La transmission des expériences est souvent conçue sur le mode d’une « montée en généralité », au sens où chaque collectif d’acteurs devrait parvenir à dégager – à extraire – de son expérience certaines problématiques de portée plus universelle qui pourraient, dès lors, se transmettre et se partager. Pour ma part, je me méfie de ce détour supposé obligé par le « haut » et par la verticalité à des fins de transmission et de partage. Je crains que cette démarche ne fasse violence aux expériences, qui devraient en quelque sorte extirper d’elles-mêmes une réalité généralisable et, en conséquence, laisser dans l’incommunicable une part significative, voire essentielle, de ce qui aura été développé. Ce qui me préoccupe dans ce schéma, c’est qu’à aucun moment ne sont énoncés les critères de la généralisation, à savoir les facteurs à prendre en compte pour faire la part des choses, la part entre le général et le particulier, entre le généralisable et l’irréductible singularité. Cette ligne de partage est rarement abordée en tant que telle. Et pourtant, si nous suivons les analyses de Jacques Rancière, il s’agit d’une question politique tout à fait centrale. Qui décide, et comment, de ce qui est généralisable ou non, de ce qui peut franchir les limites de l’expérience (le conçu) et de ce qui restera confiné dans le vécu, de ce qui est audible et de ce qui est maintenu silencieux ? Bien qu’ils ne soient pas énoncés précisément, ces critères politiques qui déterminent « la part et l’absence de part », pour le dire dans les termes de Rancière [1], n’en sont pas moins parfaitement opérants. Le fait de ne pas les expliciter nous expose à réitérer passivement (ou paresseusement) des critères convenus, plutôt conservateurs, considérés comme des évidences. Même si nous nous montrons vigilants, nous risquons de ne transférer que le caractère performant, utile, réussi de l’expérience, au détriment certainement de ses hésitations, de ses malentendus et du jeu toujours perturbant des affects. Au pire, dans une société où le temps et la disponibilité deviennent une ressource rare, nous serons conduit à ne communiquer que les aspects les plus facilement formalisables de l’expérience – sur le mode d’un tableau à double entrée, point positif / point négatif – en laissant de côté nombre d’aspects qui ne nous deviennent accessibles que par un effort rigoureux de formulation, d’énonciation et de mise en récit.
La question de la transmission est donc une question densément politique et particulièrement exigeante. Elle fonctionne comme un révélateur non pas tant de ce qui peut être dit et de ce qui mérite d’être tu, mais de ce que nous aurons le temps de dire et de ce que nous n’aurons pas la disponibilité de formuler. À l’encontre d’une « montée en généralité », qui fait trop souvent l’économie d’une réflexion sur les critères de généralisation, je défends l’idée d’une « montée en latéralité », à savoir la capacité des expériences singulières à se confronter les unes aux autres, à se mettre démocratiquement en risque les unes en regard des autres. Cette « montée en latéralité » – autre manière de le formuler : cette transmission transversale dans une logique de réciprocité – sollicite au moins deux capacités : d’une part, un art du récit, d’autre part, un (micro)-espace démocratique où l’expérience communiquée pourra se discuter, se délibérer. Les enjeux de transmission nous renvoient donc à la délicate question de la constitution d’une scène démocratique car une expérience ne circule pas d’un acteur à un autre, sur un mode direct et immédiat, elle se partage au sein d’un espace qui fait médiation et qui régule démocratiquement les interactions. Ce sont les conditions à réunir (un art du récit, un espace de délibération), me semble-t-il, afin que la part singulière d’une expérience trouve le chemin de son expression et qu’elle puisse « informer » d’autres pratiques, d’autres actions. Il est nécessaire que nos expériences singulières parviennent à interagir, qu’elles puissent « se mettre en risque » les unes en rapport aux autres, qu’elles réussissent à se rendre vulnérables les unes en regard des autres, à condition évidemment de respecter les conditions démocratiques de cette porosité et de cette interpellation réciproque.
Faut-il un minimum d’expériences et de valeurs en commun pour que la transversalité soit possible ?
Le « commun » ne peut pas être postulé, ni posé comme préalable, il ne peut que s’élaborer, progressivement, au fur et à mesure de l’avancée des échanges, et s’élaborer en situation, au réel des attentes et des intérêts. Si l’on devait attendre de disposer d’un cadre partagé ou d’intérêts communs avant de se risquer à rencontrer d’autres acteurs, nous serions le plus souvent maintenus dans la plus grande impuissance. Le commun se découvre en situation, dans la double acception du terme. Il se découvre car l’on fait l’effort de venir le chercher. Il se découvre car il se laisse parfois entrevoir au détour des échanges, y compris de manière inattendue. Le commun peut alors prendre la forme d’un cycle vertueux, chaque avancée en appelle d’autres… Indépendamment de situations où la dureté des rapports de pouvoir dissuade l’idée même d’un partage d’expériences, je retiens plutôt l’hypothèse que la transmission est une prise de risque et qu’elle s’engage au risque de multiples incompréhensions ou malentendus. Transmettre, c’est avant tout se risquer à transmettre et de le faire sans garantie qu’il existe préalablement un fond commun d’expériences ou de valeurs. On peut simplement espérer que ce fond commun prenne forme grâce à la dynamique de l’échange. C’est la raison pour laquelle je n’idéalise pas la question de la transmission. Parfois on a le sentiment d’avoir transmis fort peu du contenu d’une expérience et on en ressent du regret ou de la frustration. Et pourtant, ce « si peu » va quand même réussir à amorcer quelques initiatives communes ou esquisser un intérêt commun. Le plus difficile, peut-être, est d’accepter que son expérience puisse n’intéresser que partiellement d’autres acteurs et qu’elle ne soit prise en compte qu’à la marge. Mais cette transmission partielle peut néanmoins prendre une réelle portée et s’avérer tout à fait fructueuse. Qui n’a pas « souffert », parfois, lors d’une rencontre, de devoir écouter très longuement une expérience restituée dans ses détails, et de se sentir étouffé et découragé par cet amoncellement d’informations. Je n’idéalise pas la transmission car je reste sceptique face à la volonté fréquente de restitution exhaustive et « puriste ». Dès qu’il y a transmission il y a perte de contenu et de sens mais une perte qui est aussi la condition de l’échange, une perte qui est aussi la possibilité de l’appropriation, la perte qui signe aussi la liberté d’interpréter et de faire la part des choses. Quelque chose de la riche densité de l’expérience est inévitablement perdue, mais ce « lâcher prise » est nécessaire pour que l’échange puisse se développer et que l’expérience réussisse à se partager. Cette perte n’est pas un déficit.
La transmission est-elle une pratique modélisable ?
La transmission est avant tout une capacité (un empowerment) qui, comme toute capacité, s’expérimente, se cultive, se vérifie et s’évalue. La capacité à « faire récit » d’une expérience n’échappe pas à cette règle commune. Le récit se conçoit comme l’art de conter une histoire, ainsi que le désigne Benjamin Roux, et de la scénariser, en s’efforçant d’accrocher l’attention et de susciter l’intérêt [2]. Il vise, par un travail de structuration et de scénarisation, à articuler entre eux des aspects significatifs d’une expérience et de les présenter de manière « inspirante » (pour la réflexion) et « mobilisante » (pour l’action). Chaque récit fonctionne comme une sorte d’intercalaire qui se glisse entre les actions des uns et des autres et facilite le passage de l’une à l’autre. La transmission des expériences n’opère pas en surplomb, par le haut, à la manière d’un récit universalisant, mais sur un mode latéral par l’interpellation réciproque des actions entre elles, chacune introduisant à la lecture de l’autre, chacune sollicitant l’interprétation de l’autre. Nous reconnaissons alors « dans le récit des éléments qui nous sont déjà familiers ; sur la base de cette familiarité, un deuxième moment invite à l’immersion dans le monde (souvent fictionnel) au sein duquel se déroule l’histoire ; un troisième moment permet, à partir de cette immersion dans un monde qui n’est pas le nôtre, de nous confronter à des expériences inédites et d’induire ainsi la reconfiguration de nos manières habituelles d’enchaîner les faits et les actions » [3]. Le récit nous offre la possibilité d’accéder à une expérience qui nous est étrangère et de construire ainsi un regard décalé par rapport à ce qui nous est (politiquement et professionnellement) familier ; et, de la sorte, il contribue à enrichir nos biothèques personnelles et collectives, à savoir l’ensemble des expériences vécues ou reçues qui constitue nos biographies d’activité ou de militantisme. Cette capacité à faire récit relève d’un apprentissage. Dans chaque projet ou expérience devrait figurer une « petite école » mutuelle [4] au sein de laquelle les acteurs se familiariseraient à cet art du récit, au cœur d’un enjeu de transmission.
Le récit est-il le meilleur vecteur de transmission d’une expérience ?
Dans son ouvrage Mythocratie – Storytelling et imaginaire de gauche [5], Yves Citton souligne notre difficulté aujourd’hui à construire des récits porteurs d’espoir et de perspectives – des storytelling tout à la fois ressources pour des expérimentations et recours pour les luttes. La défiance qui s’est installée vis-à-vis des Grands récits (l’émancipation, l’égalité, l’autonomie…) a provoqué une certaine réserve ou réticence envers toute forme d’histoire. « Pendant que « la gauche » s’appliquait vertueusement à ne plus se raconter des histoires, une bonne partie de sa base se convertissait aux histoires simplistes mais terriblement efficaces que lui racontaient les grands maîtres des petits récits néolibéraux, néoconservateurs ou néofascistes » [6]. Cette inhibition est très forte dans le champ éducatif et social ; les équipes professionnelles n’osent plus se raconter et nous raconter de « belles histoires » : des histoires d’émancipation, de promotion sociale ou de conquête d’une autonomie. L’imaginaire est souvent bridé, en raison de l’omniprésence des discours gestionnaires. À la suite de Yves Citton, je pense pourtant qu’il est indispensable de renouer avec cette capacité à mettre en mots et en récit les espoirs et les désirs dont nos expériences et nos projets sont la manifestation. Le récit est un vecteur privilégié de la transmission car il ne dissocie jamais le vécu du conçu, le perçu du pensé… L’expérience qui est transmise, par l’entremise du récit, nous informe sur un état des savoirs propre à l’action concernée mais aussi sur les perceptions et ressentis des acteurs impliqués ; elle nous fait évidemment découvrir ce qui a été produit et réalisé. Mais le récit nous « instruit » au delà strictement de la transmission d’une connaissance. Il est souvent d’un intérêt majeur d’accéder au ressenti des acteurs et d’évaluer la qualité de leur implication, toutes choses qui permettent de mesurer les éventuelles tensions provoquées par un type d’expérience ou, autre exemple, de prendre conscience de certains facteurs très subjectifs facilitant ou inhibant le développement de l’expérience.
Quels peuvent être les apports d’un chercheur en sciences sociales dans le processus de transmission d’une expérience collective ?
Lors d’un travail en résidence avec des artistes dans le cadre d’un projet culturel, j’ai tenu un journal de recherche que j’ai mis en ligne chaque matin sur le blog du projet [7]. Chaque participant pouvait donc en prendre connaissance au fur et à mesure de son écriture. J’ai rapidement pris conscience (politiquement) que mon écriture pouvait construire progressivement une sorte d’histoire « officielle » ou accréditée du projet, dans la mesure où elle était signée par un sociologue. La seule manière d’éviter ce risque c’est de préserver la pluralité des prises de paroles et des prises d’écriture. Néanmoins, la question se pose fréquemment. Est-ce que le chercheur va produire le récit légitime dont le collectif a besoin dans ses rapports avec son environnement et ses partenaires, au risque que le collectif se laisse complètement déposséder de son propre pouvoir d’énonciation et de transmission ? Ce n’est pas le rôle du chercheur même si son écrit est doté d’une forte capacité de légitimation. Pour moi, l’écrit de recherche constitue un des récits (un parmi les autres) actifs dans l’expérience, un des récits qui restituera une part de « vérité » de l’expérience, mais simplement une part, ni plus pertinente, ni plus accréditée qu’une autre. Pour contrecarrer cette prise de pouvoir de l’énoncé sociologique – qui opère souvent indépendamment de la volonté du chercheur car elle est fortement induite par les rapports de savoir inégalitaires propres à notre société –, il convient de cultiver la pluralité des récits et de rester vigilant à ce que l’un ne se mette pas en position de domination : que ce soit le récit de l’artiste, lors d’une démarche de co-création, qui peut opérer au détriment de la parole des personnes associées ou, encore, les mots du porteur du projet fortement sollicités par les partenaires administratifs car, peut-être, les plus compatibles avec l’imaginaire institutionnel. J’insiste sur le fait qu’une recherche intègre une dimension de récit ; le chercheur quand il restitue des observations et des entretiens compose nécessairement une intrigue, une intrigue spécifique, une intrigue interprétative ou explicative. Pouvoir dire : « telle réalité peut s’interpréter de telle ou telle façon » n’est rien d’autre qu’une forme de mise en intrigue à vocation de savoir et de connaissance. Cette mise en récit sociologique de l’expérience peut avoir son intérêt, à condition que les acteurs concernés le désirent et en voient l’utilité, à condition aussi que ce récit d’un type bien particulier ne vienne pas étouffer les autres au motif que la société lui reconnaît une plus grande légitimité. Pour ma part, quand je produis de la connaissance à propos d’une expérience, j’ai pleinement conscience d’en faire (aussi) le récit et d’en fabriquer (aussi) l’histoire. Comme toute prise de pouvoir – et celle-ci en est bien une – elle doit être sans cesse rééquilibrée par d’autres modes de récit et de fabrication de l’histoire (y compris sur d’autres supports, visuels, sonores, plastiques…). Il serait tout à fait dommageable que le récit sociologique s’érige en histoire « officialisée » du projet ou de l’expérience. L’histoire de l’expérience s’écrirait alors du point de vue d’un dominant, en l’occurrence du chercheur ; mais le raisonnement est similaire concernant le récit de l’artiste dans le cadre d’une co-création ou le récit du porteur du projet dans le cadre d’une négociation partenariale, ou encore celui de l’enseignant à l’occasion d’une action éducative. L’exigence démocratique se pose aussi à cet endroit particulier, avec le souci de préserver la pluralité des récits et d’éviter que l’histoire ne se fabrique systématiquement du point de vue d’une autorité « légitime » (porteur de projet, enseignant, artiste ou encore chercheur).
La transmission est-elle une question de savoir ?
La transmission est avant tout une question d’empowerment, à savoir la (relative) maîtrise d’une capacité et la (relative) légitimité à l’exercer. Ces deux aspects sont indissociables. Combien de fois ai-je entendu des personnes me dire : « je ne sais pas faire » alors qu’elles étaient avant tout en souci de légitimité à faire. La capacité de transmettre suppose une double vigilance : à la fois une vigilance sur les conditions socio-politiques de l’énonciation afin d’assurer la pluralité des prises de parole et des récits ; à la fois une vigilance sur les dispositions « méthodologiques » (qui relève aussi d’une « méthode politique ») retenues par le collectif afin de préserver une réelle disponibilité d’écoute, à savoir notre capacité à accueillir ce que l’expérience nous dit par son récit. Souvent, je me rends compte dans la vie des collectifs que les personnes sont insuffisamment attentives aux situations d’échange. Dans quelles dispositions nous trouvons-nous ? Quelle est notre disponibilité d’écoute ? Quelles sont les dispositions prises, en termes de dispositifs et de protocoles d’échange, pour faciliter la transmission et réguler la discussion ? Les enjeux du « care » (prendre soin, marquer de l’attention, favoriser la reconnaissance) s’appliquent aussi à nos collectifs [8]. Je ne crois pas qu’il faille posséder un savoir particulier pour transmettre et partager, par contre il faut disposer de conditions propices, et ces conditions, il convient de les imaginer collectivement. Pour les collectifs, la question pourrait bien se poser plus en termes d’imagination [9] que, strictement, en termes de savoirs mobilisables.
Pascal NICOLAS-LE STRAT, juillet 2019
[1] In Le partage du sensible (esthétique et politique), éd. La Fabrique, 2000.
[2] Benjamin Roux, L’art de conter nos expériences collectives (Faire récit à l’heure du storytelling), Éditions du commun, 2018.
[3] Christine Delory-Momberger et Rémi Hess, Le sens de l’histoire – Moments d’une biographie, Economica, 2001, p. 16.
[4] Anne Querrien, L’école mutuelle. Une pédagogie trop efficace ?, Les empêcheurs de penser en rond, 2005. Voir à ce propos l’entrée de mon almanach en ligne consacrée à cette notion : https://pnls.fr/ecole-mutuelle/.
[5] Édition Amsterdam, 2010.
[6] Idem, p. 68.
[7] Ce journal a été repris dans mon livre Fabrique de sociologie (Chroniques d’une activité, novembre 2009 / février 2011), Fulenn, 2011. En libre accès au format ePub : https://pnls.fr/fabrique-de-sociologie-chroniques-dune-activite-novembre-2009-fevrier-2011-livre-epub/.
[8] Pascale Molinier, Le travail du care, La Dispute, 2013.
[9] Cornélius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Le Seuil, 1975.