éviter que la puissance de refus et d’opposition ne se referme sur elle-même et ne se bloque dans son moment négatif ? Comment parvient-elle, au contraire, à se convertir positivement en potentiel d’affirmation et en nouvelles dispositions de vie et d’activité ? Jusqu’à quel point le moment destituant, absolument essentiel, parvient-il à se transcender et à se redéployer comme puissance d’expérimentation, d’agencement collectif ou de construction commune ? [2]
Tenir une position de refus, soutenir une dynamique constituante
L’engagement critique est fréquemment rabattu sur sa seule portée destituante et ses manifestations de rupture et de refus, posées en préalable – un préalable, à la portée en quelque sorte inaugurale, à partir duquel des opportunités se feraient jour, une sorte de prologue ou d’événement fondateur qui déterminerait une nouvelle conjoncture socio-politique. Cette proposition politique peut être radicalement inversée. Et il est certainement fondamental d’opérer ce renversement et de considérer, tactiquement ou stratégiquement, que le moment constituant, révélateur de notre capacité collective à façonner de nouveaux agencements (des coopérations, des coordinations de lutte ou d’activité, des collégialités de pensée ou d’action, des occupations), est le meilleur garant d’une montée en puissance sociale et politique susceptible de contredire significativement les rapports oppressifs et coercitifs.
Ce renversement réinscrit le moment constituant [3] au cœur du mouvement critique et réfute, pratiquement et théoriquement, l’idée selon laquelle un lien d’antériorité ou de causalité s’établirait entre moment destituant (la rupture) et moment constituant (un-autre-monde-est-possible). Il possède donc une réelle vertu heuristique et méthodologique en nous libérant, tant sur un plan politique qu’intellectuel, de ce présupposé tout à fait inhibant qui laisse entendre que la construction du commun ne pourrait se poser que de façon seconde, en conséquence ou en consécution d’une rupture préalable, et à ce titre prétendument fondatrice. Nous croisons ici, au moins sur un plan méthodologique, la thèse célèbre de Michel Foucault concernant l’enchaînement indéfini et le renversement perpétuel [4] qui s’établissent entre les relations de pouvoir et les stratégies de lutte. La résistance “n’est pas antérieure au pouvoir qu’elle contre. Elle lui est coextensive et absolument contemporaine” [5]. Dans le commentaire qu’elle propose de cette thèse, Judith Revel souligne que “nul n’est besoin de dissocier le mouvement d’opposition ou de résistance à ce à quoi il s’oppose – puisque l’un et l’autre se nourrissent réciproquement” [6]. En conséquence, il est tout aussi illusoire de suggérer l’antériorité logique ou chronologique des résistances que de consacrer la primauté des relations de pouvoir.
C’est donc bien cette contemporanéité et cette co-extensivité qu’il convient de penser et d’agir – de penser et d’agir dans le développement même d’une lutte, de l’intérieur et par l’intérieur, et de le faire à partir de dispositifs et de micro-politiques conçus à dessein, en capacité à la fois de tenir une position de refus et de soutenir une dynamique constituante.
Lorsque les étudiants bloquent matériellement, par l’accumulation de mobiliers devant les portes, le fonctionnement de l’université, ils mettent l’institution littéralement hors d’elle. Ils la déconnectent. L’institution est empêchée physiquement et symboliquement de fonctionner. Elle s’évide progressivement : les salles n’accueillent plus de cours, les instances décisionnelles administrent du vide, administrent le vide, quelques services maintiennent leur activité sans que l’on puisse deviner sur quoi porte effectivement cette activité. La scène institutionnelle se dépeuple. Lors du Mouvement de novembre – décembre 1995, une stratégie similaire avait été observée [7]. Le mode opératoire était différent mais le résultat parfaitement comparable. Les étudiants avaient retiré les chaises et les tables de certaines salles pour les accumuler dans d’autres. Telles des fourmis processionnaires, des cohortes estudiantines, calmes et opiniâtres, traversaient le campus et transbordaient le mobilier d’un endroit à l’autre. Les étudiants évitaient de la sorte de figer et de cristalliser la confrontation, comme un piquet de grève ou le débrayage des cours tendraient à le faire. Ils préféraient dépouiller l’institution de ses ressources et saper son autorité. Ainsi, ils parvenaient à l’ébranler en faisant l’économie d’un face-à-face aussi vain qu’épuisant. L’institution était véritablement prise à contre-pied; elle se trouvait en quelque sorte expropriée de son propre fonctionnement. Le mouvement la laissait désarmée, démunie. L’Université désormais bloquée (ou plutôt « empêchée » [8]), les collectifs de lutte pouvaient vaquer à d’autres tâches militantes : occupation de locaux, cours « sauvages » à l’extérieur de l’Université, die-in sur des artères symboliques de la ville…
En privilégiant cette modalité de lutte, le mouvement prouve sa capacité de décentrement et évite de s’enfermer dans un dualisme stérile, interne à l’institution, sur le modèle pouvoir / contre-pouvoir. Le risque est toujours grand, pour une lutte, de se laisser entraîner dans la circularité du pouvoir, d’opposer aux pouvoirs institués un contre-pouvoir similaire, parfaitement symétrique, et d’endosser finalement (fatalement) des logiques d’action aussi hiérarchisées, verticales et disqualifiantes que lui. Aux tentatives d’intimidation de l’institution répondent les provocations, au chantage (diplômes dévalorisés, année blanche…), le jusqu’au-boutisme des slogans… La stratégie de la tension est payante dès lors que le mouvement est acculé à systématiquement répondre, riposter ou répliquer et qu’il y consacre l’essentiel de son énergie. L’institution reprend alors la main. Elle force le mouvement à (re)venir sur son terrain, à réinvestir ce qu’il avait destitué, à se réimpliquer dans un face-à-face qu’il avait su déjouer. En rehaussant à chaque fois d’un cran le niveau de tension (appel aux forces de l’ordre pour évacuer un amphithéâtre occupé) et en dramatisant systématiquement les enjeux (non validation du semestre), les autorités s’efforcent à tout prix de restaurer le dualisme répression / réaction, pouvoir / contre-pouvoir. Mieux vaut favoriser une opposition frontale, immédiate et directe, aussi violente soit-elle, que de laisser libre cours aux tentatives de prise d’autonomie : organisation de cours « sauvages » qui défait la hiérarchisation des savoirs, multiplication des lieux de parole, de débat et de pensée qui subvertit l’ordonnancement scolaire du campus, occupation de salles et d’amphis qui restitue des espaces communs, transversaux et pluriels, non assignés à une fonction (enseignement, administration ou recherche) et non tributaires des temps de l’institution (planning). La confrontation est une façon de ré-ordonner la situation et de le faire bien sûr du point de vue de l’institution, autour des préoccupations qui l’animent. Il n’y a rien de plus déroutant pour une institution que de voir ses propres ressortissants se désister et lui opposer une capacité soustractive et destituante. Il n’y a rien de plus inquiétant que de voir se multiplier les lignes de fuite et de dissidence [9]. L’institution se sent fortement menacée lorsqu’elle prend conscience qu’elle fuit de toute part et qu’elle ne parvient plus à contenir, dans un cadre habilité, les multiples initiatives et propositions qui émergent pourtant à l’intérieur d’elle. Lors du mouvement étudiant de l’hiver et du printemps 2009, une frange significative – aucunement isolée – d’étudiants en lutte restait imperméable à la menace de non validation du semestre et des diplômes. Le maillage normatif et symbolique habituel, centré autour de l’excellence scolaire et de la dramatisation de l’enjeu échec / réussite, s’est avéré parfaitement vain. Cette frange d’étudiants faisait défection, fermement et en toute conscience sociale et politique.
Le collectif dans son rapport politique à lui-même
Comme le rappelle à raison John Holloway, “Dès que la logique du pouvoir est adoptée, la lutte contre le pouvoir est perdue. […] Ce qui commence comme un cri de colère contre le pouvoir, contre la déshumanisation des personnes, contre le traitement des êtres humains comme des moyens et non comme des fins, aboutit à son contraire, à l’imposition de logiques, d’habitudes et de discours du pouvoir au cœur même de la lutte contre le pouvoir” [10]. Faire rupture, c’est donc, en premier lieu, faire rupture avec les formes dominantes d’exercice du pouvoir, et parvenir à le faire au coeur même des conditions et des modalités de la lutte. Le mouvement doit donc porter cette rupture au plus près de son fonctionnement et se délier des routines hiérarchisantes et disqualifiantes – des emprises institutionnelles – qui ne manquent pas de s’incarner en lui et de préformer / prédéterminer ses actions. Ce déplacement est rendu d’autant plus difficile que l’institution rehausse constamment le niveau de tension, en proportion de l’impuissance à agir auquel le blocage la soumet. Le piège est facile à décrire, plus compliqué à déjouer. C’est à ce point du raisonnement que la question de la « micropolitique des groupes » acquiert une importance stratégique. Le collectif-en-lutte se trouve dans la nécessité de concevoir et d’assumer un rapport politique à lui-même, mais un rapport ni suspicieux, ni inquisitorial – un rapport proprement constituant, constitutif d’une expérience émancipatrice. Le groupe parviendra-t-il à accroître sa sensibilité aux enjeux qui le traversent ? À éviter de calquer son fonctionnement sur les modèles les plus autoritaires et les plus verticaux ? À expérimenter un mode d’organisation conforme ou compatible avec ses valeurs et ses aspirations, avec les revendications qu’il adresse à son environnement ? Le groupe a un travail politique à mener sur lui-même aussi ambitieux que celui qu’il engage vis-à-vis de l’extérieur [11]. Il ne s’agit pas de faire violence aux membres du groupe, sur le mode de la culpabilisation ou de la stigmatisation, mais de créer les dispositifs appropriés – en termes de retour sur expérience, de réversibilité des fonctions et positions ou, encore, de mutualisations des savoir-faire et des savoir-penser – “pour que la problématique soit toujours en train de se poser et de se reposer” [12]. En effet, l’objectif n’est pas de découvrir un modèle alternatif qui porterait en lui ses solutions et s’imposerait comme nouvelle évidence, mais de construire un rapport politique du groupe à lui-même, à savoir renforcer sa faculté de délibération à propos de son propre fonctionnement et s’aventurer vers de nouvelles hypothèses (techniques, intellectuelles, sensibles) d’organisation.
Une micropolitique, dans cette optique, est fort éloignée de toute idée de miniaturisation des enjeux qui laisse penser qu’en les abordant sur un plan micro de tels enjeux viendraient à meilleure portée et se montreraient plus faciles à maîtriser. Elle constitue un moment à part entière de la stratégie de lutte, un de ses niveaux de réalité aussi substantiel et ambitieux que d’autres. Ni accessoire, ni secondaire, la « micropolitique des groupes » est un ressort tout à fait déterminant de l’engagement critique. C’est à travers elle, que le collectif s’affranchit du quadrillage du pouvoir, au moins tendanciellement, et qu’il conforte en conséquence sa force d’opposition.
Ce rapport du groupe à lui-même – cette micropolitique du groupe – est donc constitutif de sa capacité à agir. Il correspond à ce moment décisif où le groupe élabore son expérience et tente de la refondre sur des bases différentes, dans une optique nouvelle. “A condition d’être conscientisé, réfléchi, voulu, le moment, parce qu’il revient, parce qu’il se connaît de mieux en mieux, finit par s’instituer, se laisse redéployer, déplisser dans une histoire personnelle ou collective” [13]. Si ce moment est escamoté, s’il n’est plus discerné, alors le groupe se révèle fortement vulnérable aux prises et à l’emprise de l’idéologie dominante. Il se prive de la possibilité d’explorer ce qui se fixe en lui, ce qui dure à travers lui, ce qui s’éprouve à partir de lui. “Le moment [en l’occurrence, dans notre propos, ce moment du retour politique du groupe vers lui-même] est une élaboration de l’expérience qui accède à la conceptualisation. […] Il est accomplissement progressif interactif, entre le niveau de l’expérience vécue et celui de son élaboration théorique. […] Le moment est une lente maturation qui se parachève, c’est un développement qui s’enveloppe” [14]. C’est à ce titre qu’il devient pleinement structurant de la lutte et qu’il en rehausse l’intensité. Si le collectif ne s’outille pas intellectuellement et politiquement pour faire face aux questions politiques qui se posent à lui et en lui, il risque d’être pris à revers, d’être rattrapé de l’intérieur par les mécanismes de pouvoir auxquels il s’oppose pourtant farouchement à l’extérieur. Que peut-il opposer aux logiques dominantes, si ce n’est cette détermination insistante, opiniâtre, à réinterroger constamment les situations dans lesquelles il est pris et les relations qui unissent l’ensemble de ses membres ?
À l’épreuve de sa propre action
Le blocage fait certes événement pour l’institution; il le fait également, et grandement, pour les étudiants concernés. Le collectif-en-lutte est de facto mis à l’épreuve par l’action qu’il a engagée. Réussira-t-il à se réapproprier la situation qu’il vient lui-même d’engendrer ? À explorer les possibilités qu’elle réserve ? À l’investir et à la déployer ? À engager un rapport ouvert et créatif avec les processus qui s’amorcent ? Ou, au contraire, se laissera-t-il griser par l’impact de son action, par cette manifestation de puissance qu’il découvre en lui ? Va-t-il se complaire dans le spectacle de sa propre force ? Et se contenter de la proroger, de la réattester ? L’événement risque alors de se fermer sur lui-même, de valoir comme tel, en soi, et non pour les questions politiques qu’il pose. L’événement adhère à lui-même. Il ne fait sens que parce qu’il est réitéré et sa réitération devient sa principale justification, sa véritable raison d’être. Il agit en miroir et piège le collectif dans cette image idéalisée. Le collectif-en-lutte parvient à échapper à cette impasse à condition d’engager un rapport d’expérimentation tant vis-à-vis de la situation que de son propre fonctionnement. Il préserve de cette façon un minimum de disponibilité et de réactivité; il maintient toute son attention politique à ce qui émerge et s’esquisse. Il évite de réifier l’événement – sa capacité à faire rupture – et se rend accessible aux opportunités politiques qu’il a lui même débusquées mais qu’il risque d’ignorer ou de sous-estimer pour peu qu’il se laisse subjuguer par sa propre capacité à agir [15]. Seule une pratique politique constituée sur le mode de l’expérimentation permet véritablement d’accomplir les possibles que l’événement amène à fleur de réalité. Ces potentialités ou ces tendances ne se manifesteront pas « automatiquement », comme de simples conséquences de la rupture qui vient de se produire. Elles gagnent en existence au fur et à mesure qu’elles sont investies, qu’elles sont explorées et visitées, habitées et observées. Le collectif engage un rapport actif et inventif envers les événements qu’il a lui-même provoqués; il reste présent politiquement à l’intérieur des processus qui s’amorcent. Cette pratique de l’expérimentation permet à la fois de prendre la mesure d’un possible (l’observer, l’explorer, le sonder) et de contribuer à sa maturation (le mettre en risque, l’éprouver, le confronter). De multiples opportunités se font jour, le collectif va s’employer à les évaluer; il vérifiera si elles « tiennent » et si elle résistent, si elles sont capables de soutenir les aspirations du groupe. Le collectif les met en quelque sorte à l’épreuve de ses propres idéaux et espérances. Il les expérimente aussi bien sur un plan intellectuel que pratique. Lorsque le groupe étudiant décide d’organiser des cours « sauvages », il ne s’inscrira pas du tout dans la même perspective politique s’il sollicite des enseignants pour les dispenser – le feraient-ils sur la place publique – ou s’il les assure/assume lui-même, en tant qu’intellectualité collective. Dans un cas, il se contente de favoriser la médiatisation du mouvement, dans l’autre, il se met à l’épreuve lui-même et vérifie, en situation et dans l’action, qu’il est en capacité de défaire la hiérarchie des savoirs et de se reconnaître lui-même pleinement producteur de connaissances. Ce qui se vérifie chaque jour sur internet – à savoir la constitution de savoirs hors de toute emprise académique et scolaire, sur un registre de réciprocité et de coopération – peut-il être entrepris de manière analogue dans le cadre universitaire ? Pourquoi les mêmes étudiants qui agissent collégialement sur le net pour promouvoir des logiciels et partager des « expertises » devraient-ils ré-endosser la position soumise de l’apprenant dès lors qu’ils franchissent les portes de l’école ? Le blocage de l’université génère ce type d’opportunités, mais encore faut-il s’en saisir, encore faut-il concevoir des micropolitiques de lutte appropriées, en capacité de peser effectivement, concrètement, sur la situation, encore faut-il que le collectif s’outille intellectuellement et politiquement pour « habiter » ce possible et tenter de le réaliser. C’est le sens que nous donnons à une politique de l’expérimentation.
Cette capacité à expérimenter des dispositifs d’action et de pensée a été très présente lors de la lutte des intermittents du spectacle au cours du printemps et été 2003, tout particulièrement au sein de la Coordination des intermittents et précaires d’Île de France. C’est un des riches enseignements de ce mouvement que de montrer qu’un rapport réflexif du collectif à lui-même n’entrave aucunement sa capacité d’action. La Coordination a revendiqué le droit et la légitimité de conduire elle-même une « expertise », en coopération avec un laboratoire de recherche, afin de pouvoir contester aux autorités publiques leur monopole du chiffre et de la connaissance en ce domaine. En questionnant leur propre pratique professionnelle, les intermittents ont largement renforcé leur position dans la conduite du conflit. Cette expérimentation politique, engagée sur le terrain du savoir, a été un ressort constituant de cette lutte, nullement un facteur d’éparpillement et de dilution des énergies. Cet effort réflexif et cette faculté d’expérimentation n’ont pas détourné le collectif de ses priorités; ils ont alimenté sa capacité d’action [16].
Tenir une position de refus et soutenir une dynamique constituante ne sont aucunement antinomiques. Ces deux moments de la lutte s’enchaînent et se renversent continuellement. Une stratégie de résistance puise sa force dans cet effet d’enchaînement entre l’événement qui fait rupture et l’expérimentation qui redéploie la situation, dans cette dextérité politique qui permet au collectif d’alterner ses engagements et moduler son énergie. Il est parfaitement vain de vouloir introduire un lien d’antériorité entre eux ; ce sont deux moments de la lutte parfaitement contemporains l’un à l’autre. Et c’est bien cette contemporanéité qu’il s’agit de conquérir, intellectuellement et politiquement, et de tenir dans la durée du mouvement. C’est bien cette contemporanéité entre pouvoir destituant et puissance instituante qui alimente la dynamique de lutte et qui rehausse la capacité d’action du mouvement. Comme le note Judith Revel, “la résistance n’est possible que parce que, contrairement au pouvoir, elle se donne comme une production, une invention, et non pas seulement comme une réaction” [17]. Une résistance engage un rapport « qualitatif » à la situation, et n’oppose pas simplement une force de refus. La source de cette créativité – de cette puissance constituante – réside bel et bien dans cette conjugaison entre rupture et expérimentation, marque de refus et exploration d’un possible.
Pascal NICOLAS-LE STRAT, juillet 2009
[1] Propos introductif pour la séance du 14 mai 2009 du séminaire « Usage et écologie des savoirs : vers une constitution mutuelle et réciproque de la connaissance ». Le contenu de ce séminaire, tenu à Montpellier, est présenté en annexe de mon livre Quand la sociologie entre dans l’action, éditions du commun, 2018.
[2] Cf. « Pouvoir destituant (Les révoltes métropolitaines) – Potere destituente (Le rivolte metropolitane) », revue La Rose de Personne – La Rosa di Nessuno, n°3, 2008.
[3] Notre sensibilité à cette qualité constituante de l’existence doit beaucoup à la lecture de l’ouvrage de Laurent Bove, La stratégie du conatus (Affirmation et résistance chez Spinoza), Vrin, 1996.
[4] In « Le sujet et le pouvoir », Dits et écrits – Volume IV, 1980-1988, Gallimard, 1994, p. 242.
[5] Michel Foucault, « Non au sexe roi », Dits et écrits – Volume III, 1976-1979, p. 267.
[6] Judith Revel, Michel Foucault – Expériences de la pensée, Bordas, 2005, p. 212.
[7] Cf. notre ouvrage Mutations des activités artistiques et intellectuelles, L’Harmattan, 2000, p. 52-53.
[8] En droit procédural, « empêché » se dit d’un magistrat lorsqu’il n’est plus en mesure ou en situation d’accomplir les tâches de son emploi.
[9] Sur l’importance des formes de défection et d’exode dans les luttes contemporaines, voire Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, éd. Exils, 2000, p. 265 et sq. (Tr. de l’américain par Denis-Armand Canal).
[10] John Holloway, Changer le monde sans prendre le pouvoir (Le sens de la révolution aujourd’hui), Syllepse, 2007, p. 36 (Tr. de l’Espagnol par Sylvie Bosserelle).
[11] Dans ce paragraphe, nous nous appuyons sur les analyses de David Vercauteren (en coll. avec Thierry Müller et Olivier Crabbé), Micropolitiques des groupes (Pour une écologie des pratiques collectives), HB éditions, 2007.
[12] Félix Guattari, Suely Rolnik, Micropolitiques, Les empêcheurs de penser en rond / Le Seuil, 2007, p. 188.
[13] Rémi Hess, Henri Lefebvre et la pensée du possible (Théorie des moments et construction de la personne), Économica / Anthropos, 2009, p. 10.
[14] Idem, p. 277 et 223.
[15] Sur ce rapport ouvert et créatif à l’événement, voir l’ouvrage de Maurizio Lazzarato, Les révolutions du capitalisme, Les empêcheurs de penser en rond / Le Seuil, 2004, p. 18 et sq.
[16] Voir l’ouvrage de Antonella Corsani et Maurizio Lazzarato, Intermittents et précaires, éd. Amsterdam, 2007.
[17] Judith Revel, idem, p. 213.