Un contre-pouvoir constituant

Comment lutter lorsque la ligne de front se démultiplie ? Elle ne se dissout pas mais se durcit et se renforce en se disséminant. Les conditions de l’antagonisme sont profondément transformées. Chaque question politique émerge en n’importe quel lieu, et de nulle part en particulier. Toni Negri et Michael Hardt [1] ont souligné à quel point l’empire est un système inclusif ; il déjoue la dialectique centre / périphérie et s’appuie sur des délimitations ou des fractures en constante reformulation. Les contradictions englobent la totalité des formes de vie et d’activité mais pas de façon unique et unifiée. Ce sont des contradictions qui se localisent ponctuellement mais intensément, qui savent agir silencieusement et monter en intensité brutalement. Ce qui est vrai à l’échelle de l’empire (macro) l’est également au niveau de l’activité de chacun (micro). Nul ne peut dire aujourd’hui où s’arrêtent son temps et son lieu de travail. Chaque travailleur incorpore ses objectifs et ses contraintes de production et ne s’en détache pas ; il ne s’en défait jamais complètement. Le système d’exploitation tire sa force de cette absence de centralité du travail et, corrélativement, de cette impossibilité pour le travailleur de construire une extériorité, de concevoir un « ailleurs », un hors travail. Chaque tension ou oppression, il la vit à l’échelle d’ensemble de son existence sans pouvoir anticiper le moment où elle se cristallisera et se polarisera. Elle l’enveloppe comme pourrait le faire un filet qui recouvre chaque parcelle de l’activité mais qui peut rompre ou se déchirer à n’importe quel endroit. C’est le point de vue de méthode que nous retenons dans cet ouvrage. Nous n’avons aucune nostalgie pour l’époque où les positionnements (de classe) s’énonçaient clairement, parfois aveuglément, et où les lignes de clivage ne souffraient aucune ambivalence même s’il fallait, pour ce faire, étouffer toute dissension politique. Dans les conditions présentes, nul ne sait, a priori, quels seront les rapports de force décisifs, autour de quelle question ils se noueront, en quel lieu ils émergeront. Aucune position (de classe) ne peut se prévaloir d’un quelconque privilège : privilège de raison ou de lucidité, de puissance antagonique ou de pertinence stratégique. Les luttes s’engagent en de multiples endroits, à partir d’une grande diversité d’enjeux. C’est cette mobilité et cette réactivité des antagonismes qui nous intéressent ici. Nous n’introduisons aucune hiérarchisation entre les différentes formes de résistance. Qu’elles se développent à une échelle macro ou à une échelle micro, qu’elles concernent les formes de vie ou de travail, qu’elles procèdent de l’intérieur des institutions ou sur un mode plus autonome, qu’elles intéressent le social, l’art ou l’urbain, ces différentes formes de résistance doivent être respectées politiquement pour ce qu’elles sont, pour ce qu’elles construisent, pour les processus dans lesquels elles nous engagent, pour le potentiel d’antagonisme qu’elles réservent, pour l’expérience de vie ou de travail à laquelle elles nous destinent.

Un principe de symétrie

Nous revendiquons donc dans cet ouvrage un principe de symétrie. Nous ne pouvons accepter qu’une expérience soit disqualifiée avant même que l’on puisse juger de sa portée et de sa signification, au motif qu’elle serait insuffisamment autonome ou inconsidérément réformiste. “Il est donc inutile de nous creuser les méninges pour savoir si une proposition est réformiste ou révolutionnaire ; il importe bien plus de savoir si elle relève ou non d’un processus constituant” [2]. Il fut de bon ton politique, à une époque, de construire des hiérarchisations entre les terrains de lutte comme si la percée de l’une augurait nécessairement une avancée pour les autres et, à ce titre, justifiait qu’elle puisse stratégiquement prévaloir sur les autres. Heureusement, les années soixante et soixante-dix ont prouvé que les luttes associées aux formes de vie (rapports de sexe et rapport d’usage, en particulier) équivalaient à celles engagées sur le terrain du travail. Cette équivalence démocratique entre les différents mouvements et résistances (ce principe de symétrie) est un acquis politique ; il est d’ailleurs cohérent avec la situation du capitalisme contemporain qui, lui, n’opère plus de différence décisive entre le moment de la production et le moment de la reproduction, le temps du travail et le temps de vie. À sa manière, le capitalisme s’est chargé de trancher le problème et ne nous laisse guère d’autres alternatives que d’agir à son encontre en embrassant la totalité des terrains et des contradictions.

La question essentielle n’est donc pas de savoir où prendront naissances les prochaines luttes et sur quel plan elles se constitueront mais de prendre la mesure de leur capacité – politique, intellectuelle et sensible – à faire advenir de nouvelles formes d’expérience et à accéder aux questions politiquement déterminantes, c’est-à-dire les questions qui touchent l’articulation même des dispositifs de domination. Les expériences présentées dans cet ouvrage ne sont donc jamais exclusivement négatives. En effet, tout engagement « qui ferait du pouvoir de résistance un pouvoir identique ou seulement similaire à celui qui opprime n’est d’aucune utilité » [3]. Le contre-pouvoir ne peut être qu’un contre-pouvoir constituant. Les expérimentations sociales et politiques doivent être évaluées à l’aune de ce double enjeu : à la fois des expériences qui rendent expressément lisibles les conditions de l’antagonisme et des expériences qui constituent les bases d’une autonomie et d’une émancipation. Elles doivent se montrer aussi inventives et réactives que peuvent l’être les formes contemporaines de domination. Elles ne cherchent pas « à rendre le pouvoir meilleur qu’il ne l’est mais à rendre visibles les dispositifs cachés tout en construisant des pratiques de résistance » [4]. Judith Revel insiste fortement sur ce point dans son analyse des rapports de pouvoir : la résistance ne peut pas fonctionner uniquement comme contre-pouvoir de réaction. La vie résiste par sa faculté d’invention et de création ; elle résiste en tant que puissance de production de soi, puissance de re-subjectivation, puissance de ré-appropriation de la singularité de chacun [5].

De l’intérieur et par l’intérieur

Ce contre-pouvoir est donc un contre-pouvoir constituant qui émerge de l’intérieur. En retenant ce point de vue, nous mesurons à quel point les situations peuvent se renverser rapidement. À partir de quel moment ce qui a été constitué comme résistance se met à fonctionner comme domination ? Jusqu’à quel point une expérience parvient à assumer une tension antagonique ? Le basculement peut s’opérer brutalement. L’expérience se relâche. Sa puissance d’invention s’épuise. Elle perd en intensité ; elle ralentit. Elle est rattrapée en quelque sorte par les modalités ordinaires de la domination. Elle est progressivement reformulée dans les termes du pouvoir dominant : dans la détermination habituelle des sexes, la segmentation des espaces, la hiérarchisation disqualifiante des savoirs, l’inégalité des rapports de travail… Nous ne pouvons pas nous contenter de dire que l’expérience a été « récupérée ». Nous avons à faire à un processus d’une toute autre ampleur, un processus dont nulle expérience ne peut se défaire. Il tient à la réversibilité permanente des situations dans un contexte où l’opposition ne peut naître que de l’intérieur et ne peut se développer que sur un mode constituant. Ce qui est produit est toujours susceptible d’être (ré)englobé, ce qui est créé d’être banalisé. Cette tension est inhérente aux conditions contemporaines de résistance.

Plusieurs expériences et perspectives sont explorées dans cet ouvrage ; à chaque fois, nous nous efforçons de mettre en valeur la force de résistance et d’émancipation dont elles font preuve mais, symétriquement, les limites et les obstacles sur lesquels elles achoppent. Le travail d’analyse doit saisir ce mouvement dans son ensemble, en tenant compte des effets de renversement et de basculement qui ne manquent pas d’apparaître. L’analyse est elle-même mise sous tension. Ce qui est observé à un moment donné peut révéler une toute autre facette lorsque la conjoncture socio-politique change. Ce qui est problématisé sous une forme doit l’être sous un tout autre aspect pour peu que le contexte diffère. La sociologie n’échappe bien évidemment pas aux mécanismes dont elle rend compte.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, septembre 2007

[1] Multitude (Guerre et démocratie à l’âge de l’empire), éd. La Découverte, 2004.

[2] Idem, p. 333-334.

[3] Ibidem, p. 115-116.

[4] Judith Revel, Michel Foucault – Expériences de la pensée, éd. Bordas, 2005, p. 134.

[5] Idem, p. 229.