Ce texte, rédigé en 2008, conclut l’édition de mon Journal de thèse – septembre 1992 / octobre 1993 (éd. Fulenn, 2009). Il pourrait s’intituler : entre expérience de thèse et parcours d’écriture.
La thèse s’apparente à un « fait institutionnel total » dans la mesure où les trois ou cinq ans consacrés à sa préparation ne se résument pas à la la conduite de la recherche et à sa mise en forme mais suppose un effort soutenu de socialisation dans un univers professionnel et institutionnel qui ne se laisse pas si facilement décoder. Il ne suffit pas au jeune chercheur de faire ses preuves sur le terrain de l’activité (en tant qu’enseignant, chercheur… et publiant) et de maîtriser en quelque sorte ses gammes, encore faut-il qu’il le fasse savoir et reconnaître au sein du/des monde(s) de la recherche.
Une socialisation
La thèse en tant que « bel ouvrage » sera consacrée et homologuée, sur le tard, au moment de la soutenance. Par contre, le curriculum vitae du doctorant, qui prétend devenir jeune chercheur, sera accrédité progressivement : à l’occasion d’une première expérience d’enseignement, lors de la publication d’un premier papier, par une présence soutenue lors de colloques et journées d’étude. Il peut arriver que la thèse soit soutenue très honorablement sans que le postulant soit parvenu, pour autant, à trouver ses marques dans le jeu complexe de la distribution des notoriétés et des légitimités au sein de l’institution. Ce hiatus biographique – cette dissonance dans le processus de socialisation professionnelle – rendra l’intégration ultérieure dans le métier d’autant plus difficile. Avant de devenir effectif, l’accès à un emploi universitaire ou de recherche est d’abord admis et acté comme plausible par les « couloirs » de l’institution. La préparation de la thèse est largement occupée par cette fabrication, à l’échelle de quelques années, d’une biographie compatible, si ce n’est conforme.
Ce parcours de socialisation est d’autant plus sensible que le monde universitaire, à son niveau macro (à l’échelle d’une discipline) ou à son niveau micro (une équipe de recherche), est aucunement homogène. Il est constitué de nombreuses sensibilités et groupes d’intérêt dont les jeux d’alliance se ré-évaluent et se redélimitent fréquemment : des universitaires peuvent se concurrencer farouchement au sein d’un laboratoire de recherche mais « fraterniser » sans barguigner lorsqu’il s’agit de défendre les intérêts de la discipline ou d’un diplôme. Le doctorant va apprendre à décoder cette déclinaison, somme toute classique, des intérêts et des dissentiments. Il se familiarisera aussi progressivement avec les hiérarchisations implicites qui structurent l’ensemble du champ : tous les objets de recherche ne bénéficient pas de la même légitimité et il est plus ou moins opportun, dans une conjoncture intellectuelle donnée, de se référer à tel ou tel auteur…
Une auto-définition de soi
Le doctorant est incité à auto-confirmer régulièrement son processus d’intégration, en saisissant les opportunités que ses aînés n’omettent jamais de lui signaler (contribuer à un colloque, assurer une charge d’enseignement, participer à un séminaire…) et en assumant les mises à l’épreuve auxquelles ne manquent pas de le soumettre les chercheurs confirmés (prendre en charge au pied levé le compte rendu d’un séminaire, remplacer un « collègue » pour un contenu d’enseignement…). Cette forme d’auto-définition de soi, à l’épreuve des multiples attentes de l’institution, est véritablement constitutif du travail de thèse. En ce sens, le journal de thèse remplit une fonction assez paradoxale. Sur un registre strictement « utilitariste », l’élucidation de sa propre implication grâce à l’annotation et l’analyse régulières de ses expériences peut faciliter l’effort d’accommodation et d’ajustement continus aux attentes, réelles ou supposées, de l’institution. Mais il peut tout aussi bien le rendre encore plus insupportable en exacerbant le ressenti, en rendant explicite ce qu’il vaut mieux parfois vivre sur le mode implicite, en (ren)forçant la prise de conscience au risque d’accentuer le caractère anxiogène de la situation. Cette ambivalence traduit bien les tensions et contradictions qui caractérisent l’implication d’un doctorant, à la fois soucieux de son intégration puisqu’il doit veiller à ce que son travail reste compatible avec les normes de sa discipline [1], à la fois attentif à faire entendre et reconnaître la singularité de sa trajectoire intellectuelle. Cette tension entre soi et soi est manifestement centrale dans l’expérience d’un journal de thèse et cette délibération de soi à soi est souvent vive et bruyante.
Ces multiples médiations – de soi à soi, de soi aux autres, de soi à l’institution – demeurent le point aveugle du parcours de thèse, rarement explicitées, rarement partagées, rarement discutées. Les occasions de le faire ne se présentent pas. Les lieux appropriés pour ouvrir cette réflexion ne sont pas proposés. Elle émerge parfois entre doctorants, plutôt à l’extérieur du cadre académique, lorsqu’une relation amicale l’autorise. Elle s’esquisse dans de trop rares moments avec son directeur de thèse ou avec un chercheur en poste. Cette invisibilisation du vécu, cet empêchement à formuler les plaisirs et les souffrances, ce silence assourdissant à propos de questions qui sollicitent fortement les implications m’ont été particulièrement pénibles. Est-ce spécifique à ma trajectoire ? Les rares confidences que mes collègues, maîtres de conférence, livrent à propos de leur parcours de thèse me laissent penser que cette expérience est assez largement partagée.
Un fait institutionnel total
Lorsque je qualifie la thèse de « fait institutionnel total », c’est pour attirer l’attention sur ce caractère multidimensionnel. Comme tout parcours de formation / de professionnalisation, la préparation de la thèse est jalonnée par de nombreuses expériences mais, curieusement, la thèse comme telle – en tant que « production » aboutie – n’en dit rien ou très peu. Le doctorant pourra éventuellement se pencher sur son expérience de terrain et réincarner ainsi son implication de chercheur, mais à aucun moment il ne s’exprimera sur ce qu’il a ressenti et construit à l’occasion de sa première contribution à un colloque ou lorsqu’il a pris la responsabilité d’une charge d’enseignement, lorsqu’il a été confronté à des pannes d’écriture ou lorsqu’il a été pris de doute sur le bien-fondé du travail qu’il engageait. Et pourtant, ces différentes expériences sont indissociables de l’élaboration de la thèse; elles en sont constitutives. Elles auront été déterminantes pour sa formation et pour sa socialisation professionnelle. A l’échelle d’un parcours de thèse, le résultat est extraordinairement valorisé (la thèse rédigée et soutenue), le processus mésestimé, voire déconsidéré comme si le fait d’évoquer son expérience laissait percevoir une sensibilité préjudiciable à l’image que le métier veut conserver de lui-même. Le journal de thèse, à l’inverse, donne toute sa place au processus, au parcours, à l’enchaînement des expériences. Il rééquilibre de cette façon l’idéal académique fortement centré sur le « résultat » et peu à l’écoute de l’activité. Comme l’écrit Anne Perraut Soliveres, “l’écriture [du] journal vise à garder des traces qui soient les témoins, qui révèlent les positionnements, qui traversent les différents plans de ma compréhension et permettent de repérer certaines articulations qui n’apparaîtraient pas autrement. […] C’est ce journal, plus ou moins dense, plus ou moins violent en ce qu’il donne à voir, qui nourrit, accompagne et signe la recherche […]. Il est le témoin des conditions de faisabilité, la trace des événements conscients et inconscients qui traversent une recherche” [2].
Pour l’essentiel, les nombreuses expériences qui rythment le parcours de thèse sont maintenues fermement dans un rapport de soi à soi. Elles engagent le métier, elles concernent l’institution mais elles sont pourtant confinées, voire reléguées, sur un strict registre personnel. A chacun de s’en débrouiller isolément, à chacun de s’arranger comme il peut avec son propre parcours. Le journal de thèse contribue à (ré)introduire et à (ré)ouvrir ce questionnement. En cela le journal de thèse n’est pas un journal intime même s’il s’écrit sur le mode de l’intime. Il raccorde le « produit » (la thèse soutenue) à son processus de production; il réconcilie le doctorant avec son propre parcours de formation. Le journal de thèse fonctionne comme un intercesseur. Il remet sur le devant de la scène le contenu et le déroulement de l’activité – toute chose habituellement invisibilisée. Il signe le grand retour, dans la vie du doctorant, de l’activité et des processus, de manière parfois intempestive, dérangeante, douloureuse. Il confronte le doctorant à la diversité de ses pratiques et de ses implications.
Un processus
Trois ans après ma thèse, j’ai ouvert une nouvelle perspective de recherche à propos du travail artistique. En me déplaçant sur ce nouveau terrain, j’ai constaté que de nombreux artistes accordaient la meilleure attention et une réelle valeur aux processus de création comme tels, considérés en soi. Un ensemble de courants artistiques se détourne, en partie, de la production d’une œuvre au sens classique du terme, en tant que forme aboutie, matérialisée et publicisée, pour se centrer principalement sur la portée créative et esthétique des processus et des activités. C’est le cas, en particulier, des artistes qui sollicitent la participation des publics et des populations. Le contraste était particulièrement marqué avec le monde universitaire qui demeure fortement focalisé sur la formalisation / formulation du résultat et porte insuffisamment d’intérêt à ses propres processus.
Le journal de thèse est un « dispositif » opportun pour réintroduire le point de vue de l’activité et mettre en valeur la portée expérientielle du parcours de thèse. Il ne suffit pas à lui seul. Il pourrait être heureusement complété et enrichi par des « agencements » collégiaux, impliquant d’autres acteurs de l’institution. Je pense, en particulier, à l’importance du « récit d’expérience » ou, plus exactement, à l’entrelacement et à l’entrecroisement des « récits d’expérience » car un récit d’expérience est toujours adressé à quelqu’un qui, en retour, s’impliquera dans le récit et apportera aussi sa part d’expérience. Le « journal de thèse » s’adresse à soi pour parler des autres et de l’institution. Le « récit d’expérience » s’adresse à l’autre et à l’institution (actualisée sur un mode singulier à l’occasion d’une discussion ou d’une rencontre entre doctorants et entre doctorants et chercheurs confirmés) pour parler de soi, pour évoquer l’expérience personnelle et singulière que chacun fait de ce parcours commun et de cette pratique partagée. La question est bien d’inventer des « dispositifs » qui permettent de renouer avec l’activité, les parcours, les processus et, de la sorte, d’assumer la pleine réalité expérientielle et existentielle de la thèse. Le « récit d’expérience » [3] y contribue, sur le mode de l’échange et de la discussion, sous la forme d’un agencement collectif, le « journal de thèse », également, à sa manière spécifique, plus individualisée.
J’insiste sur le fait que la thèse ne peut pas être dissociée de son processus, le doctorant de son parcours, la socialisation professionnelle des multiples activités qu’elle implique. Régine Angel et Dominique Samson le montrent excellemment dans leur article La soutenance et la qualification : des analyseurs de l’écriture du doctorant au chercheur [4]. Elles montrent, en particulier, à quel point l’activité de recherche et d’écriture du doctorant est surdéterminée par la représentation (idéalisée) du résultat attendu, par l’idée qu’il se fait, et que l’institution lui transmet, des normes explicites et implicites de réception et d’écriture de la recherche. “Une thèse de doctorat est le résultat de ce que l’auteur imagine que l’institution universitaire attend de lui […]. Ce que nous observons, c’est comment l’étudiant participe à son propre contrôle, devenant parfois plus « sévère » que ses juges. Dominique Samson, parce qu’elle tenait un journal de recherche du DEA au doctorat, a pu repérer les passages qu’elle a supprimés de sa thèse – ou ajoutés – au fur et à mesure que la soutenance approchait et que la constitution du jury se décidait”. Pour les auteures, l’imaginaire joue d’autant plus fortement que la définition de ce qu’est une thèse reste toujours très succincte et que l’impétrant va devoir s’en construire une représentation par essais /erreurs au long de son parcours de thèse, y compris jusqu’au moment de la soutenance. “C’est durant la soutenance [i.e. à la conclusion d’un processus de plusieurs années] que les différentes définitions de la « bonne thèse » et de la « mauvaise thèse », qui peuvent être contradictoires, vont s’actualiser via les normes de chacun des membres du jury, leurs appartenances institutionnelles et disciplinaires”.
Une onde de choc biographique
Sept ou huit ans après la soutenance de ma thèse, à l’occasion d’une recherche auprès des consultants, formateurs ou chargés d’étude [5], j’ai pu observer que l’exercice du travail sociologique débordait largement le cadre de l’Université ou des organismes de recherche labellisés, sous l’effet de la généralisation de la recherche-action ou des recherches finalisées, mais j’ai également été étonné de constater à quel point l’exercice de la thèse « résistait ». De nombreux « intervenants » que j’ai interviewés me faisaient part de leur volonté d’engager ou de faire aboutir leur thèse alors même que leur professionnalisation dans le champ des études, recherches finalisées ou formations étaient acquises, qu’ils exerçaient avec satisfaction leur métier et qu’ils ne prétendaient nullement à concourir sur un emploi de chercheur ou d’universitaire. Les universités et les organismes classiques de recherche ont cédé du terrain sur le plan de la production des savoirs; ils sont directement concurrencés par de nombreuses professions « intellectualisées ». Par contre, l’Université, à travers la thèse, maintient l’essentiel de ses prérogatives quant à la distribution et à la hiérarchisation des légitimités intellectuelles. En tant qu’organisation productrice de recherches, l’Université a parfois des difficultés pour rivaliser avec les cabinets d’étude et les observatoires, par contre, en tant qu’institution, elle continue à ordonner l’ensemble du champ, même si ce champ devient de plus en plus composite et difficile à réguler, même s’il voit apparaître continûment de nouveaux métiers et connaît une exacerbation de la concurrence entre les différents segments de l’activité intellectuelle (enseignement, recherche, formation, expertise, étude, conseil, intervention…).
Ces thèses de la « quarantaine » ou de la « cinquantaine » préparées par des professionnels, qui ont largement fait leur preuve dans l’exercice de leur métier, vont devenir logiquement de plus en plus nombreuses dans les années qui viennent. Mon expérience de doctorat s’est située, dans une certaine mesure, à la charnière des deux profils : celui de l’étudiant « avancé » qui, sur sa lancée, engage sa thèse et aspire à rejoindre l’université, celui d’un professionnel confirmé qui, après plusieurs années d’exercice de son métier, se confronte à l’épreuve de la thèse. J’ai engagé ma thèse tardivement après une expérience professionnelle de formateur mais ma thèse a réellement amorcé mon processus d’intégration à l’Université, avec en particulier, l’obtention en cours de thèse d’un poste d’Attaché Temporaire d’Enseignement et de Recherche (ATER). Comme l’écrivent plaisamment les sociologues des professions, les parcours de thèse un peu tardifs représentent toujours un « choc biographique » [6], à l’occasion de cette bifurcation vers un terrain institutionnel étranger / étrange et de ce déplacement vers une activité à découvrir. Pour ma part, je parlerai même d’onde de choc biographique à l’échelle d’une année entière. Le journal de thèse peut véritablement aider à amortir le choc : négocier les virages, élucider les tensions, retracer une trajectoire. C’est un « dispositif » qui joue comme « facilitateur » et intercesseur et qui peut être un bon « accompagnateur » dans ce parcours qui réserve beaucoup de surprises, de plaisir et de désagréments.
Pascal NICOLAS-LE STRAT, décembre 2008
[1] Mon jury de thèse était composé à la fois de sociologues et de politistes. La qualification aux fonctions de maître de conférences m’a été refusée par la section de science politique du CNU mais elle m’a été accordée, la même année, par la section de sociologie.
[2] Anne Perraut Soliveres, Infirmières, le savoir de la nuit, Presses Universitaires de France, 2001, p. 43. Anne Perraut Soliveres a, pour sa part, intégré son journal de recherche dans le corps de sa thèse.
[3] Je me réfère à mon texte « Le récit d’expérience » in Expérimentations politiques, éd. Fulenn, 2007, p. 79 à 87.
[4] L’article est accessible à l’adresse suivante : www.univ-paris1.fr/IMG/pdf/Communication_Angel-Samson.pdf [consulté le 8 décembre 2008]
[5] Cette recherche a été publiée en 2003 aux éditions L’Harmattan sous le titre La relation de consultance – une sociologie des activités d’étude et de conseil.
[6] Par exemple, dans un contexte différent : Claude Dubar, La socialisation – Construction des identités sociales et professionnelles, Armand Colin, 1998, p. 100.