Dans ce texte, nous réfléchissons la question du savoir à partir des travaux de Élisabeth Bautier, Bernard Charlot et Jean-Yves Rochex, tous chercheurs dans l’équipe de recherche Escol de Paris VIII. Ce que nous proposons ne ressemble ni à un commentaire ni à une présentation de leurs thèses mais à une sorte d’entrelacement entre ce que nous avons appris à la lecture de leurs travaux et nos propres préoccupations de recherche. Ce texte doit aussi beaucoup à la scolarité de ma fille Lucie qui m’a appris que les apprentissages ne devaient jamais se laisser enfermer dans les catégories absurdes de la réussite et de l’échec et qu’ils réservent les plus belles avancées dans les situations les plus improbables.
Une question de traçabilité
Rarement le savoir n’est interrogé pour lui-même, au mieux l’est-il sur un mode purement nominal – sous le terme de savoir, les sociologies réunissent une variété de pratiques et d’objets qui ont pour principal dénominateur de se transmettre à l’échelle d’une histoire familiale et de s’enseigner à l’école. Souvent nommé, parfois désigné comme vecteur privilégié des différenciations sociales, mais plus rarement questionné dans sa constitution propre, il est régulièrement invoqué mais plus rarement l’objet d’une investigation. Le mot est d’un emploi commode. Deux ou trois choses néanmoins que l’on sait de lui : qu’il se capitalise, qu’il se transmet, qu’il s’acquiert…. Ici le savoir serait insuffisant, là son apprentissage s’avérerait difficile, là, au contraire, sa maîtrise expliquerait la réussite de l’enfant.
Une image se dessine. Le mot savoir servirait à nommer quelque chose qui est de l’ordre d’une substance, de l’ordre du mobile et du capitalisable, sinon comment comprendre qu’il puisse se transmettre, se diffuser et s’acquérir. Du savoir circule, du savoir se transmet, du savoir se capitalise. C’est bien dans cette visée essentiellement substantialiste que se sont inscrites les sociologies de l’éducation des années soixante et soixante-dix, des sociologies surtout préoccupées de la traçabilité du savoir, sa transmission et son accumulation, des sociologies centrées sur la reproduction et l’héritage socio-culturel. Mais ce savoir qui les occupe tant, comment se transmet-il effectivement ?, se capitalise-t-il ?, se reproduit-il ? Ces sociologies identifient sous le même terme des objets et des pratiques qui ne coïncident bien souvent que nominalement. C’est le même mot qui est employé mais qualifie-t-il la même chose ?
Qu’il y ait des dispositions socio-cognitives propres à une famille, chacun en convient, qu’elles puissent influencer la réussite scolaire de l’enfant, on peut l’entendre. Mais, réellement, qu’est-ce qui est transmis, qu’est-ce qui circule entre la famille et l’école ? Entre les acquis socio-cognitifs de la famille et les apprentissages de l’enfant à l’école, qu’est-ce qui transite véritablement ? Est-ce bien de la même chose dont on parle ? Tout se passe comme si les sociologies de la traçabilité nommaient un invariant – le savoir – et se préoccupaient seulement d’en mesurer les variations phénoménales et d’en suivre la diffusion. Mais les variations sont-elles seulement phénoménales ou affectent-elles la constitution même du savoir ? Ce qui est transmis (par la famille à l’enfant) est-il investi à l’identique dans un nouveau lieu (l’école), par un sujet devenu autre (l’enfant scolarisé) ? Ces sociologies instituent un élément de continuité – le Savoir (quelles qu’en soient les déclinaisons, qu’elles se fassent sur le mode du capital culturel, de l’héritage, du déficit d’apprentissage…) et en suivent les modulations et la diffusion, en dépit de l’hétérogénéité des situations rencontrées, malgré les brutales, et parfois féroces, ruptures d’appartenance lorsque, par exemple, l’enfant entre à l’école, lorsque le bachelier accède à l’Université… Le savoir resterait ce qu’il est, conforme à lui-même – indéfectible substance qui se capitalise, s’accumule, se transmet, par-delà les ruptures et les transformations (le passage de la famille à l’école, de la cité au collège, du lycée à la vie active), étrangère à ce que vit le sujet. Le savoir n’est plus pensé pour lui-même.
Là, réside sans doute la principale limite de ces sociologies, dans cet impensé qui est le leur, dans cette incapacité où elles se trouvent de conduire le raisonnement sociologique à son terme et de l’amener au cœur de la question : le savoir comme tel. Dès lors, elles sont rendues à une forme d’impuissance, faute de pouvoir affronter les attendus ontologiques de leurs investigations. Que savent-elles du savoir ? Qu’ont-elles à nous enseigner sur sa constitution propre ? Elles conservent trop de questions par devers elles. Et ces questions devront s’ouvrir, celles justement qui intéressent l’être même du savoir, ses attendus ontologiques. Qu’en est-il du savoir ? Lorsque du savoir se transmet et s’acquiert, qu’est-ce qui est réellement transmis et acquis ?
La boîte noire reste à ouvrir. C’est le savoir comme construit socio-cognitif qui doit devenir l’objet d’une investigation sociologique et pas seulement sa façon de faire trace. Qu’est-ce que la sociologie peut nous dire de lui ? Les travaux de l’équipe de recherche en science de l’éducation Escol ont justement cette qualité-là, porter le raisonnement sociologique (ou psychologique, ou anthropologique…) à l’intérieur de la boîte noire, et, en l’occurrence une boîte qui est restée noire bien longtemps, le rapport au savoir des enfants et des jeunes des milieux populaires. Dans la mesure où il est dit que ces élèves et collégiens sont majoritairement en échec scolaire – comme le prouve la statistique – dans la mesure où il est admis que leur échec s’explique par un déficit socio-cognitif ou un handicap culturel lié à leur origine familiale – comme les enseignants essaient de nous en convaincre –, reste-t-il encore des questions à poser ?
Il est un fait sur lequel les acteurs du monde éducatif semblent s’accorder : les enfants de milieu populaire rencontrent des difficultés dans l’apprentissage de la langue. Et pourtant l’on sait combien le lire et l’écrire sont fondamentaux. Plusieurs philosophes médiatiques ont su nous le rappeler. Cette difficulté scolaire n’est pas, bien sûr, le fait de l’enfant, nul ne penserait à le lui reprocher, mais, plus objectivement, la conséquence d’un milieu de vie défavorable; et ce ne sont pas les raisons qui manquent : conditions d’existence difficiles, violence de la vie dans le quartier, ruptures familiales… Il appartient alors au système éducatif de compenser ce déficit originaire et de (ré-)amorcer une dynamique d’apprentissage. Ici, notre démonstration peut s’interrompre. Le retour sur cause a été réussi, qui aura permis l’identification d’un déficit originaire; la logique de la traçabilité se montre productive qui permet de remonter la chaîne de l’échec et de suivre, de la famille à l’école, du quartier au collège, une dynamique d’apprentissage.
Tous les chaînages de l’apprendre deviennent parfaitement lisibles, et complètement réversibles, puisque, de l’amont à l’aval, de l’aval à l’amont, l’enchaînement du savoir (de l’échec et de la réussite) est susceptible d’être parcouru. Mais le raisonnement ne tient pas; il ne tient que si l’on suppose l’existence d’un continuum de savoir – un savoir substantialisé qui se transmet et se capitalise, en parfaite coïncidence avec lui-même, quels que soient le contexte de l’apprentissage et l’expérience vécue par le sujet. C’est ici, de notre point de vue, que se situe le principal embarras de ce type de démonstration. Il ne tient que parce qu’il omet l’essentiel, que l’élève est avant tout sujet avant d’être apprenant et que l’apprentissage fait sens pour lui en tant que rapport épistémique au monde. Il court-circuite toute interrogation sur le savoir lui-même, le sens qu’il acquiert, et les dispositions qui le déterminent.
En effet, parle-t-on de la même chose lorsqu’on aborde les apprentissages familiaux, les apprentissages dans la cité, ceux de l’école, ou encore, aspect fondamental, ceux effectués du point de vue de l’expérience singulière de chacun ? Sinon, comment, par exemple, pourrions-nous comprendre que des jeunes puissent être en réussite avec le langage dans leur vie et en échec avec les mots de l’école ? La seule chose dont nous soyons assuré, c’est qu’il s’agit pourtant bien des mêmes jeunes. Et l’on sait que ces collégiens et lycéens “en difficulté avec le langage lorsqu’ils sont à l’école, aiment jouer avec la langue quand ils sont entre eux” [1]. L’exemple du Rap vient immédiatement à l’esprit tant il contribue étroitement à cette expérience spécifique de la langue que partage une génération : ils font exploser le mot (sa scansion) pour mieux aimer la langue (son phrasé) [2]. “Ils adorent parler mais ont horreur des mots”. De cet antagonisme, le chercheur va devoir s’accommoder car il n’est pas réductible d’un premier abord, sauf à prétendre que dans un cas il s’agit du vrai langage et dans l’autre d’un langage de sauvageon, et lui dénier ainsi toute prétention au savoir. Mais rendue à une telle arrogance dans l’expression de la domination sociale, du beau langage à l’endroit du trivial, la discussion scientifique tourne court. L’antagonisme n’est pas si facile à réduire.
Un savoir en dissentiment avec lui-même
Les jeunes réussissent là même où ils échouent. C’est de ce constat dont il faut partir car c’est justement lorsque le savoir entre ainsi en dissentiment avec lui-même – lorsqu’il fait rupture en soi – qu’il révèle quelque chose de lui-même : qu’il n’est ni un continuum déterminé, ni une unité substantielle, mais qu’il est bien d’ordre pharmacologique, au sens, comme le souligne Isabelle Stengers [3], où le pharmakon est instable, à la fois remède et poison, échec et réussite. Le savoir est instable, en constant déséquilibre de sens, il réserve aussi bien la réussite que l’échec. Tout dépend du rapport qui sera engagé avec lui, du sens qui lui sera donné; dans un cas le rapport au savoir se construira sur le mode de la jouissance, lorsque les jeunes rappeurs jouent avec la langue, dans un autre cas sous la forme du rejet, lorsque les mêmes devront pratiquer les mots de l’école. L’élément décisif est donc bien celui-ci : de quelle façon construisent-ils leur rapport au savoir, au savoir linguistique pour ce qui intéresse directement notre propos ?
Une seule conclusion s’impose : ces jeunes collégiens ont acquis l’essentiel du capital linguistique, mais cet acquis leur assure autant de réussites que d’échecs, de plaisir à parler que de souffrance avec les mots. Nous sommes donc fort éloignés des théories sur la reproduction mais, surtout, définitivement éloignés de tout le fatras idéologique dont sont porteuses les thèses sur le handicap culturel et les déficits d’apprentissage. Ce n’est pas principalement en ces termes que la question se pose, ni en terme d’acquisitions ni de manques, mais en terme de sens et de rapport. La recherche devra comprendre pourquoi, sur la base d’un même savoir – un même acquis linguistique – , certains échouent et d’autres réussissent, mais surtout, comprendre pourquoi le même va réussir dans une situation et échouer dans une autre.
Il n’y a pas d’antécédent à la réussite ou à l’échec mais un certain déroulement / agencement de l’activité qui construit une réussite ou un échec. Bernard Charlot éclaire certaines de ces dispositions pharmacologiques, celles qui concernent les apprentissages langagiers. “Pour ces jeunes, le langage est désirable lorsqu’il permet d’échanger avec d’autres des expériences, des émotions, des commentaires sur le monde et il est insupportable lorsque le monde lui-même n’est plus que langage. Or ce que propose l’école […] c’est de mettre le monde en mots, d’introduire les élèves dans des univers constitués de mots” [4]. Nous rencontrons ici une thèse centrale dans les travaux de l’équipe Escol, à savoir qu’un apprentissage est intimement corrélé à la configuration sociale dans laquelle il s’effectue. Dans un cas la langue est désirée car elle est pratiquée dans une configuration relationnelle / affective et elle permet, à cet égard, de dire les choses à plusieurs en vue de tous [5] (expérimenter une connaissance en la partageant à partir d’un langage commun, le rap, le verlan…). Mais elle sera détestée dès lors qu’elle signera un rapport conflictuel à l’institution scolaire et à son mode objectivé de l’apprendre (formaliser une connaissance en la désignant par un mot et en l’inscrivant dans une relation de mots).
Il n’existe donc pas une connaissance en soi de la langue mais une connaissance toujours « motivée », une connaissance qui se constitue dans une configuration donnée et dans un rapport particulier au savoir. Elle change de concert avec les mobiles et les motifs du sujet. Qu’en est-il des acquis de l’élève (et ses déficiences) s’il peut se trouver conjointement, et dans le même temps, aussi bien en échec qu’en réussite ? À cet encan-là, les thèses sur la reproduction ne valent guère mieux que les thèses sur la déficience. Que pourraient-elles nous apprendre sur les schizo-apprentissages [6] de ces jeunes qui « réussissent-échouent » ? À la question, qu’est-ce qui transite entre le quartier et l’école ? À la question, qu’est-ce que transmet la famille ? Il arrive parfois qu’il faille répondre « rien ».
Rien n’est commun entre le plaisir du langage et la haine du mot, si ce n’est cette part précieuse, la radicale singularité d’un sujet. Mais, plus sûrement peut-être, il s’agit de répondre que la question ne se pose pas en ces termes, en terme de reproduction, d’acquis, de transmission ou encore de déficience et que le raisonnement doit procéder d’une autre façon.
Une acception positionnelle du savoir
La sociologie des années soixante et soixante-dix a montré de façon indiscutable – le fait est établi – qu’il existe une corrélation statistique entre la position sociale des parents et la position scolaire de l’enfant. Elle a largement contribué à révéler l’existence d’une homologie de structure entre la hiérarchie des appartenances sociales et la hiérarchie des réussites scolaires. L’école entretient (reproduit) cette correspondance. Et c’est dans ce cadre d’analyse que la question de l’échec scolaire a été abordée; elle n’est que le symptôme le plus visible, car le plus choquant, de cette reproduction d’ensemble des positions sociales dont l’école est purement et simplement l’opérateur. Le fait est établi disions-nous, il l’est en terme statistique – la précision est d’importance –, mais seul un raisonnement paresseux peut se satisfaire de ce constat. “Il ne suffit pas de connaître la position sociale des parents et des enfants, il faut aussi s’interroger sur le sens qu’ils confèrent à cette position […]. La place objective, celle que l’on peut décrire de l’extérieur, peut être revendiquée, acceptée, refusée, ressentie comme insupportable” [7].
Dans la mesure où la corrélation entre position sociale et réussite scolaire est prouvée, l’essentiel du travail sociologique reste à faire. Car, en l’occurrence, il s’agit de comprendre ce qui fait que l’enfant réussira ou non, qu’il travaillera à l’école ou non, qu’il trouvera du sens ou non dans ses activités scolaires. La corrélation statistique établit un fait – l’existence d’une relation entre hiérarchie sociale et hiérarchie scolaire – mais ne nous informe en rien sur les processus sociologiques à l’ œuvre – les rapports au savoir, les rapports de réussite et d’échec. Il s’agit donc de déplacer le raisonnement afin de le replacer sur un terrain résolument sociologique. Comment se définit un rapport au savoir ? Comment se constitue-t-il ?
Lorsque la recherche réfléchit le savoir uniquement dans une acception positionnelle – sous le signe d’une différence de positions – elle se heurte à des limites qu’il lui sera difficile de surmonter. Le risque est grand, par exemple, de réifier la position sociale, de la durcir exagérément, surtout lorsque la statistique l’assimile purement et simplement à la catégorie socio-professionnelle du père. Il est pourtant acquis de longue tradition pour les sciences sociales qu’une position n’est pas réductible à ses déterminants socio-économiques mais se constitue en connexion étroite avec nombre d’agencements subjectifs : la manière de vivre son appartenance, de se la représenter, de l’accepter ou de la refuser… Si, comme nous le prouve la statistique, la réussite scolaire est corrélée à la position sociale, il faut entendre « position » de la façon la plus large et la plus ouverte possible et admettre que la réussite dépend donc d’une position dans ce qu’elle possède de plus objectif mais aussi de plus affectif, de plus subjectif, de plus conflictuel (ce que nous préférons nommer alors « disposition »). Et nous en sommes rendu à la même problématique : la réussite dépend d’un agencement socio-cognitif (l’équipe Escol parlera de rapport là où nous évoquerons une disposition) qui relie et entre-capture de nombreux facteurs, i.e. différentes manières de « faire position » et surtout de « prendre position » en matière de savoir. Bernard Charlot souligne, par exemple, que l’intermédiaire clef en matière de réussite scolaire est loin d’être toujours le père, ni même la mère, mais souvent la grande sœur (ce qui peut se produire, en particulier, dans les familles issues de l’immigration maghrébine).
Déjà, nous voyons que la correspondance entre réussite scolaire et position n’est ni spontanée ni immédiate, c’est une correspondance qui s’instaure à l’échelle d’une économie relationnelle d’ensemble, intra-familiale certes, mais aussi inter-générationnelle ; les chercheurs en sciences de l’éducation le savent, l’appartenance socio-culturelle des grands-parents influence parfois autant que celle des parents, si ce n’est plus, la manière dont l’enfant compose son rapport au savoir, surtout aujourd’hui, à une période comme la nôtre, où les déclassements sociaux sont brutaux et où les enfants sont fréquemment amenés à opérer des rattrapages socio-culturels et à retisser de la continuité d’appartenance à l’échelle de deux ou trois générations, en accointance serrée avec le destin de leurs grands-parents, pour peu que leurs parents aient « déchu » (les sociologues parlent de désaffiliation). Enfin, est-il nécessaire de le souligner ?, l’engagement politique ou syndical induit un rapport à la connaissance qui lui est propre et qui transcende largement les appartenances ouvrières et leurs déterminismes ; l’impact socio-culturel de cet engagement est là pour prouver que les legs du passé ou de la position sociale ne font pas nécessairement loi pour le présent et pour le devenir des enfants.
En conclusion, force nous est de constater que l’emprise des positions sociales n’a d’égal que la multiplicité des échappées qu’elle autorise. C’est ce qui incite sans doute les chercheurs d’Escol à reformuler rituellement dans leurs travaux la même question, comment comprendre la réussite scolaire des enfants dont tous les indicateurs statistiques annoncent l’échec ? Qu’est-ce qui fera qu’un enfant de milieu populaire réussira à l’école et l’autre non ? Comment se constituent les rapports au savoir qui font que l’un réussit et l’autre pas ? On ne peut plus continuer à consigner la question scolaire dans une acception uniquement positionnelle. L’angle d’attaque doit changer et avec d’autant plus de nécessité que la donne scolaire, elle, n’attend pas pour se redistribuer. Le processus de massification s’est accentué au cours des années quatre-vingts qui aura permis aux enfants des milieux populaires d’accéder massivement à l’enseignement secondaire; leur réussite scolaire ne fait plus exception.
Bien sûr, il se trouvera toujours des esprits chagrins pour souligner que ces enfants poursuivent majoritairement leur cursus dans les filières des baccalauréats technologiques et professionnels (les filières de la relégation) mais il ne faudrait pas prétexter ce constat pour escamoter le fait qu’ils sont de plus en plus nombreux à obtenir le baccalauréat et à s’inscrire dans l’enseignement supérieur [8]. De telles poursuites de cursus rappellent opportunément que le rapport au savoir, rapport de réussite-échec, se noue aussi, et principalement, dans le cadre scolaire, de l’intérieur de l’institution, dans ce temps long qui va de la maternelle au premier cycle universitaire. Et c’est bien en analysant ce rapport, dans ses liens les plus intimes, que l’on parviendra à comprendre les raisons d’une réussite et d’un échec, et plus généralement, les conditions actuelles de la relégation scolaire et le mode de structuration des inégalités.
Jean-Yves Rochex le relève : “La scolarisation secondaire contribue à « dénaturaliser » les destins sociaux : la différenciation sociale doit se couler dans le moule de la différenciation scolaire ; elle s’émancipe ainsi de la simple reproduction familiale. […] À la progression réelle des scolarités, à l’indéniable élévation du niveau général de formation et de qualification, s’opposent et se conjuguent aujourd’hui le renouvellement des processus ségrégatifs, le déplacement et le brouillage des frontières de l’échec et de l’exclusion scolaires” [9]. Le raisonnement sociologique doit se porter à la hauteur des enjeux ouverts par la massification de la scolarité. La préoccupation d’une recherche n’est donc plus seulement d’identifier les différences de position sociale en tant qu’elles préfigurent les positions scolaires (l’acception positionnelle) mais de comprendre comment se dispose le rapport au savoir et en fonction de quelles dispositions il détermine échec et réussite (une conception dispositionnelle), des dispositions de nature familiale et inter-générationnelle, mais aussi, et avant tout, immédiatement et directement scolaires, car ne perdons pas de vue que le temps de l’enfant est essentiellement un temps scolaire et que c’est à la mesure de cet espace-temps qu’il prend ses dispositions en matière d’apprentissage.
L’échec et la réussite se nouent et se dénouent de l’intérieur même de l’école et la violence de ces processus ségrégatifs appartient en propre à l’école et n’est pas le fait d’on-ne-sait quelle influence néfaste de l’environnement. Lorsqu’il y a violence dans l’école, les raisons sont à rechercher dans les rapports au savoir que détermine l’école elle-même. En effet, les frontières de l’échec se sont déplacées, et la violence qui lui est inhérente aussi. “Celles-ci qui, naguère, séparaient ceux qui accédaient au lycée de ceux qui n’y accédaient pas, voire qui n’y pensaient même pas, se sont pour une bonne part déplacées à l’intérieur même de celui-ci (Dubet). Les lycéens scolarisés dans des filières ou des lycées dévalorisés se sentent fréquemment « exclus de l’intérieur » (Bourdieu)”. Ces discriminations sont vécues d’autant plus douloureusement qu’elles sont produites dans et par l’institution qui est censée résorber toutes discriminations et égaliser les chances. La haine que certains jeunes portent à l’école n’a d’équivalent que l’espoir qu’ils avaient mis en elle, ou plus justement, qu’elle avait fait naître en eux.
L’école fait échouer les jeunes là même où elle porte l’espérance. À ce titre, mais pas seulement, le rapport au savoir est bel et bien un rapport social en ce qu’il détermine les relégations et les discriminations. C’est ainsi que s’accomplit la « dénaturalisation » des destins sociaux. Les dispositions socio-cognitives ne peuvent plus être appréhendées en tant que rapport corrélé ou dérivé (d’une position de classe) mais compris comme tel, en tant que rapport social, constituant les places – la part et l’absence de part. Le déplacement du raisonnement, d’une visée positionnelle à une visée dispositionnelle, ne relève donc pas d’une préférence épistémologique ou méthodologique mais d’une nécessité sociologique. Il s’agit de ressaisir la question à l’extrémité même où les théories de la reproduction l’abandonnent, à la porte du savoir.
Le caractère intérieurement normé du savoir
Il convient dorénavant d’interpeller le savoir, non à partir de ses antécédents ou concomitants (les nombreuses choses avec lesquelles il est susceptible de se co-mettre : un héritage socio-culturel, un habitus, une histoire familiale), pas plus que du point de vue de ses fins (les schizo-apprentissages nous signalent la dépréciation des critères de la réussite) mais par son milieu, là où il se constitue et produit ses effets, dans le cours même de son élaboration, et, ainsi, de s’attacher à dévider à partir de lui, et de lui seul, les questions qu’il recèle. Trop longtemps il a été maintenu à l’arrière plan des théories, non que son importance fut méconnue mais, au contraire, si facilement admise qu’elle ne justifiait plus qu’on s’y arrête. Du savoir se transmettait et se capitalisait et ces réalités seules préoccupaient la sociologie. Bien sûr l’enjeu du savoir était omniprésent mais il était conservé en creux comme le sont ces choses qui marquent fort mais dont on ne relève que l’empreinte. Il était retenu au seul état de tracé, à peine ombré, comme dépourvu de toute densité sociologique. Comment sortir cette problématique des coulisses de la recherche ?
Une première réponse est apportée par les approches ethnographiques, qui s’invitent au cœur de l’établissement scolaire, dans la vie de la classe, au sein des communautés éducatives, pour en comprendre les socialités et les échanges et, de cette façon, étudier concrètement, et en situation, la manière dont les apprentissages s’effectuent et les hiérarchies scolaires s’établissent. Elles s’attachent à penser les inégalités au rebours des méthodes et des thèses habituellement véhiculées par les sociologies classiques. Là où ces sociologies se préoccupent d’identifier les modes de conditionnement social et de structuration des inégalités, et d’en déterminer les récurrences et les constantes (statistiques), les approches d’inspiration ethnographique se proposent d’étudier les inégalités en train de se construire, dans la situation concernée, à partir des interactions et des échanges qui s’y nouent. Les unes interrogent les inégalités constituées et essaient d’en déterminer les causes, les facteurs, les valences…, les autres interrogent les inégalités en train de se constituer en les rapportant à la situation elle-même : son contexte et les interactions qui la définissent. La distinction est sommaire, nous en convenons bien volontiers, mais elle a pour principal mérite d’attirer l’attention sur des différences significatives dans le mode de questionner.
Les enseignants et les élèves ne peuvent rester étrangers à des questions qui les affectent si directement (échec, inégalité, domination); de ce constat, les approches ethnographiques se prévalent pour revendiquer leur choix méthodologique (mener un travail d’investigation dans les lieux du savoir et des apprentissages) et leur préférence épistémologique (prendre au sérieux la rationalité des acteurs et leur capacité à définir leur situation d’interaction et de communication). On leur sait gré de s’inviter là où la sociologie n’était plus attendue : observer les situations concrètes d’enseignement, étudier les interactions qui se nouent lors de la transmission d’un savoir. La boîte noire enfin s’entrouvre, s’entrouvre seulement car, aux critiques désormais habituelles qui peuvent être adressées à ces approches – le fait qu’elles rabattent systématiquement les phénomènes sociaux sur le seul jeu des acteurs au risque de les réduire à ce seul aspect [11] – il faut en ajouter une autre qui concerne plus directement notre sujet. Le privilège méthodologique et épistémologique qu’elles accordent à la façon dont les enseignants et les élèves définissent leur interaction et règlent leur relation laisse penser que la construction du savoir et sa transmission se résoudraient en terme de négociation et d’habileté interactionnelle, et que ces réalisations, de nature pourtant socio-cognitive, ne dépendraient que d’eux seuls et de leur cadre relationnel. À nouveau la question du savoir pour lui-même est court-circuitée. Il est inclus dans l’objet de recherche sans que l’on juge nécessaire de se préoccuper de lui.
Les échanges entre partenaires du jeu éducatif sont étudiés sans que la raison et l’objet de ces échanges ne soient pris en compte, à tel point que ce qui fait la spécificité de la situation ne semble pas avoir d’effet sur sa définition et son déroulement ; pourtant ces choses vont bien de concert. Il est tout de même curieux qu’une sociologie devienne un théâtre d’ombres. Ce type de recherche ne permet pas “d’interroger et d’interpréter ce que font élèves et enseignants et pourquoi ils le font, à partir de principes épistémologiques concernant la nature des savoirs enseignés. [Ces travaux] sont en effet pour une large part focalisés sur l’étude de la construction, de la négociation ou de la contestation, de la transgression des règles et routines de l’ordre scolaire, celui-ci étant dès lors pensé et appréhendé en termes « polémologiques » bien plus qu’en termes cognitifs”. L’échange est socio-cognitif en son entier et il s’agit donc bien d’appréhender consubstantiellement chacune de ces dimensions – l’échange et son objet – et surtout de saisir chacune de ces dimensions à travers l’autre. L’analyse des pratiques éducatives et cognitives ne peut se satisfaire d’une théorisation qui appréhende la question du savoir en s’en tenant au seul contexte de son effectuation – la situation et ses interactions – “au détriment de ce qu’elle doit au caractère « intérieurement normé » des pratiques et objets de savoir” [11]. Aucun objet d’échange ne laisse indifférent la conduite de l’échange et certainement pas un objet tel le savoir, qui, loin d’être neutre, véhicule nombre de règles et de principes épistémologiques, intimement liés à son être. C’est un objet intérieurement normé et réglé, s’il en est, et à ce titre affectant en tant que telles les conditions de son effectuation, de sa transmission et de son enseignement. Avant que d’être objet d’enseignement, il est ordre de discours et normes de pensée. Seul un raisonnement oublieux peut omettre de constituer le savoir en objet manifeste d’une recherche alors qu’elle porte sur les pratiques éducatives et les situations d’apprentissage.
Une socio-épistémie
Des enfants et des jeunes peuvent se trouver en difficulté scolaire ; les enseignants le constatent fréquemment au long de leur vie professionnelle. Qu’ils soient nombreux issus des milieux populaires à vivre de telles situations, ici non plus, inutile d’épiloguer tant le constat se vérifie facilement. Mais peut-on prétexter de ces manques et de ces insuffisances, observés au cours de la scolarité, pour en faire remonter l’origine à on-ne-sait quels déficience familiale et handicap socio-culturel ? L’interprétation est abusive et parfois si caricaturale qu’elle confine à la malhonnêteté. On fait dire à ces situations d’échec bien plus que la raison ne saurait l’autoriser.
C’est pourtant ainsi que procèdent nombre d’observateurs qui interprètent ces situations soit en terme de privation – « ces » enfants ont été privés, dans leur prime enfance, des bases culturelles ou linguistiques nécessaires au bon déroulement de leur cursus scolaire –, soit en terme de conflit culturel – « ces » enfants possèdent des attitudes et des compétences socio-cognitives différentes de celles généralement admises pour réussir à l’école. Mais, quels que soient les motifs invoqués, le résultat est le même : la difficulté est systématiquement inférée à des déficiences du milieu social et/ou familial, comme si cette difficulté parvenait à se reproduire par la seule dynamique de sa propre répétition, sans jamais s’abolir. Elle persisterait dans la vie de l’enfant ainsi que la dette jamais réglée d’une histoire familiale. Les travaux de l’équipe Escol font rupture avec ces tristes débats et le font sur deux fronts. D’une part, ils accordent la meilleure attention aux devenirs-minoritaires de ces jeunes et reconnaissent une réelle portée heuristique aux parcours de ceux qui réussissent « malgré tout » (malgré tout ce que dit la statistique). Il y a beaucoup à apprendre de l’observation de ces cursus atypiques. Tout laissait présager leur échec et pourtant une minorité réussit, une minorité qui parvient donc à acquérir les dispositions socio-cognitives indispensables à la réussite scolaire. Nous pourrions nous économiser ce détour par les devenirs-minoritaires s’il s’agissait simplement de montrer qu’il n’y a pas de fatalité à l’échec scolaire et que les destins ne sont pas tracés d’une seule voie. Le propos est heureusement plus ambitieux. Si la recherche se met à l’écoute de ces réussites inconvenantes, ce n’est pas en guise de confort moral (voyez ! certains qui sont doués et travailleurs réussissent) mais dans son intérêt propre, pour les enseignements qu’elles lui apportent sur les processus épistémiques [12] (i.e. l’instauration d’un certain rapport au savoir).
D’autre part, ces chercheurs abordent la difficulté scolaire en tant que situation vécue – avant que d’être une donnée statistique ou un problème à traiter par l’institution scolaire –, une situation qui fait sens pour l’élève et qui est bien sûr indissociable de son rapport singulier au savoir. Cette orientation de recherche a aussi le mérite de recentrer le propos sur ce qu’il ne devrait jamais cesser d’être : une investigation des dispositions sociales et cognitives en ce qu’elles déterminent une certaine configuration de savoir, une manière de vivre une scolarité et de lui donner sens, en un mot, en ce qu’elles déterminent un rapport, là aussi singulier, au savoir.
Peut-être est-il temps de lever une possible ambiguïté ; nous ne recourons pas à la notion de « disposition » dans une visée performative, au sens où quelqu’un aurait des dispositions (des compétences) pour réussir dans quelque chose, mais dans une acception pragmatique, avec l’idée qu’un sujet agit toujours, en quelque matière que ce soit, dans le cadre de certaines dispositions (sociales, économiques, épistémiques…). Qu’il soit en échec ou en réussite, l’élève agit en fonction de dispositions sociales-cognitives qui sont les siennes en regard de son expérience personnelle, de son histoire familiale ou encore de son monde de vie. En cela, cette formulation nous semble en contiguïté étroite avec la notion de « rapport au savoir » que privilégie l’équipe Escol. C’est donc bien par son milieu que la recherche saisit le savoir et conduit ses investigations, de l’intérieur des modes d’apprentissage et des dynamiques d’échec-réussite. Elle ne se défausse pas de son objet principal.
Qu’en est-il des processus épistémiques propres à ces jeunes, des écoles de banlieue et des lycées professionnels, auprès de qui les chercheurs d’Escol ont mené leurs études ? Comment construisent-ils le sens de leur apprentissage et la raison de leur savoir ?
L’équipe, dès son premier ouvrage collectif, a distingué trois processus épistémiques en œuvre dans la construction des « rapports au savoir » : l’imbrication dans la situation, l’objectivation d’un contenu, la distanciation vis-à-vis d’une expérience [13]. Dans la présentation que nous allons en faire, nous ne multiplierons pas l’usage des guillemets, par commodité de rédaction, même si, logiquement, nous emboîterons souvent le pas à leur écriture et que nous ferons nôtres leurs formulations et nous approprierons leurs mots.
Un premier rapport spécifique au savoir se découvre dans une forme d’imbrication du je dans la situation lorsque « apprendre » c’est se rendre capable d’affronter et de négocier une situation. Plusieurs exemples sont apportés, en appui de cette définition. Apprendre à nager, c’est apprendre l’activité elle-même, de sorte que la réalité du savoir n’est pas séparable de l’activité et de la situation dans laquelle elle se déroule. “On peut cependant adopter une position réflexive (métacognitive) et désigner l’activité à travers un substantif qui lui donne l’apparence d’un savoir-objet ? apprendre à nager sera apprendre la nage” [14], mais seulement l’apparence d’un savoir-objet. Ainsi, l’apprentissage peut être formalisé dans un guide qui énoncera, par exemple, conseils et recommandations mais il n’en sera néanmoins effectif que lorsqu’il sera pratiqué, pratiqué en situation. Ce sont des savoirs englobés dans l’activité, en adhérence / adhésion forte à la situation, dont l’énonciation ne sera jamais exhaustive. À sa manière, la psychanalyse construit un rapport de cet ordre au savoir puisque les apprentissages (pour peu qu’on puisse parler d’apprentissage en la matière) se réalisent à même l’activité d’analyse, sur le mode d’une forte sollicitation du je dans la situation ; ils ne sont donc pas séparables du je-en-situation. Ces processus épistémiques ne conduisent pas à la finalisation d’un savoir-objet, qui pourrait être appréhendé comme tel, et sont donc particulièrement sollicités par l’apprentissage de la vie relationnelle et affective. Qu’est-ce qu’aimer ? Qu’est-ce que les mots peuvent en dire ?
La deuxième expérience épistémique relève d’un processus d’objectivation, c’est-à-dire l’expérience d’un savoir qui ne peut plus être vécue immédiatement et directement par le sujet. “L’objectivation pose le savoir comme objet, dans l’oubli des situations et des activités à travers lesquelles cet objet a été constitué. Elle implique une véritable conversion épistémique, qui rompt tout lien entre le savoir et une situation, y compris intellectuelle, qui a été ou pourrait être vécue par le je, par un je” [16]. Elle permet l’appropriation de savoirs qui sont suffisamment formalisés et autonomisés pour être énoncés en leur totalité. Nombre de disciplines scolaires sont structurées sur ce modèle épistémique. Il suffirait de citer l’enseignement de l’histoire, qui évoque pourtant des choses vécues, mais appartenant à une vie définitivement objectivée dans des mots. Enfin, apprendre c’est aussi s’assurer d’une certaine maîtrise de son existence.
Un troisième processus épistémique s’engrène ici, le processus de distanciation-régulation, qui autorise des jugements sur l’existence et marque une maturité dans sa relation à autrui. Au même titre que l’objectivation, ce processus construit de la distance, mais il ne débouche pas sur la construction d’un objet de savoir mais sur de la régulation et de la production de sens. Apprendre c’est effectivement réfléchir à ce que l’on vit. Apprendre, comme le disent fréquemment les lycéens interviewés, c’est apprendre à être responsable, à être solidaire…
Trois processus épistémiques et donc trois façons de se réaliser soi, en tant que sujet, en tant que sujet aux dispositions socio-cognitives spécifiques ; en effet, tout rapport au savoir traduit aussi un processus identitaire et implique une forme particulière de spécification de soi. On a bien affaire à un rapport à double valence qui institue à la fois une manière d’appréhender le monde – l’ordonner en catégories, en modèles explicatifs, en normes d’action, en fait en objets-savoirs de multiples sortes (l’objectivation-dénomination), y agir sur un mode réfléchi et argumenté et y vivre en bonne intelligence avec autrui (la distanciation-régulation), s’y impliquer à travers différentes activités et en expérimenter les vices et les vertus (l’imbrication du je dans la situation) – mais aussi une manière d’instituer le sujet, un sujet de type épistémique dont l’identité s’élabore en fonction des dispositions socio-cognitives qu’il adopte.
Par exemple, dans le cadre d’un processus d’objectivation-dénomination, le sujet construit le savoir en tant qu’objet extérieur à lui, ce qui lui permet d’exister en tant que sujet distinct de ce dont il parle, dissocié de ce qu’il fait. Il établit une distance entre lui et la situation immédiate dans laquelle il évolue. Cette construction épistémique, qui permet d’appréhender le monde abstraction faite de la place qu’on y occupe, relève bien d’un processus identitaire car elle est porteuse d’une expérience existentielle fondamentale, à savoir la capacité d’agir et de s’exprimer dans un monde radicalement différent de son monde vécu.
Par contre, si l’on s’intéresse à l’expérience épistémique du je-impliqué, alors c’est à un tout autre processus identitaire auquel on se confronte, à celui d’un sujet faisant un avec lui-même et avec son activité, qui, à l’occasion de chaque apprentissage agence et redéploie son rapport à soi. Apprendre à nager, c’est conséquemment acquérir un savoir et exprimer quelque chose de son corps. Autant le processus épistémique d’objectivation-dénomination renvoie le sujet à l’expérience de la dissociation, autant celui que l’on désigne comme imbrication du je dans la situation le renvoie à l’expérience de l’intensification du rapport à soi (affectation de soi par soi).
Le sujet épistémique
La question du savoir est enfin posée là où elle doit l’être, du point de vue du sujet et de son rapport épistémique au monde. Trop longtemps elle ne fut prise en compte que de façon fugitive et tangentielle, restant en quelque sorte subrogée sous la gangue idéologique des déficiences socio-culturelles ou sous les pesanteurs des mécanismes de la reproduction. L’élève d’une école de banlieue et le jeune en lycée professionnel émergent enfin en tant que sujet épistémique, en tant que sujet qui donne sens à son apprentissage et qui s’inscrit ainsi dans un rapport singulier au monde. Et c’est bien de ce point de vue qu’une investigation socio-épistémique permet de comprendre les réussites-échecs de ces jeunes, non à partir de phénomènes qui les détermineraient à leur insu (un héritage ou une déficience) mais en fonction des dispositions sociales et cognitives qui conditionnent leur rapport épistémique au monde : la possibilité d’investir ou non la large palette des processus épistémiques et de s’y réaliser soi. Ce que les chercheurs de l’équipe Escol observent, c’est surtout des inégalités de cette nature.
Chaque enfant, chaque jeune, n’est pas également engagé dans la diversité des expériences épistémiques. Son rapport au savoir s’est disposé de telle sorte que, parfois, il se restreint et se limite ; il n’est plus alors pleinement vécu. C’est ici que se greffent les déterminations sociales, en ce qu’elles infèrent parfois violemment avec la constitution d’un rapport épistémique au monde. Il n’y a pas lieu de négliger ces facteurs, voire de les occulter comme ont tendance à le faire les approches ethnographiques. Au contraire, leur influence est décisive, comme l’établissent bien les corrélations statistiques, mais, encore faut-il s’accorder sur l’interprétation à donner de ce phénomène. Ces facteurs n’interviennent pas à la manière d’une cause ou d’un conditionnement, en tant qu’éléments en surplomb ou en dominance qui viendraient affecter les apprentissages, mais ils agissent du dedans des apprentissages, par leur milieu, au cœur même des dispositions socio-cognitives, donc, et nous nous répétons, en aucune façon comme variable exogène qui pèserait du dehors (une déficience ou une origine sociale). Le centre de gravité du raisonnement se déplace; on ne mesure pas l’importance d’un élément (un capital socio-culturel) qui en déterminerait un autre (l’apprentissage), dans un lien de causalité et de « linéarité » simple, mais on évalue la contribution de différents éléments sociaux et cognitifs à la constitution d’un rapport épistémique au monde et, conséquemment, à la définition de soi dans ce rapport (le sujet épistémique et ses échecs-réussites); ce qui nous éloigne définitivement des analyses centrées sur une simple influence (d’un milieu familial), ou pire, sur des causalités mécaniques (une déficience ou un handicap culturel).
Les chercheurs de l’équipe Escol constatent une forte polarisation entre les rapports au savoir des jeunes en réussite scolaire et ceux considérés en échec, et ceci quel que soit le milieu social d’origine ; la précision est importante. Dans les « bilans de savoir » que les chercheurs font établir par ces jeunes scolarisés, les élèves « en réussite » introduisent facilement des savoirs-objets, à l’inverse, ceux « en échec » restent attachés à des savoirs-en-situation. Notre présentation est trop sommaire pour rendre justice aux travaux de cette équipe, mais suffisante, ici, pour introduire une série de questions. Comment faut-il interpréter la survenue de ce type de polarisation ? Qu’est-ce qui explique que, dans l’histoire d’un enfant, ne s’amorce pas, ou si peu, une expérience forte d’objectivation-dénomination ? Pourquoi certains investiront beaucoup les apprentissages de soi en situation mais moins les autres, comme si l’investissement dans l’un se faisait au détriment de l’autre ? Pourquoi l’un – l’intrication de soi dans la situation – parvient à occuper, à envahir, la totalité de l’espace d’apprentissage et empêche que les formes de distanciation que favorise l’objectivation-dénomination puissent réellement s’engager ? Et, question dirimante, pourquoi les jeunes de milieu populaire sont-ils si nombreux à vivre ainsi leur rapport au savoir ?
Cette sorte de polarisation est bien rendue par la métaphore qu’utilise Bernard Charlot. Il distingue des disciplines scolaires « scrabble » et des disciplines « puzzle ». “Une discipline « scrabble », c’est une discipline fermée sur elle-même, sur son code, c’est une discipline qui ne peut pas prendre appui sur un référent extérieur à la discipline elle-même, c’est une discipline qui dénomme, qui commente, qui ne met en œuvre que des objets langagiers (livre, cours), de sorte que l’élève y est complètement dépendant de l’enseignant, c’est une discipline où il faut mémoriser ces objets langagiers. Le symbole de la discipline « scrabble », pour les lycées professionnels, c’est l’histoire […]. Alors que les pièces du scrabble ne peuvent s’assembler que dans une seule logique : celle des lettres, du code linguistique. Les pièces du puzzle peuvent être assemblées en prenant appui sur deux logiques : celle du dessin (c’est-à-dire, là encore, d’un système de signe), celle de la forme des pièces. Une discipline « puzzle » a un objet de pensée au-delà du langage, de sorte que l’élève peut comprendre sans être totalement dépendant de ce spécialiste des mots qu’est l’enseignant et qu’il peut retenir en prenant appui sur la logique de la situation […]. Les mathématiques et la physique, pour [tel] élève (car une discipline ne sera pas toujours classée de la même façon par tous), la mécanique pour [tel autre], la comptabilité pour d’autres, sont des disciplines « puzzle »” [16]. Cette distinction épistémique, établie par les élèves, fait éclater certains lieux communs véhiculés par l’institution scolaire [17], en particulier l’opposition faite entre concret et abstrait pour hiérarchiser les disciplines, mais aussi l’idée que les caractéristiques d’une discipline vaudraient à l’identique pour tous les élèves, alors qu’une discipline peut être vécue comme « puzzle » par l’un et « scrabble » par l’autre. Elle nous intéresse surtout par le fait qu’elle introduit le critère logique de la situation (la forme du morceau de puzzle) pour distinguer les différentes disciplines, ainsi que le critère référent extérieur (le dessin du puzzle), et critère parmi les critères, celui des objets-langagiers (dépendance vis-à-vis de l’enseignant qui maîtrise les mots).
L’opposition est instructive qui construit une différence entre les disciplines centrées sur leur propre code, et fonctionnant avec les mots, et les disciplines ex-centrées par rapport aux mots, reposant donc sur des référentiels externes et des logiques de situation (enchaînement logique des séquences d’activité, les pièces du puzzle). La réussite dans l’une ou dans l’autre ne renvoie donc pas aux mêmes processus épistémiques.
Sans vouloir faire dire à cette métaphore plus qu’elle ne peut, on peut supposer qu’un élève déjà bien familiarisé avec l’expérience épistémique de l’objectivation-dénomination réussira normalement dans une discipline « scrabble ». Par contre, un élève trop exclusivement investi dans des apprentissages qui sollicitent beaucoup le je imbriqué dans la situation rencontrera sans doute plus de difficultés. L’exemple de l’histoire est intéressant en ce qu’il montre que la réussite dans cette discipline ne dépend pas d’un capital culturel initial (la fameuse culture générale), comme le laissent entendre trop de commentateurs de l’école, mais plutôt d’une plus ou moins grande familiarité avec certains processus épistémiques – les rapports d’objectivation-dénomination.
La question des acquis est loin d’être la question décisive. Et l’on peut s’étonner que les enseignants entonnent si complaisamment cette antienne. Dès le primaire, on s’inquiète (déjà !) de la faiblesse des bases; l’enseignement secondaire est propice à ce discours « dépressif » puisque l’éclatement des disciplines et leur repli sur soi font que les enseignants ne se satisfont jamais du niveau des élèves qui suivent leurs enseignements (la faiblesse des bases, encore !) ; et la ritournelle s’empare aujourd’hui de l’Université où les chers collègues observent avec inquiétude l’arrivée massive de jeunes qui n’ont pas les acquis suffisants pour poursuivre des études supérieures (des acquis qui demeurent toujours aussi faibles !). Le discours est simpliste, qui se satisfait d’une vision statique et cumulative du savoir, seulement préoccupé par la capitalisation des bases et l’addition des acquis. La réussite-échec des jeunes des milieux populaires et leurs schizo-apprentissages ne se déterminent pas ainsi, dans une curieuse comptabilité des apprentissages, mais en fonction d’un rapport spécifique au savoir, en fonction des expériences épistémiques qu’ils partagent, des expériences si authentiquement ancrées dans la vie de chacun et pourtant si dépendantes de tous, aussi intimement liées à l’histoire singulière de l’élève que fortement en prise avec son appartenance socio-familiale.
Jamais, au long de ce texte, nous n’avons perdu de vue l’inégalité de la réussite qui sévit à l’école et le fait que les jeunes de milieu populaire partagent massivement une même expérience de l’école : majoritairement, ils rencontrent des difficultés dans leur cursus, et s’ils réussissent, ils y parviennent dans des filières de moindre considération (baccalauréats professionnels). Les travaux de l’équipe Escol nous permettent de décoder cette expérience partagée, leur devenir-échec. Les raisons sont à rechercher du côté des contraintes que subissent ces jeunes et qui affectent leur expérience épistémique. Leur rapport à la vie est beaucoup plus tendu, bien plus exposé, que ne l’est celui des jeunes issus de milieux favorisés. Ils sont fortement sollicités par les situations qu’ils vivent car ces situations sont violentes (entendons-nous bien, c’est de la violence des rapports de domination dont nous parlons) ; et s’il y a quelque chose qui caractérise la violence c’est bien son caractère totalisant; elle affecte l’être en totalité, elle se saisit de lui.
Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que ces jeunes s’impliquent fortement dans la négociation / régulation de leur situation de vie, pour faire face à sa violence, pour en surmonter les contraintes, et rien d’étonnant non plus qu’ils se mobilisent intellectuellement à cette fin. Leur rapport au savoir est indissociable de ce rapport au monde, tendu et exposé, où leur existence n’est jamais définitivement acquise. Leur expérience épistémique est du même ordre que leur expérience de vie, quoi de plus logique !, une expérience où le je-en-situation est très sollicité. Ils investissent de façon privilégiée les processus que l’équipe Escol réunit sous l’idée d’une forte « imbrication du je dans la situation ». Bien sûr, comme d’autres, ils apprennent à mettre de la distance entre eux et leur univers de vie et portent un regard réflexif sur ce qu’ils vivent mais le risque existe qu’ils expérimentent cette prise d’autonomie et de distance essentiellement sur le mode de la « distanciation-régulation » et de façon moindre sur le mode d’une « objectivation-dénomination ».
C’est seulement en comprenant leur rapport à la vie qu’on peut comprendre leur rapport au savoir, un rapport au savoir fondé essentiellement sur des processus où le je-impliqué prend une place essentielle, au détriment, sans doute, d’une expérience épistémique plus riche où les processus d’objectivation-dénomination prendraient toute leur place. Nous pouvons ainsi conclure à l’existence d’une relation effective entre position sociale et réussite-échec scolaire, à condition de ne pas la penser uniquement en négatif, sur le mode de l’écart ou de la déficience, car cette relation souligne avant tout l’interpénétration forte de ces univers corrélés que sont le rapport vécu au monde et le rapport épistémique à la vie.
Une acception écosophique du savoir
Si les enseignants s’arc-boutent si désespérément à une vision de l’apprendre centrée sur les bases et les acquis, c’est qu’ils le conçoivent principalement comme une ligne idéalement ininterrompue d’acquisitions. Que des choses s’acquièrent à l’école et que des apprentissages s’y réalisent, nul ne saurait le mettre en doute !, mais, où le raisonnement devient discutable, c’est lorsqu’on tire prétexte de ces « capitalisations » pour laisser entendre que l’apprendre s’effectue essentiellement sur ce mode-là, sur un mode cumulatif, à la manière d’un cercle vertueux où les acquis s’additionnent les uns les autres et deviennent bases pour des apprentissages ultérieurs.
Certes, le raisonnement est séduisant mais il nous laisse impuissant face à nombre de questions. En quoi nous aide-t-il à comprendre la réussite scolaire d’un jeune de milieu populaire, dont tous les indicateurs sociologiques nous annonceraient plutôt l’échec, ou à comprendre pourquoi, sur la base des mêmes acquis linguistiques, il puisse jouir de la langue et échouer avec les mots de l’école ? Un exemple proposé par Élisabeth Bautier éclaire cette problématique. Quand le cercle de l’apprendre n’est pas aussi vertueux qu’il n’y paraît… “Les enseignants [d’une classe de CM2], jugeant le niveau de leurs élèves en français très faible et accordant à ce niveau un rôle prépondérant dans les résultats scolaires, ont concentré leurs efforts sur la production de textes écrits de type récits et expression de sentiments ou d’opinions. Les résultats obtenus avec ces élèves (enfants de migrants dans leur majorité) ont dépassé les attentes : les textes présentent toutes les qualités du « beau » texte de français […], des textes de plusieurs pages, structurés, très peu fautifs, personnels, où ils savent faire passer de l’émotion […]. Mais force est de constater que ces élèves n’en deviennent pas pour autant de bons élèves; tout se passe comme s’il n’y avait aucune incidence de cet apprentissage sur les autres activités scolaires, ni même sur la communication orale” [18]. À la question : qu’est-ce qui relie entre eux tel ou tel acquis ?, qu’est-ce qui transite entre les apprentissages ? Souvent, nous sommes rendus à répondre « rien ». Il est illusoire de penser qu’un tel lien s’instaure naturellement et que s’établit alors une continuité, linéaire et cumulative, entre les différentes expériences de l’apprendre.
Les apprentissages se développent de telle façon que, parfois, entre eux, il ne se passe rien. Ils deviennent alors parfaitement inattribuables. À quoi attribuer la créativité langagière des jeunes rappeurs ?, à leur savoir linguistique ? certes, mais, alors, pourquoi cet acquis devient-il infructueux dès les murs de l’école franchis ? Des élèves de CM2 rédigent de « beaux » textes et prouvent ainsi leur maîtrise de la langue, pourtant ces compétences indiscutées restent curieusement discrètes lorsqu’il s’agit de communiquer oralement ou de discuter un énoncé mathématique. Elles ne se transfèrent pas.
Trop d’exemples se succèdent à l’encontre d’une telle vision, simplement cumulative, du savoir. Mais, dès lors que cette vision est défaite, à quoi sommes-nous renvoyés ? Comment appréhender le savoir si l’on renonce à lui attribuer un antécédent (une base) ou à le rapporter à certains préalables (des acquis) ? Comment l’appréhender si l’on se défait de toute propension cumulative ou générative ? Curieuse situation dans laquelle se trouve le chercheur lorsqu’il doit convenir qu’un savoir peut n’avoir ni antécédent ni préalable et que, d’une certaine manière, il se vit toujours en parfaite contemporanéité avec lui-même, ni en continuité d’un acquis, ni en devenir d’un autre. Les élèves écrivent de « beaux » textes. Les jeunes font vibrer la langue. Un savoir se déploie, dans une situation donnée, sans que l’on puisse le rapporter, pour l’essentiel, à un capital cognitif qui lui préexisterait. Tant il est vrai que parler, ce n’est pas simplement appliquer ou réaliser un code linguistique, et moins encore, seulement manifester un acquis lexical ou syntaxique. Tant s’en faut. Comme personne n’aura pourtant la naïveté de croire que l’émergence d’un savoir relève d’une génération spontanée, il faut pourtant lui trouver raison. Et cette raison est à rechercher dans la situation elle-même, dans le rapport qu’elle révèle et qui la détermine, dans l’expérience épistémique qui la définit.
Seule une acception résolument écosophique [19] permet de rendre compte d’un processus de cette sorte, sans base ni continuité, un processus épistémique qui prend ses dispositions en dehors de toute emprise générative ou cumulative. À la manière de Deleuze-Guattari, nous pourrions formuler les choses ainsi : le savoir n’a ni commencement ni fin, mais seulement un milieu, par lequel il pousse et se déploie. Et c’est bien par son « milieu » qu’il s’agit de l’appréhender, en relation étroite avec les rapports qui le structurent et lui donnent sens. Élisabeth Bautier emploie une formulation qui nous semble apparentée à ce que nous développons ici. Un savoir, loin de s’inscrire dans le simple prolongement d’un ensemble d’acquis et de bases, procède plutôt par agencement et cristallisation, à la manière “d’un « réseau » de corrélations ou de co-occurrences entre des éléments linguistiques et des relations au savoir, aux objets, au travail, dont la combinaison composerait une façon d’être au monde des individus” [20]. Et c’est bien de ce point de vue-là qu’il s’agit de l’interroger, à travers ses compositions et ses agencements, la co-occurrence et le développement a-parallèle de la multiplicité des facteurs qui l’affectent, par son milieu, au cœur de cette sorte de constellation.
C’est seulement de ce point de vue – un point de vue écosophique – que l’on parvient réellement à lui faire raison. Parler d’agencement, c’est reconnaître son caractère pluriel – le fait qu’il ne se réalise jamais sur un seul plan, et certainement pas sur le seul plan, cumulatif et génératif, où se manifestent les acquis. En effet, un savoir est un agencement qui articule d’une façon à chaque fois singulière différents plans, des plans en regard desquels il se réalise et fonctionne; il doit être appréhendé conjointement au plan de ses objectifs et de sa finalité, de sa justification, de ses référents et de ses schèmes, de la place et définition du sujet épistémique, et last but not least, au plan de ses antécédents et de ses acquis… et bien d’autres encore. On peut convenir que dans une situation épistémique donnée tel ou tel plan occupera une place privilégiée et qu’un agencement s’avérera plus pertinent qu’un autre mais la composition entre plans reste nécessairement ouverte.
Est-il besoin de souligner à nouveau l’importance de certains plans ?, ceux qui ont fortement sollicité notre attention dans les paragraphes précédents : le sens que l’élève donne à son apprentissage, les expériences épistémiques et les processus identitaires qui leur sont associés, la nature du rapport au savoir. Car, si le jeune est en échec avec les mots de l’école, ce n’est pas nécessairement par le fait d’une moindre aisance linguistique ou d’un maniement maladroit des structures lexicales et syntaxiques mais, souvent, par le seul fait qu’il ne se vit pas vraiment en tant que sujet, usager et producteur de ces mots. Son rapport au savoir se construit en extériorité ; il ne se “mobilisera pas lui-même pour apprendre mais attendra qu’on lui apprenne” tant il rencontre de difficultés pour se reconnaître en tant qu’auteur d’actes de langage dans l’univers des mots de l’école.
Pascal NICOLAS-LE STRAT, mars 2000
[1] Bernard Charlot, Le rapport au savoir en milieu populaire (Une recherche dans les lycées professionnels de banlieue), Anthropos, 1999, p. 245 (p. 244 pour la citation suivante).
[2] C’est ce que nous avons tenté de montrer dans “Le devenir-rap”, Futur antérieur n°29, 1995/3, p. 115 à 120.
[3] In Cosmopolitiques – Tome 7 (Pour en finir avec la tolérance), La Découverte / Les empêcheurs de penser en rond, 1997.
[4] Bernard Charlot, op. cit., p. 245.
[5] Une expression que nous prenons à Maurice Blanchot.
[6] La formule a bien sûr beaucoup à voir avec l’idée de schizo-appartenance que développe Félix Guattari.
[7] Bernard Charlot, Du rapport au savoir (Éléments pour une théorie), Anthropos, 1997, p. 22.
[8] On retrouve ici une forme de schizo-apprentissage : ces jeunes sont conjointement en échec et en réussite, en réussite car ils obtiennent le baccalauréat mais en échec car ils l’obtiennent dans une filière moins considérée.
[9] In Le sens de l’expérience scolaire, Presses Universitaires de France, 1995, p. 88 et 83 (p. 96-97, pour la suivante).
[10] Nous avons développé une critique de ces approches dans “Micro-ethnographies : l’analyse du vécu au service des experts”, Futur antérieur n°19-20, 1993/5-6, p. 51 à 63.
[11] Jean-Yves Rochex, op. cit., p. 110-111 (p. 115-116 pour la citation précédente).
[12] Il s’agit bien ici d’un processus d’ordre épistémique – le sens que l’élève donne à un savoir – et non épistémologique, qui renvoie au mode de constitution et de fonctionnement de ce savoir. Pour une distinction de ce type, cf. Bernard Charlot, Le rapport au savoir en milieu populaire, op. cit., p. 309.
[13] Bernard Charlot, Élisabeth Bautier, Jean-Yves Rochex, École et savoir dans les banlieues… et ailleurs, Armand Colin, 1992. Nous partirons de cet ouvrage pour présenter cette typologie des processus épistémiques ainsi que de ceux de Bernard Charlot, Du rapport au savoir, op. cit, et Le rapport au savoir en milieu populaire, op. cit.
[14] Bernard Charlot, Du rapport au savoir, op. cit., p. 81.
[15] École et savoir dans les banlieues…, op. cit., p. 176.
[16] Le rapport au savoir en milieu populaire, op. cit., p. 309-310.
[17] Bernard Charlot emprunte cette métaphore (puzzle, scrabble) à un lycéen.
[18] In Pratiques langagières, pratiques sociales (De la socio-linguistique à la sociologie du langage), L’Harmattan, p. 22-23.
[19] Une acception est écosophique dès lors qu’elle saisit une réalité du point de vue de son écologie propre, en fonction de tous les « dehors » qui la constituent et de tous les niveaux qui s’agencent en elle.
[20] Idem, p. 106 (p. 123 pour la suivante).