Souci de soi

Nous biographions fréquemment nos expériences de vie et d’activité, au sens où nous éprouvons le besoin de les inscrire dans une historicité personnelle. Cette « tentation biographique » caractérise la société contemporaine. Ce besoin de réinscription de nos expériences dans ce qui fait histoire et sens pour soi, à l’échelle d’une vie, vient sans doute compenser l’affaiblissement des grands « programmes institutionnels » [1] et des récits « modernisateurs », parfois émancipateurs, qui leur étaient associés : l’école et sa mission éducatrice, la médecine et sa quête d’un « mieux être »… Par exemple, le grand « programme institutionnel » de la promotion sociale, par le travail, la culture ou l’éducation, permettait de s’inscrire dans une historicité collective (sociétale), comme celle de l’émancipation de la classe ouvrière, sans nécessairement devoir faire le détour de soi par soi. De la même façon, pendant longtemps, les diplômes venaient rythmer et jalonner un parcours et lui donner sens. Aujourd’hui, cette architecture sociale des diplômes n’informe plus suffisamment les parcours de formation et les étudiants sont fréquemment invités à écrire (à inscrire) leur trajectoire dans un projet personnel (un récit de formation). La construction du sens s’est déportée, moins soutenue institutionnellement et beaucoup plus élaborée personnellement (beaucoup plus biographisée). L’individu interprète et ordonne son expérience dans un rapport plus marqué de soi à soi.

La tentation biographique et ses usages

Il est possible de discuter cette « tentation biographique » sur au moins trois plans :

Un plan directement polémologique. Que recouvre cette généralisation d’un « souci de soi », qui s’apparente bien souvent à une injonction biographique (l’injonction à se dire et à engager une écriture de soi, par exemple sous la forme d’un projet de formation ou d’un projet professionnel) ? Biographiez-vous ! Telle serait l’invitation adressée à chacun dans le temps présent. Autour de ce rapport de soi à soi, un nouveau « pouvoir d’agir » se met en mouvement sur ce terrain bien particulier des écritures du vécu et des écritures de soi. Est-ce que cette « compétence biographique » [2] est égalitairement répartie ? Comment se distribue aujourd’hui ce « capital biographique », à savoir la capacité à faire entendre sur soi un propos favorablement reçu ? Est-ce que tous les récits de vie sont pris en compte et considérés équitablement ? Nous sommes ici typiquement sur un terrain où le partage du sensible, comme le théorise Rancière (la distribution des parts et de l’absence de part, le partage entre ce qui est reconnu et ce qui est méconnu, entre ce qui est qualifié et ce qui est disqualifié, entre ce qui est entendu comme parole et ce qui est stigmatisé comme bruit) frappe politiquement durement, parfois brutalement [3]. Il convient donc de s’interroger sur l’émergence de ce nouveau rapport social, ce rapport social de production de soi [4], ce rapport social de biographisation.

Une esthétique et une politique de soi (les « techniques de soi » ainsi que les nomme Foucault). Comment procédons-nous pour entreprendre et « réussir » une écriture de soi et une mise en récit de nos expériences ? Existent-ils des récits idéaux-typiques auxquels nous pouvons recourir et qui servent de conducteurs [5] à nos biographisations ? Il est clair que la psychanalyse a rempli pour partie cette fonction et nous a proposé une très riche grammaire de soi, à travers un lexique de vie extrêmement conducteur ! Il suffit de rappeler cet extraordinaire « récit » qu’a représenté le sujet complexé. Combien nos complexes nous ont aidé à restituer notre expérience de vie ! Parmi les lexiques qui émergent dans la période présente, est apparu un fragment de récit particulièrement virulent et contagieux : la résilience. Peut-être plus intéressant, et certainement plus amusant, pour découvrir des métarécits inducteurs et conducteurs de nos biographisations, il faut certainement se rendre sur Facebook et considérer que les messages qui s’y postent relèvent effectivement d’une « technique de soi » en cours de développement. Et comme toute technique de soi, le message Facebook appelle une esthétique et une politique expérientielles, ne serait-ce que dans la reformulation du rapport à l’intime. Ces techniques de soi sont aussi à rechercher dans les projets de formation, dans les accompagnements sociaux, dans les prises en charge de santé… Au final, est-ce que la science sociale, elle aussi, nous propose aujourd’hui une esthétique et une politique de soi ? En quels termes ? Sous quelles formes ? À la lecture du journal d’Afrique de Leiris [6], on mesure à quel point les expéditions ethnographiques, au début du XXè siècle, relevaient aussi d’un souci de soi (politique et esthétique), en particulier dans le rapport au corps étranger, et à quel point elles venaient éprouver, dans la relation de soi à l’autre, une trajectoire de vie ; ces expéditions étaient certes justifiées par des motifs « scientifiques » mais aussi, pour une part, par la quête d’une « épreuve d’existence » à travers la rencontre de l’« autre »[7].

L’usage de soi. Le récit de vie (la biographisation de soi) est une écriture à l’évidence performative ; elle fait exister progressivement le sujet dans les termes où il s’énonce. Ce travail de biographisation n’est pas seulement la restitution d’une expérience réalisée, d’une trajectoire passée, il contribue à une fabrication contemporaine de soi. Ce que j’écris sur moi contribue à l’inscrire encore plus significativement dans mon existence. La représentation de soi est un inducteur et un conducteur d’existence, en raison de son caractère performatif. Le mouvement s’inverse : ce n’est plus la vie restituée dans le récit mais le récit (une intrigue, une représentation, une écriture) instituant une part d’existence. D’où le succès dans les pratiques de formation et d’accompagnement social de ces démarches par « récit de vie ».

Faire récit de soi, pour quelle utilité sociale et politique ?

Que faire « d’intéressant » avec cette compétence biographique, avec cette capacité que possède chaque individu de configurer narrativement son existence et à biographier son expérience singulière du monde ? Qu’en faire en science sociale ? En formation ? Dans une démarche clinique ? Qu’en faire sur le terrain des engagements militants et collectifs ?

a) Le récit de vie ne change pas fondamentalement la donne de l’histoire (les événements tels qu’ils sont survenus) mais peut modifier la façon de se rapporter à sa propre histoire et donc d’amender la façon dont mon histoire reste agissante en moi [8]. Les conflits du présent peuvent être investis et réfléchis différemment selon la façon dont on revisite son passé. De la même façon, des faits du passé insisteront différemment en moi selon la façon dont j’apprends à me rapporter à eux, avec plus ou moins de distance, de liberté et, finalement, d’invention (de réinvention d’une part de soi). Mais attention à ne pas devenir à soi-même son propre fardeau ! Il s’agit de provoquer un arrangement avec les réalités (d’arranger différemment les fragments et les traces de son histoire) à des fins de mieux être personnel [9]. L’objet du récit est bien de (ré)engager le rapport avec son passé (une historicité) afin que les événements qui sont survenus en soi et pour soi trouvent une place a minima supportable, et parfois bénéfique. Il suppose donc une créativité dans la manière de se situer au sein de sa propre histoire et, conséquemment, de se rapporter à soi à l’échelle du temps.

b) Dans le large paysage des savoirs (savoir formel, informel, de métier, théorique, abstrait…), le travail biographique apporte une contribution notable en développant notre savoir d’expérience, c’est-à-dire la façon (un savoir-faire) dont chacun donne sens à ses réalités de vie et fait expérience de ce qu’il vit. De ce point de vue, le récit de vie est particulièrement formateur car il éduque notre capacité à « faire expérience », au sens de tirer des enseignement de ce qui advient, et notre capacité à construire des formes propices à la restitution et à la transmission de ce qui se vit. Le récit de vie représente donc une riche éducation à l’expérience. Formuler un récit exerce (entraîne, dans la double acception du mot), encourage et stimule, notre refléxivité, à savoir notre capacité à venir en explicitation, notre capacité à élucider et décryter les réalités [10]. Dans un cadre de formation, par exemple, l’approche par le récit de vie « équipe » les apprentissages en renforçant la faculté de l’étudiant à « faire expérience » avec les situations qu’il rencontre, à les expliciter pour en « faire enseignement » et, en conséquence, à prendre conscience de ses compétences.

c) Chaque récit de vie restitue (aussi) un rapport au monde, une façon de se rapporter à autrui, une façon particulière dont la société s’inscrit en nous. Sur un plan méthodologique, la biographisation est un mode d’accès possible aux réalités sociales à travers la manière dont elles font sens et expériences pour chaque personne, saisie dans sa singularité. Cela ne veut surtout pas dire que la société est l’addition des vécus individuels, mais que, méthodologiquement, il est heuristiquement pertinent de lire la société à travers son actualisation à chaque fois spécifique en chacun de nous. Notre trajectoire donne nécessairement à lire quelque chose de la société, des rapports de genre, de classe, de race qui nous affectent et nous construisent collectivement. Par exemple, Didier Eribon, par son récit de vie, éclaire la façon dont un jeune intellectuel négocie son nouveau statut social en regard de son origine ouvrière – trajectoire « ascendante » – et son homosexualité dans une société hétéronormée – trajectoire « déviante » [11]. La culture du récit de vie, sur les terrains militant, citoyen ou professionnel, en démultipliant le jeu des histoires singulières et en diversifiant les points de vue et les modes d’accès, enrichit sensiblement la façon dont la société, dans son ensemble, fait histoire et constitue ses « archives sensibles ». De véritables « biothèques » se construisent de cette façon, sur un mode plutôt diffus, sans que, pour autant, n’existent véritablement de lieux où ces archives sont conservées et proposées à la lecture.

d) Est-ce que ce souci de soi et cette préoccupation biographique accentuent l’individualisation de notre société ? Oui, si l’on confond réflexivité sur soi et autoréalisation de soi (indépendamment d’autrui), si l’on assimile ce détour par soi avec une solitude biographique (comme si ce détour par soi finissait par nous piéger dans un rapport esseulé à nous-même), si on laisse notre capacité biographique être colonisée / instrumentalisée par des institutions en déficit de sens… Le terme récit est important car, habituellement, un récit est adressé ; il est adressé à soi, certes, mais, également et fondamentalement, à autrui. C’est la raison pour laquelle les approches par le récit de vie sont généralement de nature collective, dans un travail croisé entre participants. Le récit de vie ne se suffit pas à lui-même mais il se déploie réellement dans l’écoute et la lecture de l’autre, sous la forme d’un entrecroisement narratif profitable à tous. De ce point de vue, la recherche biographique, dès lors qu’elle se réalise en co-présence, dans un jeu de réciprocité (dans l’échange des récits) et de réversibilité (des positions entre faiseurs de récits et écouteurs de récits), est productive de collectif.

L’art de faire récit avec la vie

Vincent de Gaulejac résume clairement les écueils qui guettent l’écriture biographique : « On connaît tous les pièges de l’illusion biographique (pourquoi faudrait-il que la vie ait un sens ?), de l’illusion finaliste (la vie s’organiserait autour d’un projet, s’inscrirait dans une finalité), de l’illusion déterministe (l’homme est une larve mammifère programmée socialement), de l’illusion rétrospective (on reconstruit le passé en fonction des exigences du présent), de l’illusion narcissique (tout récit serait avant tout une question d’image) » [12]. L’écriture biographique suppose forcément une intrigue, pour faire récit et pour faire sens. Cette mise en intrigue de l’existence est exposée à toutes ces tentations que liste Vincent de Gaulejac, la tentation finaliste, rétrospective ou narcissique. Pour cheminer et prendre forme, le récit emprunte nécessairement ces différentes voies, mais ne doit pas s’y perdre. Parfois le récit, pour renforcer l’attention du lecteur sur l’influence d’une situation ou d’un événement, devra laisser libre cours à un certain déterminisme (cette situation a été déterminée par…) ; il favorisera ainsi la prise de conscience sur le rôle de certains facteurs sociaux dans l’inclinaison d’une trajectoire individuelle. À une autre occasion, il aura besoin de se rapporter au moment présent, et à ses exigences, pour faciliter la compréhension d’une évolution, pour donner sens à une succession d’événements et en comprendre les conséquences (cette situation s’explique par tel facteur ou pour telle raison). Cette mise en intrigue introduit inévitablement une distorsion par rapport à la dynamique d’un parcours de vie, évidemment plus incertaine et moins linéaire, mais cette distorsion (une influence plus marquée, une consécution volontairement accentuée, un enchaînement rendu plus évident…) est profitable à la compréhension ; elle aide le lecteur à donner sens à cette trajectoire de vie qui lui est présentée. Quant à l’illusion narcissique, nul n’échappe à une certaine idéalisation de soi, ne serait-ce que pour rééquilibrer le travail critique que l’auteur réalise sur lui-même. Cette illusion est d’autant plus active qu’en relatant son parcours de vie, chacun se constitue en auteur plus affirmé et plus conscientisé de sa propre histoire qu’il ne l’est vraiment, en laissant penser que telle ou telle situation renvoie à des orientations délibérément choisies. Son jeu d’acteur au sein de sa propre existence s’en trouve rehaussé, sans doute assez artificiellement, au risque effectivement d’une illusion narcissique et, donc, au risque de se penser plus « sujet » qu’il ne l’est.

Le récit a pour vocation de renforcer l’intelligibilité des situations et des faits rapportés, en incorporant le juste nécessaire de consécution et de finalisation, de connexion logique entre les situations et de concordance entre les faits, pour que la relation proposée reste intelligible et n’apparaisse pas comme la simple juxtaposition d’informations. « Composer l’intrigue, c’est déjà faire surgir l’intelligible de l’accidentel, l’universel du singulier, le nécessaire ou le vraisemblable de l’épisodique » [13].

Le récit autobiographique fraye des chemins de lecture parmi la multiplicité des faits et des événements qui constitue une existence. Il rapproche, raccorde, relie, périodicise,… C’est le rôle dévolu au récit que de parvenir à retenir l’attention du lecteur et à capter son intérêt [14]. L’autobiographe est d’ailleurs son premier lecteur, car lui aussi, en tout premier lieu, doit réussir à s’orienter dans la somme de faits et d’événements qui se sédimente au cours d’une vie. Il devient le premier destinataire de son propre récit car il a besoin de cette figuration et configuration minimales que permet le travail de narration – une mise en intrigue – pour tenir le fil de sa réflexion et en prolonger la compréhension et l’analyse.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, juillet 2019

[1] François DUBET, Le déclin de l’institution, Éd. du Seuil, 2002.

[2] Christine DELORY-MOMBERGER, Les histoires de vie (De l’invention de soi au projet de formation), Anthropos / Économica, 2004, p. 258. Je me suis risqué à une biographisation de ma trajectoire de chercheur sous le titre « Portrait du sociologue en militant », in Une sociologie des activités créatives-intellectuelles, Presses Universitaires de Sainte-Gemme, 2014, en libre accès au format ePub : https://pnls.fr/une-sociologie-des-activites-creatives-intellectuelles-livre-epub/.

[3] Jacques RANCIÈRE, Le partage du sensible. Esthétique et politique, La Fabrique, 2000.

[4] Abraham FRANSSEN, « L’Etat social actif et la nouvelle fabrique du sujet », in Isabelle Astier et Nicolas Duvoux, s. la dir. de, La société biographique : une injonction à vivre dignement, L’Harmattan, 2006, p. 75 à 104.

[5] Christine DELORY-MOMBERGER, La condition biographique (Essai sur le récit de soi dans la modernité avancée), Téraèdre, 2009, p. 82.

[6] Michel LEIRIS, L’Afrique fantôme, Gallimard, nvelle éd., Coll. Tel, 1988.

[7] Dans quelle mesure les sciences sociales contribuent à une esthétique et à une politique de la vie ? Cette question reste d’actualité. Voir à ce propos : Jean-Philippe BOUILLOUD, Devenir sociologue (Histoires de vie et choix théoriques), érès, 2009 et l’ouvrage collectif Itinéraires de sociologues (Histoires de vie et choix théoriques en sciences sociales), éd. L’Harmattan, 2007.

[8] Vincent de GAULEJAC, Michel LEGRAND (s. la dir.), Intervenir par le récit de vie (Entre histoire collective et histoire individuelle), éd. Érès, 2010, p. 24.

[9] Idem, p. 156.

[10] Christophe NIEWIADOMSKI, Recherche biographique et clinique narrative (Entendre et écouter le Sujet contemporain), érès, 2012, p. 56.

[11] Didier ERIBON, Retour à Reims, Fayard, 2009 ; La société comme verdict, Fayard, 2013.

[12] Vincent de GAULEJAC, « S’autoriser à penser », in Itinéraires de sociologues (suite…) – Histoires de vie et choix théoriques en sciences sociales, L’Harmattan, 2007, p. 167.

[13] Paul Ricœur, Temps et récit – 1. L’intrigue et le récit historique, Points-Essais, 1983, p. 85.

[14] Je me suis familiarisé à cette question du récit, et aux enjeux qu’il recouvre, à la lecture de l’ouvrage de Yves Citton, Mythocratie (Storytelling et imaginaire de gauche), éd. Amsterdam, 2010. Sur l’adresse du récit et le rapport aux destinataires, cf. aussi mon article « Le récit d’expérience », in Expérimentations politiques, Fulenn, 2007, p. 87 et sq. En libre accès ici : https://pnls.fr/le-recit-dexperience/.