Un art rendu à sa multitude

Dans un précédent ouvrage, Une sociologie du travail artistique, nous interrogions le travail artistique dans son déroulement ordinaire et nous constations à quel point il déborde largement les lieux dans lesquels historiquement il s’inscrivait (les lieux de l’exposition et de la représentation) ainsi que les corpus esthétiques et théoriques qui longtemps le définirent. Ce débordement nous semblait empêcher que l’on puisse aujourd’hui lui assigner un temps et un espace propres. C’est pour qualifier ce processus d’élargissement indéfini que nous avions sous-titré notre ouvrage « artistes et créativité diffuse ».

Une indéfectible disposition à faire art

Comment caractériser l’art à une époque où les avant-gardes esthétiques et politiques paraissent avoir expérimenté toutes les ouvertures et toutes les transgressions ? Un énième débordement, une énième transgression, qu’est-ce qui peut encore les motiver, les justifier ? Quels peuvent être les derniers attendus d’une pratique qui ne parvient plus à se rassembler, ni dans une théorisation ni dans un monde spécifique, serait-il un « monde de l’art » ? La difficulté demeure et un simple changement de dénomination – art diffus – serait loin de suffire pour la désamorcer. Si nous devions accorder à ce mot-image une quelconque qualité ce pourrait bien être celle-ci, qu’elle évoque une pratique qui se maintient comme un tout (quoiqu’il advienne, il s’agit bien d’art) sans parvenir à totaliser toutes ses composantes. Comment le pourrait-elle dès lors qu’elle a institué l’extensif et l’associatif (le diffus) comme le régime ordinaire de son développement ? De nouvelles expériences s’associent à d’autres sans qu’il soit possible de disqualifier certaines au bénéfice d’autres. À la suite de nombreux observateurs, il est loisible de souligner que l’art est effectivement indiscernable et que tout art est également et indifféremment de l’art [1]. Là réside sa puissance, sa puissance d’association (et… et…). Il intègre en permanence de nouvelles expériences (sa multiplicité) et de nouvelles formes (sa pluralité) car aucun argument ne saurait les invalider définitivement et les maintenir au-dehors, en dehors du corpus artistique.

Comment penser alors cette pratique qui fonctionne comme un tout (l’art) sans jamais se totaliser (l’art diffus) ? Comment l’appréhender, elle qui ne possède plus de dehors (tout peut faire art ou, selon la formulation de Nelson Goodman, tout peut fonctionner comme art) mais qui sollicite en permanence ses dehors (une énième transgression, un énième débordement) ?

L’art est un extraordinaire annexeur de formes, de situations, d’ambiances. Si nous devions le renvoyer à sa dernière « vérité », elle serait de cet ordre, l’art rendu à sa pure faculté, une « simple » puissance – une irrépressible propension à s’approprier et à intercéder, à s’approprier n’importe quoi et à intercéder avec n’importe qui. “Avec les Casseurs de pierres Courbet faisait entrer n’importe qui sur la scène picturale et la Botte d’asperges de Manet sonna l’entrée en scène du n’importe quoi en peinture. Après tout, l’histoire est courte, et bien connue, qui va des Casseurs de pierres au readymade, de Courbet à Duchamp, du n’importe quoi représenté au n’importe quoi tout court” [2]. Dès lors que l’histoire l’a confronté à cette insondable expérience du quelconque, c’est bien de ce point de vue-là qu’il doit dorénavant être interrogé, en tant que potentialité indéfinie (n’importe quoi fait art). Et à cet encan-là, force est de constater que l’art contrevient nécessairement à ses propres réalisations, qu’il les excède toutes et les déborde sitôt que créées. Il se tient au-delà de tout énoncé spécifique. C’est une pure disposition, la disposition que possède l’art de faire art. Il nous semble que les avant-gardes, à force de transgressions et de débordements, l’ont conduit à cette conscience extrême de soi et l’ont ainsi confronté à cet exercice épuré de lui-même. Indexé à n’importe quelle situation, à l’œuvre avec n’importe qui, fonctionnant avec n’importe quoi, faut-il voir dans ce constat la situation d’un art qui s’exerce essentiellement en tant que pouvoir adamique de créer ?

Que nous livre cette expérience de la création ?, si ce n’est l’art en tant que faculté, celle de fonctionner comme art, indépendamment d’une forme ou d’un contexte donnés. Il n’est plus réductible à quelque chose – une forme, une matière, une exécution – ni motivé en vue de quelque chose, le beau ou le sacré. Il s’agit donc d’entendre ce qu’il dit de lui-même à travers la formidable multiplicité de ses manifestations, avant tout qu’il est susceptible de fonctionner comme art, qu’il est art, également et indifféremment. Une faculté. Une indéfectible disposition [3].

Chaque auteur possède une manière bien personnelle pour exprimer cette fulgurance de possibles. Arthur Danto [4] relève que toute création a sa place légitime car il n’existe aucun critère a priori qui permettrait de définir l’aspect qu’elle devrait revêtir ni aucun récit qui la contraindrait à une certaine forme ou à un type d’exécution. Aucune qualité particulière n’est requise, ni dans son style, ni même dans son apparence. Une œuvre peut prendre l’aspect de n’importe quoi. Tout est possible et c’est de cette surabondance radicale que Danto tire les principaux motifs de sa philosophie. De cette absence de contraintes et de limites, de cette disparité vertigineuse, il en conclut à l’impossibilité dorénavant d’énoncer la manière d’être particulière à laquelle une œuvre devrait se conformer pour être admise comme œuvre. L’art est indiscernable. Cela ne lui sera plus enlevé. Il est libre de toute apparence. Les avant-gardes artistiques et politiques l’ont trop longtemps fait « fonctionner » à l’encontre des qualités qui lui étaient assignées pour que cette disponibilité puisse lui être refusée aujourd’hui. Puisque dans son moment présent, et sur son apparence visuelle, il devient indiscernable, Arthur Danto en vient alors à formuler cette question qui devient la question dirimante de sa philosophie : “Quelle est la différence entre une œuvre d’art et un objet qui n’est pas une œuvre d’art dès lors qu’il n’y a pas de différence perceptuelle intéressante entre les deux ?”. La meilleure illustration de cette problématique déroutante, il la découvre dans l’œuvre d’Andy Warhol Boîte Brillo qui entretient à l’envi cette ambivalence visuelle et perceptuelle, au point où l’objet qui n’est pas une œuvre ne se distingue plus de l’objet qui devient une œuvre.

Il n’est donc plus indispensable que l’objet accède à une expression particulière pour se mettre à fonctionner comme art, il peut y prétendre sans se défausser de son apparat ordinaire et sans altérer sa conformation visuelle et sensible. Il devient art dans une parfaite identité à lui-même, sans altération ni supplément de forme. Boîte Brillo fonctionne comme œuvre, également et indifféremment. Autant dire alors que la raison de l’art a déserté ce type de préoccupations, au moins dans ses justifications principales, et qu’elle se manifeste sur un autre plan et relève d’autres ressorts conceptuels.

Un art évidé

Allons sans tarder au dénouement de ce raisonnement. Ce que nous lèguent les avant-gardes, c’est un art évidé, rendu hors de sa condition artistique, en tout cas hors d’une condition artistique qui lui est dévolue historiquement. C’est une pratique qui s’est confrontée à toutes ses limites et qui a fait l’expérience qu’elles pouvaient toutes céder, jusqu’au moment où elle fait une avec la multitude sensible et visuelle et devient finalement indiscernable. De cet art évidé, que reste-t-il ? Une formidable faculté de faire œuvre et de mettre à fonctionner n’importe quoi comme œuvre. Car il faut bien l’admettre, l’art, au long de ce processus d’évidement, jalonné par le foisonnement des provocations et des transgressions « avant-gardistes », ne s’est pas appauvri, bien au contraire.

À l’inverse de ce que le mot pourrait suggérer, cet exode de l’art hors de son idéal artistique signe une vitalité et une productivité à proprement parler hors du commun. S’il a pris congé de ses conditions d’appartenance artistique (visuelle, perceptive, sensible…), ce congé est fondateur; il détermine à chaque fois de nouvelles opportunités de faire œuvre, une autre libéralité dans la manière de créer. Car, en l’occurrence, il s’agit bien d’une « sortie de scène » qui recompose la scène, d’une auto-dissolution qui réamorce le mouvement et redynamise le processus. Lorsque l’art prend ainsi congé de lui-même, lorsqu’il s’évide, c’est à la manière de Samuel Beckett qui se proposait de dépeupler les corps et les situations pour mieux les refonder, serait-ce sur un mode chaotique [5]. Et, n’en déplaise aux commentateurs soucieux du bel art, si prompts à lire le déclin lorsqu’ils découvrent le nouveau, cet évidement est bel et bien une promesse.

Les termes sont abrupts, parfois arrogants – évider, auto-dissoudre, dépeupler – pourtant ils soulignent seulement la réalité d’une pratique qui ne peut plus s’immobiliser dans une forme donnée, qui ne s’y laisse plus retenir. C’est une pratique qui existe et se vit sur le mode de l’exode, en tant que capacité à transcender n’importe quel contexte d’expérience, pour s’établir partout où elle n’est pas attendue, dans les étendues désertiques à la manière du land art ou dans la banalité de l’objet manufacturé ou l’évidence du lieu commun, selon la thématique du Pop Art. Une pratique qui existe et se vit en tant que multitude.

Nous pourrions seulement insister sur cette formidable libéralité et en tirer un vrai motif de satisfaction, pour la liberté qu’elle octroie à l’artiste dans la disposition des formes, et nous satisfaire d’une histoire qui voit les frontières progressivement défaites, au point où n’existent plus guère d’obstacles à la création, et sûrement plus cet obstacle que Bertolt Brecht appelait l’intimidation par le classicisme [6]. Les derniers prédicats esthétiques ont été levés pour laisser place à une exubérance de formes et de motifs. Comme nous l’indiquions, l’artiste, aujourd’hui, rencontre un art qui fonctionne également et indifféremment, quels que soient les moments, les contextes, les situations – mais un art aussi qui semble avoir déjà énoncé l’essentiel en manifestant son indéfectible disposition à faire œuvre. Comment cet art pourrait-il encore s’éprouver ? Par un énième débordement ? Une énième subversion ? Sur le corps lui-même, en tant qu’ultime scène où il soit possible d’éprouver des limites et mettre en risque sa pratique (le body art)? Grâce aux technologies du virtuel qui ouvrent de nouvelles perspectives à la création et, par là même, déterminent des limites qui appelleront leur transgression, des formes dont l’existence seule justifiera qu’elles soient débordées ? Ainsi, le mouvement peut se poursuivre, sur un mode intensif ou extensif, dans une mise à l’épreuve de soi ou dans sa mise en abîme, en regard du corps ou du virtuel.

Mais le risque existe que l’art ne puisse plus s’éprouver que dans cette indéfectible disposition à faire œuvre et qu’il y trouve sa dernière justification. Qu’est-ce qui pourrait motiver une œuvre ?, rien d’autre que l’opportunité qu’elle offre de mettre à l’épreuve cette indéfectible disposition, ou pour le dire avec d’autres mots, la possibilité qu’elle accorde d’expérimenter cette faculté, de la sentir et de la vivre, de l’expérimenter inlassablement. En somme, la pratique artistique se bornerait à provoquer un énième débordement ou une énième transgression dans le seul but de renouer avec sa situation première et de manifester encore et toujours que quelque chose est susceptible de fonctionner comme œuvre. Et ce quelque chose étant, par définition, inépuisable, l’expérience peut se renouveler sans limite. C’est effectivement là que nous situons notre critique, à l’encontre d’un art qui se complairait dans cette mise à l’épreuve de lui-même et dont les réalisations n’auraient d’autres justifications que d’éprouver leur faculté de faire œuvre.

Car le risque est réel qu’il se réduise à cette triste réalité de n’être que le spectateur de son propre pouvoir-être, selon les termes dont use Paolo Virno. Peut-on se suffire de constater avec Arthur Danto que “La structure du monde de l’art semble avoir pour fonction, non pas de recréer l’art, mais de créer de l’art dans le but explicite de connaître philosophiquement ce qu’est l’art” [7]. Une pratique peut-elle se justifier uniquement par le souci de se connaître elle-même, de s’éprouver philosophiquement ou sociologiquement, en se maintenant ainsi en position de commentaire vis-à-vis d’elle-même ? On peut à bon droit se demander quel sens prendrait une création qui ne serait motivée que par cette seule satisfaction : qu’elle est en capacité de se réaliser et qu’elle fonctionnera effectivement comme œuvre, reçue comme telle et admise, sociologiquement et philosophiquement, en ces termes.

Un rapport actif à l’extériorité

Notre perspective sera autre. Que l’expérience actuelle de l’art soit effectivement celle-ci, celle d’une indéfectible disposition à faire œuvre (une multitude), à l’encontre de toutes les conditions ou les limites qui pourraient lui être opposées, nous l’admettons, mais qu’à cause de cela l’art ne doive plus avoir d’autre visée que d’éprouver cette faculté, voilà un seuil que nous n’acceptons pas si facilement de franchir. Si cette indéfectible disposition nous séduit, ce n’est pas pour le monologue élogieux qu’elle tiendrait sur elle-même – Voyez, c’est de l’art qui se fabrique !– mais pour son « rendement propre », ce que, par un détournement de mot, nous pourrions nommer son « vitalisme », pour le fait qu’elle ne puisse ni s’immobiliser dans une forme ni se satisfaire d’une réalisation; elle nous intéresse à cause du déplacement qu’elle implique, pour ce mouvement d’extériorisation qu’elle relance inlassablement dans le dessein de nous ouvrir à notre propre discontinuité et de nous confronter à ce dehors – ce dehors qui déconstruit nécessairement l’expérience à laquelle notre sensibilité ou notre perception nous destinent habituellement. Si elle nous séduit, c’est bien pour cela, parce qu’elle nous engage dans un rapport actif à l’extériorité, ce que nous convenons de nommer un exode, à vrai dire la découverte de l’exilé que nous sommes.

Comme souvent, c’est en squattant les mots de certains auteurs que nous rencontrons le mieux notre pensée. Comment parler de cet exode dans lequel l’art nous implique ? Avec quels mots exprimer cette expérience intime qui n’est pas seulement une rupture mais déjà une re-constitution. Maurice Blanchot pourrait évoquer le surgissement d’une « présence séparée » [8], l’étrangeté qui émerge en nous, non comme une séparation ou une distance, mais plutôt comme une interruption qui suspend notre expérience sensible (perceptive, intellectuelle…) pour la restaurer ailleurs.

Giorgio Agamben, lui aussi, ferait sans doute écho à cette interruption qui accomplit le mouvement de l’exode et nous fait découvrir l’exilé que nous sommes. Une interruption substantielle. Il le formulerait avec d’autres mots. Lorsqu’il évoque l’espace politique, il le désire « troué » et « altéré » de façon à ce qu’il ne coïncide avec aucun territoire, afin que le citoyen ne s’identifie à aucune appartenance nationalitaire ou ethnique, pour qu’il soit à proprement parler inassimilable. “La survivance politique des hommes n’est pensable que sur une terre où les espaces auront été ainsi « troués » et topologiquement déformés, et où le citoyen aura su reconnaître le réfugié qu’il est lui-même” [9]. Un idéal commun réunit l’art et la politique – une propension partagée – où se joue effectivement quelque chose de la survivance, à travers la faculté de défaire les identifications et les appartenances mortifères, de les déborder et de les transgresser. Celles que nous qualifions de mortifères, ce sont toutes ces formes (politiques, urbaines, sensibles, perceptives, intellectuelles) qui prétendent retenir notre existence, la contenir définitivement, l’enfermer…, toutes ces certitudes que rien ne paraît déranger. Que leur opposer ? : d’autres territoires d’existence, en fait ce dans quoi justement l’art et la politique pourraient nous introduire, à savoir l’expérience de l’exode, une interruption substantielle qui décourage les appartenances trop exclusives ou encore une altération topologique qui empêche les temps et les espaces de vie de coïncider trop étroitement. Voilà effectivement ce à quoi une multitude politique et artistique pourrait nous faire accéder, à une présence séparée, à cet élément de distance qui s’introduit en nous-mêmes.

« Interrompre », « trouer », altérer : les mots partagent la même force pour un mouvement qui leur est commun. C’est un mouvement que nous considérons être celui d’un art rendu à sa multitude, d’un art qui fait surgir le novum (une transgression, un débordement), non pour la satisfaction d’y parvenir (sa faculté), mais pour l’interruption qu’il provoque et pour l’étrangeté (l’exode) qui, ainsi, se déploie en chacun.

Le déploiement d’une multitude artistique [10]

L’erreur serait grossière qui nous conduirait à penser que la « faculté indéfectible de faire art » s’apparenterait à l’arrivée à maturité d’une disposition-de-toujours, d’une sorte d’essence déjà donnée qui s’actualiserait progressivement, immanquablement, dans la succession historique des styles et des esthétiques, comme si nous assimilions ce processus au dévoilement d’une qualité déjà constituée, et qui souffrirait simplement d’une insuffisance de développement, ou d’une potentialité acquise de tout temps mais dont l’effectuation serait restée entravée. À l’encontre de cette vision « essentialiste », trop exclusivement centrée sur l’idée du dépliement (une faculté qui se déplierait comme le feraient les pages d’un livre déjà écrit), nous adoptons résolument une approche « constituante » d’un art qui, à nos yeux, se déploie en tant que faculté indéfectible, sur un registre essentiellement socio-politique, sous la double pression des mouvements avant-gardistes, qui contribuent à déborder les corpus, et de la généralisation du travail immatériel dans le capitalisme post-fordiste, qui démultiplie les occasions de créer [11] – le déploiement d’un art qui se met à fonctionner en tant que multitude (i.e. en tant que faculté indéfectible), à la fois sur un mode intensif, à la mesure de la pluralité des formes dont il s’autorise, et sur un mode extensif en regard de la multiplicité des pratiques de création qui accompagne les formes contemporaines d’intellectualité et de créativité diffuses.

Cette multitude est une multitude riche, comme la qualifie Toni Negri, c’est une faculté dont la puissance n’a d’égal que la multiplicité des pratiques et la pluralité des formes qui la constituent historiquement. Une faculté qui ne se laisse pas intimider. Une multitude intempestive.

Comment pourrait-elle être contredite, muselée, entravée, elle qui paraît sans limite ? Elle qui a su intégrer au corpus artistique l’essentiel des formes, des ambiances et des tonalités de vie, même celles qui longtemps furent maintenues dans l’ordre subalterne des cultures populaires ou des curiosités ethnologiques. Faut-il en appeler encore à Dubuffet et à son « invention » de l’art brut pour le montrer ? Comment cette puissance pourrait-elle être défaite depuis que l’art est parvenu à s’incarner de toute part, partout où s’agencent des singularités de vie, des significations ou des sensibilités ? Faut-il décliner la diversité des lieux, des terrains, des supports, des surfaces, des technologies… Un manuel d’histoire de l’art n’y suffirait pas. Si elle devait être contredite et défaite, ce ne pourrait être que de manière systématique et disséminée, féroce. Comment contredire une faculté qui a fait du plus grand nombre le registre normal de son activité ? Comment défaire une pratique qui est susceptible d’assimiler n’importe quelle pratique et ne s’interrompre dans aucune ? Comment s’opposer à elle sinon s’opposer à une société dans son ensemble ? Comment réprimer ce qui n’est plus discernable, dont on ne peut connaître a priori ni la forme, ni la présence ? La répression devrait se montrer aussi mobile qu’elle, aussi disséminée, aussi diffuse. Elle ne pourrait être que féroce.

Mais un danger d’une autre sorte nous semble se lover au cœur même de cette pratique rendue à sa multitude et qui, dès lors, paraît avoir déjà tout dit, tout énoncé – une pratique qui aurait donc vécu l’essentiel et ne se destinerait plus qu’à des œuvres de reprise ou de prolongement. Comment pourrait-elle se maintenir dans une filiation avant-gardiste alors qu’elle a déjà expérimenté chaque transgression, chaque débordement ? Ce risque est bien inhérent à la multitude elle-même, lui appartient en propre, intimement ; c’est un risque qui lui est à ce point consubstantiel qu’il ne peut lui être soustrait et chaque créateur y est confronté, personnellement, intimement, dans l’expression singulière de son art. C’est un sentiment diffus que partagent nombre de créateurs d’aujourd’hui et qui les incline à penser que ce qu’ils créent l’a déjà été, qu’il a d’ores et déjà été expérimenté et qu’à cause de cela, ils se maintiennent toujours en arrière de soi, certains de ne pouvoir créer et contribuer qu’à la marge, que dans la proximité des choses acquises. Et s’ils ne le ressentent pas ainsi, il adviendra bien un moment où un critique d’art viendra leur rappeler de qui ils s’inspirent et à qui ils sont redevables. Cette expérience est redoutable car elle instille progressivement un sentiment d’impuissance. Quelle contribution un artiste peut-il apporter à un art qui est produit désormais à une échelle massifiée ? Comment persister dans son art si le sentiment s’impose que les avant-gardes ont déjà formulé toutes les ouvertures ? L’art ne trouve-t-il sa raison et sa motivation que dans une époque révolue, dans la nostalgie des avant-gardes [12], comme si la création ne procédait plus qu’à travers le souvenir de sa propre dissidence ?

Une énième transgression, un énième débordement. Le cycle jamais interrompu des ruptures déjà acquises. Que reste-t-il réellement à transgresser ? Peut-être les transgressions elles-mêmes à travers leur redite et leur banalisation. Peut-être les prédécesseurs justement (l’attrait du re-commencement) comme le permet un jeu ironique de la citation, ainsi que le montre Jean-Pierre Keller lorsqu’il présente l’œuvre d’un artiste pour qui tout arrive pour la seconde fois (l’art sur l’art, la re-citation…) ou celui d’un autre, principalement préoccupé par la re-vision de l’œuvre réalisée.

Une curieuse impression de déjà-vu

L’art rendu à sa multitude est un art qui se confronte à l’épreuve déconcertante du déjà-vu, à l’instar d’une réalité qui semble toujours subsister alors qu’elle est pourtant passée, qui se maintient ainsi, rivée à elle-même, certaine de n’être jamais complètement dépassée ni modifiée. Une réalité déjà vue. La réalité du déjà-vu. L’acte de création se heurte à cette disposition troublante, caractéristique d’une société massifiée et productiviste, où la réalité vient sans cesse s’abolir dans ce qui a déjà été produit : que ce soit l’objet sans cesse reproduit, le sentiment trop souvent partagé, ou encore la forme, visuelle ou sonore, si fréquemment rencontrée qu’elle peine à susciter encore une attente, un désir. Des embarras de même ordre pourraient être rapportés pour l’ensemble des champs de la production sociale, pour le champ intellectuel comme pour le champ politique, qui, à leur façon, se confrontent, eux aussi, à ces formes de continuations répétitives. À bien des égards, cette expérience du déjà-vu est une expérience émolliente en raison de la propension à l’engourdissement ou à l’inertie qu’elle introduit dans les différentes pratiques de création, artistique, intellectuelle ou politique. Car, comme le souligne Paolo Virno, “Le sentiment lié au déjà vu est typique de celui qui se regarde vivre. Apathie, fatalisme, indifférence à l’égard d’un devenir qui semble prescrit jusque dans ses moindres détails. Dans la mesure où le présent se montre sous les traits d’un passé irrévocable, on renonce à intervenir sur son cours […]. On devient spectateur de ses propres actions, comme si elles appartenaient désormais à une vieille copie que l’on repasserait sans cesse” [13]. Ce trouble est perceptible dans les recherches visuelles ou sonores de nombreux artistes qui flirtent avec le déjà-vu, qui s’efforce de l’amadouer, de l’apprivoiser, faute de parvenir réellement à conjurer cette propension palimpsestique à lire le déjà sous l’aspect du nouveau.

Peut-être certains parviendront-ils à déjouer cette propension, sur un mode ironique, ou encore à la manière provocatrice de celui qui s’engouffre dans le déjà-vu pour le re-produire à l’infini. Certainement de très beaux motifs esthétiques sortiront de ces jeux d’attirance / répulsion de l’artiste envers l’immensité du déjà créé. Il n’y a pas à douter que là comme ailleurs, l’art parviendra à fonctionner également et indifféremment, en œuvrant avec le déjà-vu comme il réussit à le faire avec d’autres dispositions d’existence, le commun ou le virtuel, ou encore le donné brut.

Sans méconnaître la portée critique de l’ironie ou de la provocation, et sans sous-estimer la capacité de l’artiste à déjouer, dans l’exercice singulier de son art, les risques d’impuissance ou de fatalisme que distille une création devenue masse, c’est à un rapport critique d’une autre sorte auquel nous nous proposons de réfléchir, un rapport qui parviendrait à se maintenir, actif et offensif, dans la perspective ouverte par cette multitude, à son échelle (de masse). Il nous semble fondamental que le rapport critique soit appréhendé dans son double mouvement, un mouvement d’antagonisme, en confrontation avec l’état présent de la société, mais aussi dans un mouvement en adéquation avec elle, en prise sur elle. C’est ainsi que la critique se montrera incisive parce qu’elle saura contredire une société là même où elle se détermine et la saisir au cœur de ses enjeux. Là réside la puissance d’une critique qui se rend contemporaine d’une époque à l’égal de la confrontation qu’elle engage avec elle.

C’est bien à ce type de défi auquel se trouve confronté celui qui relève la question de la multitude, qui la relève frontalement, intimement, de l’intérieur des processus qu’elle inaugure. Autant dire que notre critique se défie autant d’une inclination réactionnaire, qui se plairait à redécouvrir le discours du « beau » ou du « sacré » que les avant-gardes ont pourtant définitivement liquidé, que d’un certain penchant nostalgique qui maintient l’art dans une époque qui est bel et bien révolue, celle des manifestes avant-gardistes [15] où il existait encore des frontières à faire tomber et des corpus à transgresser.

Les agencements de création, les dispositions à faire œuvre

Notre critique est celle d’un temps présent qu’il ne suffit pas de qualifier en terme de nombre, même si effectivement l’activité artistique est devenue masse et les travailleurs créatifs-intellectuels de plus en plus nombreux, pas plus qu’il ne suffit d’évoquer sa pluralité et sa multiplicité, bien que cette hyper-productivité marque fondamentalement sa phénoménologie. En fait, pour paraphraser Toni Negri [15], nous dirions qu’il existe aujourd’hui une multitude d’instruments de création (de pratiques, de formes, de concepts, de sensibilités…) qui ont été intériorisés par les sujets, qui s’incarnent en eux. C’est effectivement cet agencement de la multitude qui nous intéresse fondamentalement, un agencement nécessairement collectif qui ne saurait donc se réduire à l’expression singulière de l’artiste. C’est ce processus de déploiement, à une échelle de masse, des sensibilités, des pratiques et des formes esthétiques, qui constitue l’horizon de notre critique.

Levons immédiatement une ambiguïté. Il n’est pas question ici de discourir à propos d’une aspiration, profondément émancipatrice, qui a traversé l’idéologie de nombreuses avant-gardes en posant comme acte libérateur le fait que l’art devienne l’affaire de chacun (que n’importe qui devienne artiste) ou à propos de la démocratisation culturelle qui a alimenté longtemps la politique de l’État social en considérant que l’art devait être l’affaire de tous (que n’importe qui accède à une pratique culturelle). Ces problématiques sont trop centrées sur l’individualité des sujets, que ces sujets soient individuels ou collectifs, pour retenir réellement notre intérêt. Ce qui nous préoccupe appartient plutôt au registre du « n’importe quoi », du n’importe quoi qui se met à fonctionner comme art : à savoir cette multiplicité d’agencements qui forment l’art aujourd’hui, cette diversité des « dispositions » à faire œuvre, certaines plutôt dans l’ordre de la matérialité et de l’objectivité (des lieux, des dispositifs, des techniques…) d’autres plus aléatoires (des ambiances, des interactions avec le public, des situations…). Le glissement est notable, qui délaisse une interrogation centrée sur le sujet-qui-crée pour se préoccuper des multiples composantes (dispositions) qui constituent les agencements-de-création. Le curseur théorique se positionne effectivement d’une toute autre façon. L’interrogation doit-elle concerner en premier lieu l’artiste dans la conduite singulière de son art ainsi que les processus qu’il engage et qui l’engagent ? Doit-elle se centrer sur les interactions que l’art noue avec son public en s’intéressant à l’œuvre et à sa réception ? Pour nous, au contraire, la question décisive est principalement celle des agencements de création [16] que rien ne peut réduire à la seule expression idiosyncratique de l’artiste, ni ramener uniquement à un jeu d’interactions entre sujets, artistes et publics.

La multitude, c’est effectivement une puissance d’agencement, une puissance qui ne se laisse retenir ni dans une philosophie du sujet ni dans une sociologie interactionniste.

Il s’agit donc d’interroger la constitution publique, immédiatement et nécessairement socialisée, d’une activité (d’une subjectivité) de création qui outrepasse invariablement l’intention singulière de l’artiste et échappe également à la seule réception du public. C’est une activité devenue « publique » non pas parce qu’elle se disposerait mieux en regard de son public mais parce qu’elle assimile de plus en plus de composantes au caractère « public » indéniable (c’est-à-dire des composantes disponibles à tous, comme nous le dirions d’une œuvre tombée dans le domaine public). Faut-il encore nommer ces différentes composantes de création ? Il suffit de parcourir les transgressions avant-gardistes pour les découvrir les unes après les autres, pour découvrir qu’une situation fait art, comme le peut aussi une ambiance, un concept, un geste… voire le commun et l’ordinaire. Une immersion dans les mondes du travail immatériel permet de les découvrir aussi, et d’une manière plus conséquente encore puisque, dans ces mondes, toutes sont effectivement à l’œuvre, mobilisées dans différentes activités, plus ou moins directement articulées à la mode, au tourisme culturel, à la production multi-média, à l’animation de la ville…

C’est en effet cette formidable faculté d’agencement qu’il s’agit de prendre en considération, cette impérieuse nécessité de faire fonctionner quelque chose comme œuvre. Une indéfectible faculté. Un art rendu à sa multitude.

Et cet art rendu à sa multitude est un art qui redispose la question démocratique à travers une nouvelle manière de se rendre public, de se publiciser. L’investiture d’un « n’importe quoi fait art » nous révèle une multitude artistique dont il s’agit de penser la constitution démocratique.

Un nouvel impératif démocratique

La question démocratique ne peut plus se poser « en extériorité » comme peut le faire un idéal ou un principe qui viendrait présider, par le haut, à la rencontre qui s’opère entre l’artiste et son public, entre l’art et ses publics. L’expression la plus symptomatique de cette conception démocratique « en extériorité », c’est bien l’idée de démocratisation culturelle qui se préoccupe principalement de refonder le rapport entre l’art et le public (le démocratiser) afin que le plus grand nombre puisse accéder aux œuvres. L’art du présent appelle une toute autre perspective. L’enjeu démocratique est double. Ce ne peut être qu’un idéal du dedans, une conception démocratique qui anime de l’intérieur les agencements de création et qui gouverne « en intériorité » les multiples interactions qui se nouent entre des personnes à l’occasion de la réalisation d’une œuvre. Seule une démocratie du dedans peut relever le défi d’une multitude artistique et lui permettre de se déployer réellement. C’est ainsi que l’art s’approprie un nouveau motif, un motif profondément émancipateur : démultiplier les occasions où s’agence une création, ouvrir les micro-espaces publics grâce auxquels les nombreuses dispositions à créer, que partage le plus grand nombre, pourront se déployer, offrir des lieux et des moments pour délibérer à propos des choses de l’art, non pas une délibération (une critique, un jugement) préoccupée seulement de la réception de l’œuvre (a posteriori) mais une délibération incluse dans le cours même de l’activité de création, au moment où des rencontres s’effectuent, au moment où l’artiste sollicite des personnes, où il s’invite dans un quartier, où il dialogue avec des espaces et des temporalités de vie… Cet idéal démocratique est un idéal apriorique, posé comme un préalable, comme un facteur constituant de l’œuvre elle-même. Sa constitution démocratique. Son déploiement en tant que multitude.

Bien sûr, une telle perspective modifie en profondeur le rapport que l’artiste noue avec le public. Ce rapport se pose de l’intérieur même de l’œuvre et non plus de façon seconde, parfois secondaire, comme une question dont on se préoccupe après-coup lorsqu’il s’agit de préparer la présentation de l’œuvre, sa comparution. Si l’artiste persiste à faire fonctionner comme art n’importe quelle disposition sociale (un rapport, un échange, une ambiance de vie…), alors il lui appartient de penser la constitution démocratique de cette « injonction » à faire œuvre, sauf à admettre que son activité est une activité essentiellement prédatrice, seulement intéressée à capter pour son seul profit toutes les modalités d’expression, de sensibilité, de désir qui traversent les mondes sociaux. Comment pourrait-il provoquer la participation d’un public, en considérant ce public comme simple « matière » de création, matière vivante certes mais matière tout de même, tenue au silence ? L’œuvre se fait, le public se tait. Comment pourrait-il s’inscrire dans une perspective d’échange et d’interaction, à la manière des créateurs sur internet, s’il ne réfléchit pas à la portée sociologique et politique de cet échange ?

C’est bien parce que l’art s’acoquine avec « n’importe quoi » que se pose à lui, avec tant d’insistance, un questionnement de type démocratique.

L’art rendu à sa multitude, écrivions-nous en intitulé de ce texte, effectivement, c’est un art rendu à une démocratie « de l’intérieur », à une forme de publicisation qui dépasse le seul rapport de réception et de diffusion, qui déborde largement le colloque singulier entre un artiste et ce que serait son public. Une ultime défection s’impose donc, la défection du public lui-même, en tant que sujet « second », en tant que sujet seulement récepteur.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, avril 2000

[1] Comme le relève Arthur Danto in L’art contemporain et la clôture de l’histoire, éd. du Seuil, 2000.

[2] Thierry de Duve, Au nom de l’art (Pour une archéologie de la modernité), Les éd. de Minuit, 1989, p. 107.

[3] Paolo Virno souligne (in Miracle, virtuosité et déjà vu, éd. de l’éclat, 1996, p. 25 et sq.) qu’une faculté – la langue, l’intellect, le plaisir – ne se laisse jamais épuiser ou affaiblir par l’ensemble de ses réalisations et qu’elle ne se résout jamais dans une énonciation particulière mais se maintient comme puissance irréalisable.

[4] In L’art contemporain et la clôture de l’histoire, op. cit.

[5] Voir à ce propos Antoinette Weber-Caflisch, Chacun son dépeupleur – Sur Samuel Beckett, Les éd. de Minuit, 1994.

[6] In Théâtre épique, théâtre dialectique, L’Arche éd., rééd. 1999, p. 189.

[7] Op. cit., p. 64.

[8] In L’amitié, éd. Gallimard, 1971, p. 246 et sq.

[9] In Moyens sans fins, éd. Payot & Rivages, 1995, p. 36-37.

[10] Cette problématisation en terme de « multitude » est largement redevable à Toni Negri. Cf. Le pouvoir constituant (Essai sur les alternatives de la modernité), Presses Universitaires de France, 1992; Kairòs, Alma Venus, Multitudo, Manifestolibri, 2000.

[11] Voir, à ce propos, A. Corsani, M. Lazzarato et A. Negri, Le bassin de travail immatériel (BTI) dans la métropole parisienne, L’Harmattan, 1996.

[12] Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Jean-Pierre Keller publié aux éd. Zoé / éd. de l’Aube en 1991.

[13] Op. cit., p. 14.

[14] Arthur Danto montre bien que l’âge des manifestes est celui d’une tentative pour définir l’art à l’encontre d’autres définitions et de faire prévaloir une conception philosophique comme unique vérité à laquelle l’art devrait se conformer, op. cit., p. 63 et sq. L’âge des manifestes est révolu dès lors que l’art rendu à sa multitude décourage toute tentative de faire prévaloir une définition à l’opposé d’autres (un art qui fonctionne également et indifféremment comme art).

[15] In Exil, éd. Mille et une nuits, p. 24 et sq.

[16] Nous rencontrons ici une théorie de la subjectivité proche de celle que développe Félix Guattari, une subjectivité non unitaire qui fonctionne avant tout comme agencement, en sollicitant une grande diversité de composantes et en les disposant, là aussi, sur des registres très ouverts. cf. Son ouvrage Chaosmose, Galilée, 1992.