Quand lire c’est faire (L’autorité des communautés interprétatives)

Un lecteur n’interprète pas un texte, il le fabrique. Les textes ne sont rien d’autre que ce que nous en faisons lorsque nous les lisons. Stanley Fish opère un renversement de la posture du lecteur : du destinataire de l’œuvre il fait un producteur, du lecteur-récepteur il fait un lecteur-faiseur des textes.

Ce nouveau personnage conceptuel – ce lecteur qui fabrique le texte – entre sur la scène théorique de Stanley Fish au cours d’un de ses enseignements, sous la forme d’une petite fable expérimentale. Nous laissons la parole à Yves Citton qui narre cet événement conceptuel dans sa préface de l’ouvrage. “Au lieu d’effacer la liste de noms propres que [le professeur Fish] avait notée au tableau noir pour indiquer aux étudiants de son cours de linguistique quels étaient les auteurs à lire pour la prochaine séance, il décide de faire passer cette liste pour un poème religieux du XVIIe siècle auprès des étudiants de son second cours de la matinée, dont le semestre avait été consacré à l’étude des poèmes religieux du XVIIe siècle. Et ça marche ! L’imposture n’est nullement suspectée, la machine à interpréter remotive ces noms propres de linguistes contemporains en références bibliques savamment cryptées et artistiquement œuvrées. D’où la conclusion logique : il n’y avait qu’une liste de noms de linguistes (sans intention poétique d’auteur, puisque sans auteur !), et ce sont bien les interprètes qui en ont fait un poème. D’où l’extrapolation provocatrice : ce sont les lecteurs qui font les textes. CQFD” (Stanley FISH, Quand lire c’est faire (L’autorité des communautés interprétatives), Les prairies ordinaires, 2007, p. 5-6).

Le lecteur-faiseur de texte

Stanley Fish réfute l’idée que le texte puisse être dépositaire de sa propre signification. Ce ne sont pas les qualités qu’il possède en soi qui expliquent qu’il sera lu comme un poème religieux du XVIIe siècle ou comme une bibliographie de cours mais c’est l’intérêt et la considération que les étudiants lui accordent qui le façonneront comme poème ou comme liste de noms. “Ce n’est pas la présence de qualités poétiques qui impose un certain type d’attention mais c’est le fait de prêter un certain type d’attention qui conduit à l’émergence de qualités poétiques” (p. 60). Certains étudiants feront naturellement de cette liste de noms une bibliographie, d’autres en feront tout aussi naturellement une poésie; tout dépend du rapport qu’ils instaurent avec ces quelques lignes inscrites au tableau. Pour l’auteur, la compétence de lecture ne renvoie pas à la faculté de discerner ce qui serait de fait déjà présent dans le texte (p. 62). Lire est avant tout un art de faire, à savoir la capacité à fabriquer le texte le plus approprié au contexte institutionnel dans lequel le lecteur évolue et le plus en phase avec la situation dans laquelle il agit. Les étudiants qui suivent l’enseignement de linguistique seront spontanément enclins à concevoir cette liste de noms comme la bibliographie indispensable à l’avancée de leurs études, comme les y incitent le propos de l’enseignant et le contexte du cours; les étudiants engagés depuis un semestre dans un enseignement de poésie religieuse l’aborderont, pour leur part, comme un manuscrit à la portée allégorique et symbolique et l’analyseront au même titre que les nombreuses autres poésies précédemment étudiées dans ce cours. Un texte devient ce qu’il est non pas en fonction de ses propriétés formelles (structurales ou littérales) mais en fonction de l’usage qui sera fait de lui. Aucun écrit ne stipule quoi que ce soit de lui-même ; seul son usage lui conférera une signification, qui plus est une signification qui paraîtra immédiatement évidente et indiscutable.

Pour construire son personnage conceptuel – le « lecteur-faiseur de texte » – Stanley Fish opère un double déplacement, ainsi que le souligne Yves Citton dans sa préface. Il établit en premier lieu le pouvoir créatif du lecteur puis, dans un deuxième temps, il rapporte ce pouvoir au contexte dans lequel il s’exerce. En effet, cette faculté de fabrication et de confection du texte ne relève pas de  l’initiative isolée du lecteur ; elle est foncièrement dépendante du contexte institutionnel dans lequel le lecteur se situe. Sans trahir la thèse de Stanley Fish, nous pourrions la reformuler en ces termes : ce n’est pas tant le lecteur qui fait le texte que « la situation de lecture ». Stanley Fish insiste sur le conditionnement institutionnel dans lequel se trouve le lecteur et qui va l’inciter à lire plutôt une bibliographie ou plutôt un poème religieux dans une même liste de mots. Le lecteur fabrique le texte, certes, mais pas de son seul fait; il le fabrique à l’intérieur de circonstances qui imposent leurs normes (de lecture) et leurs finalités (d’usage). Il le fabrique conformément aux nombreux présupposés et déterminations induits par sa situation de lecture (les séquences d’enseignement précédentes, les attentes de l’institution universitaire ou les consignes de l’enseignant).

Les communautés interprétatives

Stanley Fish ne met pas prioritairement l’accent sur la liberté interprétative du lecteur mais sur les nombreuses conventions de lecture déjà en place avant même qu’il n’accède au texte : des catégories de compréhension, des normes d’interprétation ou, encore, des valeurs qui l’habilitent à agir. Aucun lecteur n’amorce sa lecture libre de toute détermination, innocent de toute catégorie de pensée (p. 50). Sa lecture est toujours informée par une situation et incluse dans un contexte. La thèse selon laquelle les textes ne sont que ce que nous en faisons ne tient qu’à condition de préciser qu’ils ne sont que ce que nous en faisons au sein d’une communauté interprétative (un groupe d’étudiants suivant le même enseignement, par exemple). “Les significations ne sont la propriété ni de textes stables et fixes ni de lecteurs libres et indépendants, mais de communautés interprétatives qui sont responsables à la fois de la forme des activités d’un lecteur et des textes que cette activité produit” (p. 55). Si nous revenons à la fable expérimentale de Fish, nous pouvons donc relever l’existence de deux communautés interprétatives qui “ont appliqué sur le même texte des procédures de construction de sens différentes (inculquées par le professeur Fish et par l’institution universitaire dans son ensemble)” (Yves Citton, p. 22).

Les normes d’interprétations ne sont donc pas fixées dans le langage ni laissées à la libre discrétion d’un lecteur souverain mais appartiennent en propre à une « communauté interprétative » (un groupe-classe, pour rester sur notre exemple) qui fonctionne comme base d’accord partagée (p. 47) et comme guide. Autrement dit, la signification d’un texte ne survit pas au changement de situation et de contexte. Dès que la « communauté interprétative » se recompose (un groupe d’étudiants qui succède à un autre dans une salle de cours), le texte se réagence et s’inscrit dans un nouvel horizon de sens.

La thèse de Stanley Fish provoque un double effondrement. Tout d’abord – et c’est le premier enseignement qu’il tire de sa fable expérimentale – “l’évidence de la signification de l’énoncé n’est pas fonction de la valeur de ses mots dans un système linguistique qui serait indépendant du contexte” (p. 36). Ce n’est pas la présence de qualités poétiques dans un texte qui incite à le lire comme poème mais le type d’attention qu’on lui porte, à savoir la conviction des étudiants de Fish d’avoir sous les yeux une poésie religieuse du XVIIe siècle. À la suite de cet effondrement inaugural, Fish savoure la débâcle du lecteur libre de ses interprétations. “Lorsque le texte autonome s’effondre devant la suprématie (pour ne pas dire l’hégémonie) de la communauté interprétative, le lecteur autonome s’effondre aussi” (p. 130).

Stanley Fisch aura donc déplacé radicalement le « lieu » de la signification qui réside, pour lui, ni dans les propriétés formelles du texte ni dans l’autonomie interprétative du lecteur. Au final, après que Stanley Fish ait réalisé son travail de sape, nous en sommes rendus à cette conclusion : le lieu de la signification réside bel et bien dans le pouvoir créatif du lecteur – le lecteur-faiseur du texte – à condition d’entendre ce pouvoir créatif comme une puissance commune : la puissance des « communautés interprétatives ».

Avec Fish mais au-delà de lui

Stanley Fish réalise une très belle ouverture théorique qu’il va, pourtant, s’employer à refermer, patiemment et consciencieusement. Son travail met en exergue la portée instituante et constituante des « communautés interprétatives » mais, au lieu d’investir pleinement cette question, il va la délaisser au profit d’un rappel insistant du caractère contraignant et limitatif de ces communautés. “Si le texte lui-même n’est pas […] une contrainte pour mon activité interprétative, les contraintes intériorisées de la communauté à l’intérieur de laquelle je travaille s’exercent puissamment (on pourrait même dire tyranniquement), et ce précisément parce que je n’en suis pas moi-même conscient ; elles sont la forme même de ma conscience”. (p. 129). Il insiste sur le fait que ce ne sont pas des communautés que leurs membres choisissent de rejoindre mais, au contraire, “c’est la communauté qui les choisit dans le sens où ses présupposés, préoccupations, distinctions, tâches, obstacles, récompenses, hiérarchies et protocoles deviennent, à la longue, l’aménagement même de leurs esprits, en les remplissant, selon la formule de l’ethnométhodologue Harvey Sacks, jusque dans les détails les plus minutieux” (p. 128).

Nous ne mettons nullement en cause ces observations et cette analyse. Simplement, nous constatons – et nous regrettons – que l’auteur n’appréhende sa propre question que d’un seul point de vue : la force contraignante des normes instituées et des systèmes interprétatifs intériorisés, au détriment d’un autre point de vue, autrement plus stimulant, nous semble-il, à savoir le mode de constitution de ces « communautés interprétatives » et leur capacité à « fabriquer » le texte. Comment s’agencent-elles ? Quelle est leur écologie propre ? Comment se rapportent-elles à elles-mêmes : à leur mode de fonctionnement et de développement ? Comment se constituent-elles en tant que subjectivité collective ? Stanley Fish ne se préoccupe que de la dimension instituée de ces « communautés interprétatives » et de leur capacité d’emprise; il néglige l’autre facette de la question, à savoir la façon dont ces « communautés » émergent, s’agencent et se recomposent.

C’est en ce sens qu’il nous paraît indispensable de travailler avec Fish, dans la mesure où il porte l’analyse jusqu’au point décisif : les « communautés interprétatives », mais qu’il est également nécessaire d’aller au-delà de lui en assumant pleinement cette question qu’il a ouverte sans l’investir : la « constitution » de ces communautés et leur écologie propre.

Vers un élargissement de la problématique : les « communautés d’usage »

Dans sa préface, Yves Citton s’emploie lui aussi à renouer avec la portée subversive de l’œuvre de Fish, parfois à l’encontre des vœux de l’auteur. Yves Citton rappelle fort à propos que la théorie du lecteur-faiseur de texte proposée par Stanley Fish appartient à la vague émancipatrice et créatrice des années 60 et du début des années 70 et qu’elle doit être reliée à “d’autres formes contemporaines de « libération », d’encapacitation (empowerment) et de revendication d’ »autonomie ». Pas besoin d’attendre du Maître qu’il nous donne la clé de la bonne interprétation du texte (qu’il serait seul à détenir)” (p. 17). Il souligne combien cette thèse a reconquis aujourd’hui son actualité dans un contexte de renforcement des fondamentalismes politiques et religieux. La théorie (politique) du lecteur-faiseur du texte est un recours précieux pour « défondamentaliser » nombre de situations et “ouvrir des possibles là où nous croyions faussement que la nature ou un Texte sacré nous imposent une solution unique – une seule « bonne » interprétation, inhérente à la chose elle-même” (p. 26).

Chaque texte constitue avant tout un potentiel de devenirs ; il représente une opportunité et une potentialité – opportunité et potentialité de sens qui se moduleront selon les « communautés interprétatives » dans lequel il sera reçu. “Cela ouvre, comme le souligne Yves Citton, le champ à une conception de la politique très différente de celle qui domine dans la France d’aujourd’hui – une politique qui n’est à penser ni en termes d’essence, d’être ou d’action (selon le modèle « jacobin »), ni en termes d’identités (selon le modèle « communautariste »), mais en termes de devenirs, de transformations, de réappropriations créatrices, de détournements imprévisibles et de piratages enjoués” (p. 23-24).

Le déplacement opéré par Stanley Fish nous paraît essentiel car il re-situe l’enjeu d’un texte dans un rapport d’usage et d’ »utilité » et le ré-inscrit au sein d’une « communauté interprétative », en fait, sur un plan plus général, au sein d’une « communauté d’usage ». C’est ce point de vue de méthode qui mérite d’être démultiplié. Le lecteur-faiseur de texte nous informe sur ce que peut être un usager-faiseur de politique, faiseur de territoire, faiseur d’expertise… Avec Fish et au-delà de lui, nous pouvons concevoir une politique des usages qui évite deux écueils : une conception toute puissante et fortement individualisée de l’usager (à l’image d’un lecteur désincarné, supposé complètement libre de ses interprétations) et l’idée d’un « usage » qui vaudrait pour lui-même et qui ferait loi en lui-même (à l’image d’un texte « fondamentalisé »). Nous revendiquons (politiquement) le double effondrement provoqué par Stanley Fish : celui d’un usage essentialisé, complètement autonomisé et, à partir de là, si facile à « fonctionnaliser » et celui d’un usager réifié, souverain dans ses choix et orientations. La déconstruction opérée par Stanley Fish permet donc de re-mettre au cœur de l’analyse (politique) la question des « communautés d’usage », à savoir les agencements collectifs susceptibles de constituer de nouveaux usages sur le mode d’une réappropriation créatrice, d’un détournement imprévisible et d’un piratage enjoué.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, 2007

[Cette lecture a été publiée sous le titre « Un usager faiseur de texte » dans mon livre Moments de l’expérimentation, éd. Fulenn, 2009, p. 129 à 136. En libre accès au format ePub : https://pnls.fr/moments-de-lexperimentation-livre-epub/. Il a été réédité sous le titre « Une lecture. Quand lire c’est faire » par François DECK dans sa collection Brouillon général, 2018, 12 p.]