Quelles écritures de soi dans nos métiers et nos militantismes ?

Ce texte est constitué de notes préparatoires à l’Atelier des Fabriques de sociologie du 21 octobre 2013 (Montpellier).

Pourquoi ce sujet, à ce moment de notre travail ? Je constate que les collectifs que je croise ou avec lesquels je travaille recourent assez fréquemment à une démarche méthodologique par « histoire de vie » pour analyser leur projet et expérience. Cette dynamique était, par exemple, très présente dans le propos de Benjamin Roux lors de notre atelier du 5 mai dernier. Est-ce que vous partagez ce constat ? Qu’en est-il sur le terrain de la formation, de l’accompagnement social, des pratiques artistiques, des projets collaboratifs ? Est-ce que cette écriture du vécu est aussi présente et active que je le suppose ?

J’engagerai donc mon propos à partir de l’hypothèse que nous biographions de plus en plus fortement nos expériences de vie et d’activité, au sens où nous éprouvons le besoin de les inscrire dans une historicité personnelle.

Ce besoin de réinscription dans ce qui fait histoire et sens pour soi vient sans doute compenser l’affaiblissement des « grands programmes institutionnels » (Dubet) de régulation de nos comportements et trajectoires. Par exemple, le grand « programme institutionnel » de la promotion sociale, par le travail, la culture ou l’éducation, permettait de s’inscrire dans une historicité collective (sociétale), sans nécessairement devoir faire le détour de soi par soi. De la même façon, pendant longtemps, les diplômes venaient jalonner un parcours et lui donner sens. Aujourd’hui, cette architecture sociale des diplômes n’informe plus suffisamment nos existences et les étudiants sont de plus en plus fréquemment invités à écrire (à inscrire) leur trajectoire dans un projet personnel (un récit de formation). La construction du sens s’est déportée, moins soutenue institutionnellement et beaucoup plus élaborée personnellement (beaucoup plus biographiée). L’individu interprète et ordonne son expérience dans un rapport plus marqué de soi à soi.

Une injonction biographique

Il est possible de distinguer au moins trois niveaux d’analyse :

Un niveau plus directement polémologique. Qu’en est-il de la généralisation de ce « souci biographique », qui s’apparente bien souvent à une forme d’injonction biographique (l’injonction à se dire et à engager une écriture de soi, par exemple sous la forme d’un projet de formation ou d’insertion). Biographiez-vous ! Telle serait la grande invitation contemporaine, en particulier dans le domaine de la formation et de l’accompagnement social. Nous voyons un nouveau « pouvoir d’agir » qui se met en mouvement sur ce terrain bien particulier des écritures du vécu et des écritures de soi. Est-ce que cette « capacité de biographisation » (Delory-Momberger) est égalitairement répartie ? Comment se distribue aujourd’hui ce « capital biographique », à savoir la capacité à faire entendre sur soi un propos favorablement reçu ? Est-ce que tous les récits de vie sont pris en compte et considérés équitablement ? Nous sommes ici typiquement sur un terrain où le partage du sensible, comme le théorise Rancière (la distribution des parts et de l’absence de part, le partage entre ce qui est reconnu et ce qui est méconnu, entre ce qui est qualifié et ce qui est disqualifié, entre ce qui est entendu comme parole et ce qui est stigmatisé comme bruit) frappe politiquement durement, parfois brutalement. Il convient donc de s’interroger sur l’émergence de ce nouveau rapport social, ce rapport social de production de soi (Franssen), ce rapport social de biographisation.

Des grammaires de soi

Une esthétique et une politique de soi (les « techniques de soi » ainsi que les nomme Foucault). Comment procédons-nous pour entreprendre et « réussir » une écriture de soi et une mise en récit de nos expériences ? Existent-ils des récits idéaux-typiques auxquels nous pouvons recourir et qui servent de conducteurs (Delory-Momberger) à nos biographisations individuelles ? Il est clair que la psychanalyse a rempli pour partie cette fonction et nous a proposé une très riche grammaire de soi, à travers un lexique de vie extrêmement conducteur ! Il suffit de rappeler cet extraordinaire « récit » du sujet complexé. Combien nos complexes nous ont aidé à restituer notre expérience de vie ! Parmi les lexiques qui émergent dans la période présente, est apparu un fragment de récit particulièrement virulent et contagieux : la résilience. Peut-être plus intéressant, et certainement plus amusant, pour découvrir des métarécits inducteurs et conducteurs de nos biographisations, il faut certainement se rendre sur Facebook et considérer que les messages qui s’y postent relèvent effectivement d’une « technique de soi » en cours de développement. Et comme toute technique de soi, le message Facebook appelle une esthétique et une politique de soi, ne serait-ce que dans la reformulation du rapport à l’intime. Ces techniques de soi sont aussi à pister dans les projets de formation, dans les accompagnements sociaux, dans les prises en charge de santé… Au final, est-ce que la science sociale, elle aussi, nous propose aujourd’hui une esthétique et une politique de soi ? En quels termes ? Sous quelles formes ? A la lecture du journal d’Afrique de Leiris, on mesure à quel point les expéditions ethnographiques relevaient aussi d’un souci de soi (politique et esthétique), en particulier dans le rapport au corps étranger.

Une écriture performative

L’usage de soi. Le récit de vie (la biographisation de soi) est une écriture à l’évidence performative ; elle fait exister progressivement le sujet dans les termes où il s’énonce. Ce travail de biographisation n’est pas seulement la restitution d’une expérience réalisée, d’une trajectoire passée, il contribue à une fabrication contemporaine de soi. Ce que j’écris sur moi contribue à l’inscrire encore plus significativement dans mon existence. La représentation de soi est un inducteur et un conducteur d’existence, en raison de son caractère performatif. Le mouvement s’inverse : ce n’est plus la vie restituée dans le récit mais le récit (une intrigue, une représentation, une écriture) instituant de l’existence. D’où le succès dans les pratiques de formation et d’accompagnement social de ces démarches par « récit de vie ».

L’usage du « récit de vie » et de la biographisation. Que faire de cette compétence biographique, de cette capacité de chaque individu à configurer narrativement son existence et à biographier son expérience singulière du monde (Delory-Momberger) ? Qu’en faire en science sociale ? En formation ? Dans une démarche clinique ? Qu’en faire sur le terrain de nos engagements militants et collectifs ? A la lecture de quelques auteurs, je tente d’esquisser quelques pistes. a) Le récit de vie ne change pas la donne de l’histoire mais peut modifier la façon de se rapporter à sa propre histoire et donc d’amender la façon dont mon histoire reste agissante en moi (De Gaulejac & Legrand). Les conflits du présent peuvent être investis et réfléchis différemment selon la façon dont on revisite son passé. Mais attention à ne pas devenir à soi-même son propre fardeau ! Il s’agit de provoquer un arrangement avec les réalités (d’arranger différemment les fragments et les traces de l’histoire) à des fins de mieux être personnel (De Gaulejac & Legrand). b) Dans le paysage assez large des savoirs (savoir formel, théorique, abstrait…), le travail biographique peut contribuer à renforcer notre savoir d’expérience. En effet, il a pour principal motif de découvrir comment chacun d’entre nous donne forme et sens à son expérience. Le récit de vie correspondrait donc en quelque sorte au terrain d’entraînement et d’échauffement de ces grands sportifs de la vie que nous sommes en train de devenir. Dans un cadre de formation, par exemple, l’approche par le récit de vie aide l’étudiant, en reparcourant ses expériences, à prendre conscience de ses compétences et de sa capacité d’apprentissage (Niewiadomski). c) Chaque récit de vie restitue (aussi) un rapport au monde, une façon de se rapporter à autrui, une façon particulière dont la société s’inscrit en nous. Sur un plan méthodologique, la biographisation est un mode d’accès possible aux réalités sociales à travers la manière dont elles font sens et expériences pour les personnes. Cela ne veut surtout pas dire que la société est l’addition des vécus individuels, mais que, méthodologiquement, il est heuristiquement pertinent de lire la société à travers son actualisation à chaque fois spécifique en chacun de nous. Notre trajectoire donne nécessairement à lire quelque chose de la société, des rapports de sexe, de classe, des rapports ethnoraciaux qui nous affectent et nous construisent (Eribon, par son récit de vie, éclaire la façon dont un jeune intellectuel négocie son nouveau statut social en regard de son origine ouvrière – trajectoire « ascendante » – et son homosexualité dans une société hétéronormée –trajectoire « déviante »). Les sociologues font évidemment leur miel de toutes ces archives sensibles, de toutes ces archives biographiques (nos biothéques).

Une réflexivité de / sur soi

Je terminerai sur une question : est-ce que ce souci de soi et cette préoccupation biographique accentuent l’individualisation de notre société ? Oui, si l’on confond réflexivité sur soi et autoréalisation de soi (indépendamment d’autrui), si l’on assimile ce détour par soi avec une solitude biographique (comme si ce détour par soi finissait par nous piéger dans un rapport esseulé à nous-même), si on laisse notre capacité biographique être colonisée / instrumentalisée par des institutions en déficit de sens…

Le terme récit est important car, habituellement, un récit est adressé ; il est adressé à soi, certes, mais, également et fondamentalement, à autrui. C’est la raison pour laquelle les approches par le récit de vie sont généralement de nature collective, dans un travail croisé entre participants. Le récit de vie ne se suffit pas à lui-même mais il se déploie réellement dans l’écoute et la lecture de l’autre, sous la forme d’un entrecroisement narratif profitable à tous. De ce point de vue, la recherche biographique, dès lors qu’elle se réalise en co-présence, dans un jeu de réciprocité (dans l’échange des récits) et de réversibilité (des positions entre faiseurs de récits et destinataires), est productive de collectif.

Enfin, même si les expériences sont moins nombreuses, la recherche biographique peut concerner un collectif lui-même et tenter d’en restituer l’expérience et la trajectoire (Coulon & Le Grand). En la matière, il y a aussi des enjeux majeurs dans le rapport de soi à soi (dans le rapport du collectif à lui-même) et dans le choix d’une politique et d’une esthétique de l’être ensemble (par exemple en termes d’écologie des pratiques collectives, cf. Vercauteren).

Pascal NICOLAS-LE STRAT, octobre 2013

La rédaction de ces quelques notes a été possible grâce à la lecture de :

Marie Jo COULON, Jean-Louis LE GRAND, Histoires de vie collective et éducation populaire, L’Harmattan, 2000.

Christine DELORY-MOMBERGER, La condition biographique (Essais sur le récit de soi dans la modernité avancée), Téraèdre, 2009 ; Les histoires de vie (De l’invention de soi au projet de formation), Anthropos / Economica, 2004

Didier ERIBON, Retour à Reims, Fayard, 2009 ; La société comme verdict, Fayard, 2013.

Abraham FRANSSEN, « L’Etat social actif et la nouvelle fabrique du sujet », in Isabelle Astier et Nicolas Duvoux, s. la dir. de, La société biographique : une injonction à vivre dignement, L’Harmattan, 2006, p. 75 à 104.

Vincent de GAULEJAC, Michel LEGRAND, Intervenir par le récit de vie (Entre histoire collective et histoire individuelle), érès, 2010.

Christophe NIEWIADOMSKI, Recherche biographique et clinique narrative (Entendre et écouter le Sujet contemporain), érès, 2012.

David VERCAUTEREN, Micropolitiques des groupes – Pour une écologie des pratiques collectives, Les prairies ordinaires, 2011.