Prendre ses dispositions, préserver sa disponibilité

Ce texte répond à l’invitation qui m’a été adressée de lire les quatre reportages de terrain composant le chapitre « Gouvernance interne et Organisation » de l’ouvrage collectif In Vivo : Lieux d’expérimentation du spectacle vivant (ARTfactories/Autre(s)pARTs, La Passe du Vent, 2013) et d’en proposer une mise en perspective sociologique. Au moment où j’entreprends ce travail, je garde précieusement à l’esprit l’heureuse recommandation de Stanley Fish : un lecteur n’interprète pas un texte, il le fabrique. Les textes ne sont rien d’autre que ce que nous en faisons lorsque nous les lisons. En tant que lecteur, je vais donc fabriquer une petite composition sociologique, en espérant ne pas commettre de trop mauvaises manières (sociologiques) à l’endroit des différentes expériences que je découvre ou redécouvre à travers les lignes de Sébastien Gazeau. Je vais donc reparcourir ces expériences avec les préoccupations d’une science sociale, en ayant conscience que ces expériences sont déjà très outillées en cadres d’analyse et perspectives théoriques.

Des expériences qui prennent leurs dispositions théoriques

En effet, l’une des caractéristiques de ces expériences tient à leur capacité à intégrer de nombreuses ressources conceptuelles puisées parfois très directement aux corpus de la philosophie politique ou des sciences sociales. Elles prennent donc leurs dispositions théoriques, comme elles prennent par ailleurs d’autres types de dispositions, sensibles, relationnelles ou spatiales. Elles ne le font pas par souci de distinction intellectuelle mais parce que cette préoccupation théorique est profitable à l’effort de régulation. En effet, un concept propose un mode d’accès aux réalités, une façon de cheminer vers elles. Il dessine une perspective à partir de laquelle il sera possible de donner sens à un événement ou de réorienter des situations qui, au premier regard, peuvent apparaître dispersées. Le concept est un puissant attracteur de sens, et donc d’initiatives. Il contribue à mettre en mouvement des réalités hétérogènes en les orientant dans une optique spécifique. C’est en cela qu’il contribue à l’effort de régulation, d’autant qu’un concept peut être formulé de manière tout à fait imagée et suggestive. Rien n’oblige à ce que les concepts se disent en termes froids et désincarnés.

Ces concepts peuvent être librement repris d’un courant des sciences humaines, par exemple de la psychothérapie institutionnelle qui offrent de nombreux appuis théoriques et méthodologiques pour repenser sur un mode plus autonome les dynamiques institutionnelles et pour les investir de façon active et créative. Ils sont souvent (ré)élaborés avec ingéniosité, voire avec malice, quand, par exemple, un adjectif (soucieux) est employée comme substantif (les soucieux), marquant ainsi à quel point l’attention à l’autre est incorporée dans les comportements et les fonctionnements ; cette perspective n’est pas sans rappeler les préoccupations théoriques très contemporaines défendues par les promoteurs d’une théorie du care. La portée du concept ne se fait pas sentir à distance, en surplomb. Elle est intégrée à la dynamique du projet.

Cette capacité à prendre ses dispositions, sur un plan théorique, spatial ou relationnelle, est une des caractéristiques majeures de ces expériences. C’est ce qui leur donne un caractère à la fois très réfléchi et très assumé, y compris lorsque des tensions surviennent. En procédant ainsi, elles évitent de reconduire les modes de fonctionnement classiques, ceux que la société rend si évidents, souvent les plus hiérarchisés et les plus verticaux. Il ne suffit pas de regretter certains fonctionnements, encore faut-il parvenir à les contredire effectivement, pratiquement, de l’intérieur et par l’intérieur, à travers des choix d’organisations et de vie collective. Ces projets et ces lieux se montrent particulièrement volontaires et ambitieux pour expérimenter de nouveaux dispositifs, afin que l’inertie ne reprennent pas trop vite le dessus. La recherche (ou la conquête) d’un mode de gouvernance plus démocratique ne relève pas uniquement d’un engagement idéologique, même si cet engagement est indispensable, qu’il se formule en terme d’hospitalité ou d’entente, d’autogestion ou de participation, de qualité d’écoute ou de réciprocité. L’enjeu est bien d’explorer de nouveaux dispositifs, autant que nécessaire et tant que nécessaire, afin d’éviter le repli sur un statut ou une prétendue compétence, afin de maintenir le lieu et l’expérience en mouvement. Cette ambition est exigeante et peut s’avérer difficile à tenir dans la durée. Une démocratie en acte, une hospitalité à l’œuvre, une collégialité en mouvement réclament du temps et de la disponibilité. Il faut parfois accepter que rien ne soit décidé, que l’ordre du jour ne soit pas tenu. La discussion et la réflexion ont besoin de prendre leur temps pour maturer.

Instaurer des dispositifs et préserver leurs disponibilités

Tout est susceptible d’être remis en question, régulièrement, fréquemment, et, pourtant, l’expérience tient, persiste et insiste. Ces projets se développent donc toujours sur le fil, dans un équilibre délicat, un équilibre à la fois parfaitement tenu et néanmoins précaire. Il est nécessaire d’instaurer des dispositifs pour que le projet fonctionne, tout en préservant suffisamment de porosité et de disponibilité. Comment assumer un mode d’organisation sans pour autant s’enfermer en lui ? Il n’existe pas de réponse évidente. Les dispositifs retenus vont devoir faire leur preuve dans les faits ; il vont devoir être éprouvés dans et par l’usage.

Ces expériences se caractérisent donc pas une grande libéralité dans la façon de prendre leur disposition et d’instaurer leurs dispositifs. La créativité, l’imagination, la prise de risque ne s’arrêtent pas au seuil du fonctionnement et de l’organisation, comme cela se produit si souvent, y compris dans des structures sociales et culturelles. Il existe un continuum (de valeur et de principe) entre les engagements affichés (hospitalité, autonomie, participation, autogestion), les activités développées (singularité, envies et désirs, décloisonnement, remise en question) et les dispositifs de fonctionnement adoptés (collégialité, mouvement, ouverture, porosité). Ce continuum est risqué ; il est inconfortable. Il reste fragile, en particulier dans l’équilibre à trouver entre la part qui revient au privé (l’espace de la respiration personnelle indispensable pour travailler et créer. La singularité), au public (l’espace de l’accueil et de la rencontre qui favorise les interactions et évite le repli sur soi. L’universalité) et celle qui relève du commun (l’espace de la collégialité et de la coopération, propice au développement d’une communauté de pensée et de pratique. La particularité).

Il est frappant d’observer à quel point ces initiatives s’efforcent de préserver leur disponibilité et se montrent imaginatives pour y parvenir, autant sur la disponibilité des lieux (à l’occasion des choix d’aménagement, du petit muret à la piscine), que des fonctionnements (avec un souci d’expérimentation) et des imaginaires (à travers l’art de se poser des questions et la capacité à rester en mouvement) et, par là-même, conséquemment aussi, des personnes elles-mêmes (par un jeu de réciprocité dans l’échange et de réversibilité des positions afin que chacun soit toujours en situation d’avoir du pouvoir… et de le perdre).

Entre dispositions à prendre, dispositifs à imaginer et disponibilité à préserver, ces quatre projets prouvent combien les enjeux de gouvernance et d’organisation interpellent l’ensemble des acteurs et des activités. Ces enjeux ne relèvent pas d’une instance unique ou d’une fonction réservée (direction ou pilotage). Ils constitue une question commune, une question qui fait commun, de l’intérieur et par l’intérieur des pratiques. Les enjeux de gouvernance ne sont pas dissociables de ce qui se vit dans le lieu et des personnes qui y vivent. Ils émergent de partout, et de nulle part en particulier, et impliquent une grande diversité de registres ; ils peuvent se traiter aussi bien en terme conceptuel, spatial, relationnel ou sensible. Une question d’organisation ne se résout pas nécessairement en terme organisationnelle, une question de gouvernance en terme politique.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, novembre 2012