Puis-je (sur)vivre sans terrain ?

Texte préparatoire à la rencontre « Négocier ses terrains, cultiver ses possibles » du mardi 08 septembre 2015 à Bruxelles, initiée et animée par David Jamar.

En cette rentrée universitaire 2015, je suis nommé sur un poste de professeur en sciences de l’éducation à l’Université Paris 8. L’inscription disciplinaire de mon poste est secondaire ; je rejoins surtout une équipe issue du courant de l’analyse institutionnelle. Je remplace Remi Hess qui prend sa retraite. Je quitte l’université Montpellier 3 où j’ai exercé de nombreuses années, en tant que maître de conférences en sociologie. Je change de statut. Le passage maître de conférences / professeur des universités est un passage surligné par l’institution. Le corps des professeurs représente 20% des enseignants chercheurs et, au sein de ce corps professoral, les femmes sont largement sous-représentée (20 / 30 % du corps, alors que chez les maîtres de conférences, hommes et femmes sont à parité, avec des variations selon les disciplines). Donc ma nomination confirme sociologiquement la discrimination genrée de mon milieu professionnel d’appartenance. Pour la première fois dans ma carrière, de part mon statut et ma condition (en termes d’âge, de genre et de qualification), je vais me trouver en réelle position de pouvoir institutionnel, avec un prix à payer : le caractère chronophage de cette position avec la multiplication des commissions et des comités dans lesquels je vais être tenus de siéger et, pareillement, la multiplication des rapports, avis, évaluation à établir… J’ai beaucoup hésité avant de tenter cette « promotion » au professorat. L’alternative pour moi était de resté sagement « planqué » en tant que vieux maître de conférences en me tenant sagement à distance du (dys)fonctionnement chronophage de l’institution.

Ma crainte aujourd’hui est de perdre mes terrains de recherche, pour une raison strictement de disponibilité. Je ne le conçois pas. L’idée m’insupporte. Je ne me satisferai pas de vivre des terrains de recherche uniquement par l’entremise des jeunes chercheur-euse-s dont je vais accompagner les travaux (les vivre donc par procuration). Des terrains en quelque sorte par / de substitution. J’ai toujours eu un rapport très existentiel à « mes » terrains, en lien avec des pratiques de recherche très impliquées. J’ai besoin d’y être.

Indépendamment de cette inquiétude inhérente à la transition que je vis (est-ce que mon rapport au terrain de recherche va en faire les frais ?), je vais tenter dans ces quelques lignes de restituer mes engagements terrain actuels et le type de « stratégie » que je mets en place.

Vivre le terrain de l’autre ou comment s’impliquer dans le terrain d’un-e doctorant-e sans devenir un prédateur ?

Je partirai de mon expérience de travail avec Sylvain Picard. Sylvain a mené sa première recherche de Master (Outiller l’Autonomie, Instituer le Commun) au sein de son propre collectif, les MutinEs, avec comme terrain privilégié l’Auberge en Ariège (Pyrénées) que son collectif a décidé de reprendre et de gérer. Avec Sylvain, nous avons conçu un dispositif d’interpellation réciproque sous la forme d’une co-lecture de nos journaux et sous la forme d’une correspondance de recherche très assidue. Quand Sylvain, cet hiver et ce printemps derniers, se trouvait sur son terrain et donc dans son collectif, il m’adressait chaque jour son journal de recherche (premier cas de figure). Je réagissais sous la forme d’une correspondance, habituellement dans la même journée. Je réagissais sous le mode de la reformulation, du prolongement sans préoccupation d’une utilité immédiate de mes retours pour sa recherche, sauf évidemment demande « technique » de sa part à laquelle je répondais comme tout bon directeur de recherche. Dans un souci de réciprocité, je lui adressais mon journal d’activité, qui souvent se trouvait affecté par le sien. Ce que je découvrais sociologiquement sous la plume de Sylvain alimentait par contraste, perturbation, renforcement des questions ou des observations émergeant de mes propres activités. Dans ce jeu mutuel des « écritures impliquées » (co-lecture), la réciprocité est un principe éthique et méthodologique essentiel. Si un jeune chercheur me donne à lire son journal, en retour il est en possibilité de lire le mien. Je me déplace sur son terrain (par l’intermédiaire d’une lecture) et, lui aussi, se décale vers moi, vers ma pratique, et profite aussi de cet effet de distanciation. Partir de son terrain aide à y revenir. À d’autres moments, notre co-implication prenait plutôt la forme d’une correspondance de recherche, sur une séquence d’une semaine ou dix jours, et réitérée à plusieurs reprises ces derniers mois. Pourquoi à certains moments la co-lecture de nos journaux ? Pourquoi à d’autres une correspondance ? Je ne sais pas. La correspondance revêt peut-être un caractère plus vif, qui est plus dans la tonalité d’une période, plus approprié à un moment d’intensification de la recherche. Nous correspondions tous les jours, donc en recourant au support du mail, mais toujours dans une écriture qui est celle d’une correspondance, en en respectant la forme. Certains jours, il nous est arrivé de correspondre à plusieurs reprises et je pouvais donc être mobilisé une journée entière, perlée par la correspondance, par le terrain de Sylvain, où je ne me suis rendu physiquement que très tardivement, après la remise de son mémoire de Master.

Cette co-implication m’a permis de me mettre réellement au travail sur un terrain qui n’est pas le mien et où je ne suis pas présent, sans pour autant m’emparer d’une réalité qui n’est pas la mienne et de porter préjudice à mon collègue jeune chercheur. D’une certaine manière, par le jeu de la correspondance et de la co-lecture de nos journaux, nous avons fait émerger un terrain fictif, mais plus vrai que réel. Ce terrain produit par les co-écritures impliquées relève proprement d’une scientifiction. Je ne me suis pas mis au travail sur le terrain de Sylvain. Comment aurai-je pu ? Je n’ai pas non plus vécu un terrain par « procuration » (un chercheur frustré de son terrain) mais j’ai vécu, réfléchi, travaillé sur ce terrain émergeant au gré de notre co-écriture.

Donc, j’ai pu, à partir de mon bureau à la maison, pratiquer un terrain dans une modalité scientifictionnelle. Cette dynamique réclame beaucoup de temps et de disponibilité mais elle s’inscrit facilement dans les interstices de mon activité (son caractère perlé). Je parviens donc à faire du terrain en « fraudant » mon institution, en la prenant à revers, loin du brouhaha, dans les plages de silence que je parviens à y dégager.

Ce terrain partagé avec Sylvain a été très impliquant pour moi, y compris sur un mode fantasmé. J’ai craint de me rendre dans son village en Ariège et de rencontrer, au réel, son terrain (son collectif). D’ailleurs, le jour venu, j’ai été secoué. Mon arrivée en Ariège a été subjectivement éprouvante. Cette manière de vivre le terrain nous a évidemment impliqués l’un et l’autre, et a d’évidence affecté significativement notre relation. L’expérience n’était envisageable que parce que nous avons senti que notre relation pouvait « encaisser » l’exercice.

Instituer son implication comme terrain de recherche

Le jour où j’ai déposé mon dossier de candidature pour le poste de professeur à l’université Paris 8 j’ai ouvert un journal d’activité avec l’intention de le tenir une année, et dans l’idée de le publier ultérieurement. Il m’a semblé que cette transition pouvait jouer comme analyseur objectif (Lapassade) et méritait, à ce titre, d’être documentée. Techniquement, ce journal d’activité prend la forme d’un blog, dont l’accès est filtré. Il est possiblement lu aujourd’hui par une trentaine de personnes. Antérieurement, j’ai eu l’expérience de journaux de recherche que je mettais en ligne chaque jour sur un blog et rendu complètement public. Les personnes concernées par la recherche pouvaient donc le lire ; j’ai envie de dire « pouvaient prendre le risque de le lire ». La lecture est aussi une prise de risque dans ce qu’elle nous fait éprouver (dans la double acception du mot). Cette fois-ci, dès lors que je restituais le processus de mon recrutement, il n’était évidemment pas envisageable de le faire. L’analyseur se serait emballé. J’ai toujours, pour ma part, maintenu un rapport raisonné et raisonnable aux analyseurs, à la différence de Georges Lapassade qui, lui, certainement, n’aurait pas hésité à rendre public le journal de son recrutement en plein milieu de la procédure de nomination, mais il s’agissait d’une autre époque, plus transgressive peut-être, et surtout d’une autre personnalité. Néanmoins, ce journal sera publié ; je ne sais pas encore dans quel délai de « raison ». Donc à travers ce journal, mon implication se construit comme terrain de recherche. L’exercice est risqué à plusieurs titres. L’activité peut se trouver complètement réifiée par le récit qui en est fait – récit qui inévitablement « abstrait » et « événementialise », voire qui peut héroïser l’activité car le diariste est incité à mettre en valeur ce qui fait radicalement différence. Le journal peut donc (aussi) être trompeur et ne donner à voir qu’une part bien spécifique de l’activité, la part qui valorise, qui rehausse. Cette dérive peut évidemment être provoquée par l’égo du diariste car, lorsqu’il restitue son activité, il vient aussi inventer quelque chose de lui-même. Mais cette dérive est aussi inhérente à l’exercice car le journal filtre la réalité sur un critère assez central qui est celui de la portée heuristique des réalités conservées (qui ont l’honneur de figurer dans le journal). Je fais le pari que, dans la durée, à l’échelle d’une année, ces risques et ces dérives peuvent être relativement contenues, au sens où l’essentiel de l’activité finira par passer le filtre et s’invitera dans le journal. Le journal échappe pour partie à la maîtrise du diariste, en tout cas à sa conscience immédiate. Le journal n’est pas simplement le support neutre sur lequel est déposé la parole du chercheur. En tant que dispositif suffisamment objectivé dans la durée, avec une fréquence d’écriture (y compris une urgence) qui en perturbe le contrôle, le journal fonctionne pour partie à son compte propre. Le journal prend aussi, possiblement, la parole, de lui-même, en tant que dispositif.

Ce type de journal, dès lors qu’il est rendu public, pose avec d’autant plus d’acuité nombre de questions classiques, en particulier quant à l’anonymat. Quand je suis dans l’écriture de ce journal, j’évite soigneusement de me vivre dans la toute puissance de tout dire. Quand je restitue des situations qui impliquent des personnes nommément, je suis attentif à ce que le journal ne leur porte pas tort. Rien ne le justifierait. Si la scène est « publique », à savoir impliquant plusieurs personnes de l’institution, je suis plus à l’aise dans mon écriture. Il m’est arrivé à deux reprises de changer un peu le scénario de la scène restituée et de la déplacer à un autre jour de le semaine afin d’éviter que les personnes ne se reconnaissent ou qu’elles soient reconnues. À deux ou trois reprises, j’ai transmis à des personnes un passage qui les concernait pour avis. Mais, pour l’instant, j’ai donné à lire le journal principalement à des collègues chercheur-euse-s eux-mêmes familiarisés avec une pratique diariste et donc en capacité de prendre du recul par rapport à ce type d’écriture impliquée. Donc le journal est possiblement lu (au final, je ne sais pas qui le lit) par des personnes avec qui je travaille étroitement, donc le journal devient inévitablement un « acteur », un personnage de ma scène professionnelle, qui est aussi ma scène de recherche. Il y joue un rôle, nécessairement. Il y joue son rôle. Mais, à nouveau, l’effet de continuité, l’effet de durée vient estomper ce risque. Personne, et certainement pas moi, ne peut rester sur le qui-vive en se souciant en permanence de ce que le journal va restituer. Tout le monde lâche prise très vite. La banalisation du dispositif méthodologique (son assimilation dans la vie quotidienne) est d’ailleurs la meilleure garantie de son efficacité. Le journal affecte ses lecteurs, qui sont aussi mes proches ami-e-s ou collègues de travail, mais en des termes qu’il m’est difficile d’appréhender.

Toujours sur un plan technique. Je rédige chaque jour une entrée du journal. Selon ma disponibilité, l’écriture est plus ou moins soignée. En fin de semaine, habituellement le dimanche matin, je reprends le journal de la semaine, je finalise l’écriture avant sa mise en ligne. Ce journal est très écrit car il est destiné à être publié / publicisé. Je ne doute pas que cela lui retire une certaine spontanéité. L’exercice littéraire peut d’ailleurs (peut-être) prendre le pas, à certains moments, sur le travail de documentation sociologique.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, septembre 2015