« Pour vraiment connaître une paire de lacets, il vous faut faire l’expérience de les attacher, et cette expérience nous est commune, même si nous l’inscrivons dans une optique différente selon que nous sommes marcheur ou savetier », Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur (Essai sur le sens et la valeur du travail), La Découverte, 2010, p. 188.
Le travail du commun (cf. mon livre Le travail du commun, 2016) nous oblige à repenser la « grammaire de l’activité » et à réinterroger en particulier ses modes de nomination. Lorsqu’un artiste s’appuie sur un processus de co-création pour réaliser une œuvre, cette œuvre peut-elle encore se nommer art ? Lorsqu’un sociologue mène sa recherche sous une forme contributive et participative, cette investigation peut-elle encore se nommer sociologie ? Chacune de ces pratiques reste elle-même et pourtant devient autre. Elle se nomme art, elle se nomme sociologie mais elle s’est décalée significativement vis-à-vis de ce qui est habituellement attendu sous cette dénomination. La pratique artistique et l’activité de recherche sortent du huis clos dans lequel les retient – les encapsule – la conception classique des identités de métier. Lorsqu’elle s’expose à l’autre, lorsqu’elle se risque dans une démarche de co-création, lorsqu’elle se laisse « mouvementer » par l’intervention perturbatrice [1] des autres contributeurs, n’importe quelle pratique, serait-elle hautement spécialisée, finit par se distendre, s’étirer, se décaler. Elle laisse venir en elle – elle laisse venir à elle – de nouvelles expériences et de nouveaux savoirs. Elle se désidentifie sans cesser, pour autant, d’être ce qu’elle est ; elle reste art, sociologie mais un art ou une sociologie qui ne fait plus unité, unicité. La nomination est conservée mais elle ne se rapporte plus exactement à la même réalité.
Le travail du commun empêche de reconduire à l’identique les rapports d’identité acquis et hérités, avant tout parce qu’il transforme profondément la façon dont chacune de ces pratiques se relie aux autres, se lie à son environnement et se délie, au final, de ses attaches historiques. La façon dont l’artiste « se rapporte » au public, l’enseignant à l’étudiant, le réparateur à l’utilisateur, le paysan au consommateur est affectée notablement et durablement à partir du moment où il inscrit sa pratique dans l’optique d’un travail du commun et où il relève le défi d’une co-création ou d’une co-opération. Dans ce texte, je me référerai principalement aux activités artistiques car mes travaux de recherche ont porté centralement sur ces pratiques depuis les années quatre-vingt-dix. Mais je pense que les axes de problématiques qui seront explorés pourraient l’être sur un mode parfaitement similaire pour n’importe quelle activité prise et emprise dans des co-créations et des co-opérations.
Une invitation à habiter un monde commun
Les pratiques de co-création s’exercent « à découvert », en interaction étroite avec les lieux et en dialogue contributif avec une multiplicité d’acteurs. Elles possèdent un caractère nécessairement processuel car les nombreux rapports qui se nouent à l’occasion de ce travail ne peuvent pas être complètement anticipés dans le strict cadre d’un projet et de sa mise en œuvre. Des événements surviendront inéluctablement qui ré-interpelleront les intentions de l’artiste et les (ré)actualiseront à nouveau compte. Depuis longtemps, la proposition artistique ne se résume plus au colloque singulier entre un sujet (souverain) et son œuvre. La sociologie a défait cette illusion et, en avançant l’idée de « monde de l’art », Howard S. Becker [2] a généré une nouvelle grammaire de l’art, largement intégrée par les acteurs culturels eux-mêmes, en assimilant la production de l’œuvre à un processus de coopération auquel contribue une grande diversité de protagonistes ; la pratique artistique s’apparente bien à un « monde social » au sens d’un réseau d’acteurs coopérant en vue de la réalisation de l’activité. Et c’est bien cette multiplicité de contributions qui fait œuvre. L’œuvre d’art émerge donc au point d’articulation de multiples décisions, compétences, contributions ou interprétations. Le processus de coopération devient fondamentalement « auteur » de l’œuvre. La pratique artistique se réalise donc sous la forme d’une activité-réseau [3] associant de multiples objets intercesseurs (des méthodes, des savoirs, des compétences, des dispositifs, des formes et des langages) et de nombreux contributeurs, co-opérateurs de l’activité. L’artiste n’est plus au centre du jeu car la dynamique-réseau dissuade l’idée même de centralité, et de périphérie. Les positions sont en permanence réversibles. À un moment, c’est l’intention inaugurale de l’artiste qui fera différence et qui captera l’attention et les énergies mais adviendra nécessairement le moment où l’événement surgit et où une initiative inattendue, une parole décalée, une ambiance nouvelle, une interaction perturbatrice affectera significativement le processus, l’influencera durablement et finira par le réorienter. Pour autant, la place de l’artiste n’est pas dissoute ; je pense même qu’elle se renforce qualitativement dans la mesure où elle devient plus relative, plus risquée, plus exposée. L’artiste œuvre effectivement en plein milieu. Non plus au centre d’une situation mais en son milieu.
L’artiste est tout à la fois enrôlé et destitué par la situation de co-création. Le travail du commun induit des dynamiques de dépropriation / réappropriation qui font émerger de nouveaux territoires d’existence, des nouvelles manières d’habiter sa pratique, de l’investir et de l’explorer. La coopération se manifeste à travers un mouvement incessant de dé-territorialisation et de re-territorialisation et, conséquemment, par de multiples empiétements de sens. Les déplacements se font nombreux, qui amènent l’un à travailler sur le terrain de l’autre (à partir de ses désirs et de ses attentes, en se familiarisant avec ses modes de pensée et d’action), puis l’autre, à son tour, se rendra disponible, et réciproquement, dans un mouvement ininterrompu d’expatriation volontaire, de dépropriation de l’un et d’appropriation par l’autre. Parfois l’artiste est à l’initiative, parfois, il se laisse embarquer par des propositions sur lesquelles il a peu de prise, voire aucune réelle compréhension. Cette alternance des positions est essentielle. Cette réversibilité est fondamentale ; elle oblige chacun à se rendre disponible pour l’autre, à transiger avec ses objectifs, à s’accommoder de ses envies et intentions. L’artiste s’entremet. Il intercède entre de nombreuses interactions. Il n’est donc pas dépouillé de sa capacité à faire – il n’est pas dépossédé même s’il est fréquemment destitué – mais il l’engage différemment, sur un mode moins assuré, moins dirigiste, moins arrogant. Le travail du commun transforme profondément les attendus et les aspirations de son activité. Il la pense – il l’habite et l’investit – dans un rapport systématique à une extériorité (la contribution de l’autre, l’interaction avec l’autre), une « extériorité constitutive », une extériorité qui le construit dès lors qu’il consent à se décaler et à agir sur le terrain de l’autre, dans l’espoir d’agir avec l’autre. L’artiste intériorise alors constamment l’externe (une ambiance institutionnelle, un événement de parole, une interpellation) par un ambitieux travail de traduction.
Cette économie intersubjective caractérise donc bien un art qui fait jonction avec la vie commune et qui repose sur de fréquentes transactions entre sujets, entre les sujets et les multiples objets intercesseurs avec lesquels ils agissent (méthodes, imaginaires, langages, protocoles, dispositifs, symboles), entre les sujets et leurs environnements. Chaque œuvre d’art est alors une invitation à habiter un monde en commun – un monde riche de ses interconnexions et de ses dispositifs intercesseurs (traduction, transaction, interaction). Cette économie intersubjective ne représente donc pas une variable accessoire ou un apport complémentaire – un supplément d’âme – mais elle constitue le véritable substrat d’une pratique artistique qui fait de la coopération et du partage son horizon d’attente.
Entrer dans l’atelier
Je devrais écrire, plus radicalement, que, dans une perspective de co-création, chaque œuvre d’art se constitue, possiblement, tendanciellement, comme un monde commun, avec ses partages de compétences, ses mutualisations de pratiques et ses empiétements de sens. Je le défendrais pareillement pour n’importe quelle activité qui s’exerce sous le sceau de la coopération, que ce soit celle du sociologue impliqué dans une recherche collaborative ou celle du paysan-travailleur, inscrit dans une démarche de circuit court, qui institue, en alliance avec le consommateur, l’alimentation comme un bien d’intérêt commun. L’alimentation nous est commune ou plutôt doit redevenir une réalité commune, et cesser d’être l’affaire de l’industrie agro-alimentaire. En ce sens, l’alimentation se constitue alors, elle aussi, en authentique « monde commun » avec ses circulations d’informations (ses expertises), avec l’établissement de normes (de qualité) réellement partagées, avec ses modes de convivialités et ses rencontres des goûts et des saveurs. Ma thèse vaut tout autant pour le réparateur d’un carburateur, ainsi que l’a brillamment illustré Matthew B. Crawford [4]. L’auteur dénonce une ingénierie dont l’objectif essentiel est « de dissimuler autant que possible les entrailles des machines » et de les rendre indéchiffrables, en particulier en les saturant de gadgets électroniques inutiles. Elle bloque les chemins d’accès et rend la technique inaccessible. Cette logique porte tort à l’utilisateur qui devient simple consommateur car il n’accède plus à une compréhension minimale des objets et des machines auxquels il recourt. Elle est privative (de possibles), dépréciative (de capacités) et, au final, parfaitement aliénante car le consommateur se trouve en dépendance vis-à-vis d’un objet et d’une technique qui échappent à l’entendement et à l’agir communs. Tout le monde n’a évidemment pas vocation à devenir réparateur de son véhicule ; par contre cette faculté de réparation est d’intérêt commun et doit être équitablement distribuée au sein de nos mondes communs. Chacun est alors assuré que s’il le désire ou s’il en a l’obligation il pourra accéder aux savoirs et savoir-faire requis car il existe un milieu de « connaisseurs » suffisamment dense auprès de qui il peut se former, recueillir la connaissance indispensable et se décaler progressivement d’un rôle d’utilisateur à un rôle de producteur, de créateur ou de réparateur. Ce milieu de « connaisseurs » garantit que les techniques et les outils continueront à nous appartenir en commun, qu’ils restent déchiffrables et accessibles, qu’ils continuent à relever d’un savoir librement partagé. Les expériences de fab lab remplissent cette fonction. Elles font exister des milieux denses de personnes « éclairées » et de passionnés – des milieux (des « mondes communs ») qui assurent la préservation de nos ressources cognitives communes et en assurent la maintenance. Le modèle d’ingénierie dominant, conçu sur une division technique et sociale du travail profondément inégalitaire, fabrique de l’impuissance. Il signe notre dépossession et notre incapacitation. Il est donc d’un enjeu politique majeur de multiplier les « mondes communs », les milieux éclairés, dans lesquels les techniques et les outils sont accueillis, restent accessibles et contribuent à forger des savoirs et expériences égalitairement distribués.
Dans une perspective similaire, je dirais que chaque œuvre d’art (réalisée sous le signe d’une co-création) constitue, elle aussi, un « monde commun » qui, à son échelle, apporte son tribut pour préserver notre capacité commune à inventer des formes, créer des situations, explorer de nouvelles sensibilités. Et je prolongerai mon propos en caractérisant exactement dans les mêmes termes une recherche collaborative qui remplit la même fonction politique, à savoir constituer un « commun » (un « monde commun ») associant des connaisseurs, des passionnés et des personnes éclairées, avec le désir, en un lieu donné, et pour une question spécifique, d’ouvrir de nouveaux cadres d’analyse, de décaler les angles d’approche, de se rapporter à une situation en termes différents et de l’évoquer dans un langage qui n’est pas celui des instances majoritaires ou dominantes. Un fab lab, un circuit paysan rapprochant producteurs et consommateurs, une co-création artistique, une recherche en collaboration, une convergence d’intérêts et de compétences autour d’un carburateur, autant de micro-dynamiques qui font vivre les « communs » absolument indispensables à nos existences. Il suffit d’entrer dans l’atelier de réparation de Matthew B. Crawford pour découvrir qu’il est impossible d’exercer son métier de manière isolée, sans accéder à la mémoire collective de la profession et, comme il l’écrit, « sans nourrir de solides racines au sein d’une communauté », en y constituant un « réseau d’échange de faveurs réciproques » [5]. Je ne propose donc pas une vision unitaire et englobante du commun, mais une approche démultipliée et disséminée à travers notre capacité à ouvrir autant de moments communs que nécessaires et à travers notre pouvoir de faire émerger des « mondes », qu’on les nomme coopération, communauté, atelier collaboratif, association de connaisseurs, convergence de passionnés ou expérience de co-création.
Des mondes ouverts aux possibles de l’art
François Deck, qui se présente comme artiste consultant, s’intéresse aux dispositifs d’entrée en discussion et de prise de décision, avec le constat que les dispositifs les plus fréquemment instaurés, dans nos vies collectives, reconduisent des scripts sociaux routinisés et souvent fortement inégalitaires. Les protocoles sont peu inventifs et peu stimulants. « Les réunions de personnes qui parlent sont souvent associées au bavardage et à l’ennui. La discussion collective peut au contraire incarner des moments de jubilation. L’ennui vient le plus souvent lorsque celui qui parle est débordé par ses certitudes. Proposer à une assemblée de mettre en chantier ce qui manque au savoir a sans doute plus de chance de nourrir et réjouir ce public. Dans l’ordre du langage, ce manque au savoir a une figure : le questionnement. Lorsqu’on est plusieurs à partager ce qui nous manque on a toutes les chances d’éveiller les puissances du désir. Le désir est cet état dans lequel on aime ce dont on ne dispose pas. Par définition la connaissance est ce dont on manque toujours ». Quand j’en appelle au « commun », il est (aussi) de cet ordre : comment passer de l’ennui à la jouissance lors de nos réunions ? Comment activer ces moments de discussion comme d’authentiques moments communs au cours desquels on explore des méthodes, on partage ses expériences et on mutualise ses manques ? François Deck poursuit en relevant que « l’enjeu de l’artiste consultant n’est pas d’opérer dans le monde de l’art, mais d’intervenir dans un monde ouvert aux possibles de l’art » [6], à savoir un monde (que je qualifierai de commun) qui est accessible aux questionnements, inventif dans ses formes et ses formats, ouvert à ses devenirs. L’ensemble de ces qualités – à entretenir, à activer, à actualiser – relève bel et bien, et avec ambition, de la constitution d’un commun. Apprendre ou réapprendre à discuter sur un mode fécond et stimulant, apprendre ou réapprendre à réparer un carburateur, apprendre ou réapprendre à mener l’enquête (à analyser, à élucider, à déchiffrer…), apprendre ou réapprendre à cultiver dans un rapport respectueux et créatif à l’environnement (serait-il urbain), autant de défis adressés à un monde ouvert aux possibles de l’art, aux possibles de la science sociale, aux possibles du travail paysan ou aux possibles de l’objet ou de la technique. Le monde commun qui se dessine ainsi est un monde fondamentalement open source – un monde qui maintient ouvert et accessible l’ensemble de ses processus constituants, qui accepte de les soumettre à la discussion et qui s’attache à ce que toutes les questions qui se posent trouvent leur réponse en commun, grâce à une distribution équitable des savoirs et grâce au dynamisme d’un milieu de « connaisseurs » en capacité de documenter les problèmes rencontrés.
Lorsque l’artiste, le sociologue, le réparateur ou le paysan s’engage dans cette perspective, il accepte de fluidifier ses rôles et fonctions, de les hybrider et de les moduler. Le paysan devient alors conservateur de semences au sein d’un réseau où elles peuvent s’échanger ; il devient aussi intercesseur des goûts et des saveurs en incitant le consommateur à découvrir de nouveaux légumes ou fruits. Et il est en capacité bien sûr de tenir encore bien d’autres rôles. François Deck soutient la même logique sur le terrain de l’art en soulignant que le rôle contraint auquel est soumis l’artiste restreint sa capacité à faire, à imaginer, à créer. « Selon Kaprow l’artiste, comme les autres acteurs sociaux, est aliéné à un rôle prescrit. Pour se libérer il doit pouvoir changer d’identité et aller d’une place à une autre. […] Comme les autres travailleurs, l’artiste est affecté à une place, certes gratifiante, mais qui limite ses possibilités d’être et d’agir. […] Il appartient à l’artiste, dit Kaprow, de mettre en mouvement la représentation qu’il a de son propre rôle. Si l’artiste contemporain a toute latitude pour transgresser la division technique du travail, au sens où faire œuvre ne nécessite pas de faire la preuve de compétences normées, son statut d’exception, par l’idéal qu’il représente, confirme une division sociale du travail à laquelle il se soumet. L’artiste est incité à toujours plus de professionnalisme sous le régime de concurrence du marché de l’art, il est donc peu incité à remettre en question son rôle. Un désir d’émancipation implique au contraire de penser la double aliénation qui affecte les rôles d’artiste et de public » [7]. Le travail du commun, par les jeux de déplacement et de réversibilité qu’il implique, généralise l’expérience d’un sujet en dissonance avec ses rôles – un sujet qui ne coïncide pas avec la condition que lui attribue l’institution. Cette aspiration est celle d’un artiste, d’un paysan ou d’un réparateur qui ne se borne jamais à être complètement ce qui est attendu de lui. Cette mobilité ne relève pas simplement d’une inclinaison personnelle, d’une attitude originale ou d’une préférence existentielle, il s’agit plus fondamentalement d’une construction sociale. Cette aspiration à plus de fluidité dans la façon d’occuper son rôle est suscitée par les dynamiques du commun. Le commun appelle ces déplacements. Il décale inévitablement. Il déporte. Il excentre. Quelqu’un qui coopère est dans l’impossibilité de rester centré sur son quant-à-soi et de s’arc-bouter sur son périmètre (de compétence ou de légitimité). En ce sens, le commun provoque un effet de singularité ; il invite à un surcroît d’autonomie dans la façon d’exercer sa fonction.
L’art, comme n’importe quelle pratique spécialisée, apporte une contribution précieuse au mouvement ininterrompu d’invention et de ré-invention du « commun des hommes » et l’artiste, dans ce mouvement, se situe tout à la fois comme contributeur et emprunteur, initiateur et récepteur, producteur et bénéficiaire. Cette réversibilité est fondamentale. Méconnaître la puissance créatrice d’un travail spécialisé (le travail artistique, l’enseignement, la fabrication artisanale, la production paysanne…) signerait l’appauvrissement de notre constitution commune qui, comme l’a fortement soutenu Henri Lefebvre, ne s’enrichit que lorsqu’elle se déploie à différents niveaux de réalité (le quotidien, l’art, le rêve, le fantasme, le technique, l’ordinaire, le spécialisé…). Mais la sacraliser en l’attribuant à la fonction d’un seul – l’auteur, l’artiste – porte tort à une activité qui est redevable de l’apport de tous.
Des extériorités constitutives
Les pratiques de co-création exposent inévitablement l’artiste à de fortes incertitudes. La situation de coopération est changeante, parfois réellement déroutante. Comment se mettre au travail avec cette incertitude ? Comment mettre au travail cette incertitude ? Comment l’artiste-intervenant réagit-il aux signes que lui adresse son environnement ? Saura-t-il les entendre, les ressentir, les percevoir ? Y parvient-il lorsque ces signes lui adressent essentiellement du doute, de la résistance ou de la défiance ? Préférera-t-il les tenir à distance et les écarter de son processus de travail ? Ces questions sont primordiales. Elles renvoient à un ensemble d’arts de faire tout à fait décisifs dans le développement d’un travail du commun. Comment maintenir sa disponibilité (d’écoute, d’attention, de regard) ? Comment préserver sa réactivité (face aux événements, à l’inopiné, à l’inattendu) ? Ces arts de faire, dans la filiation des travaux de Michel de Certeau, pourraient se caractériser ou se synthétiser en ces termes : apprendre à déchiffrer les signes que nous adresse l’environnement dans lequel nous intervenons car cet environnement est actif, et réagit ; reparcourir une expérience afin d’en dégager les principaux enseignements et d’en ouvrir les perspectives ; prendre le temps de concevoir et de construire le problème au lieu de filer à la réponse comme nous incitent de mauvaises habitudes de fonctionnement, marquées par la précipitation et l’insuffisance de distance réflexive ; éviter de culpabiliser les malentendus alors que ce type de bégaiement, propre à la pensée et à l’action, encourage au dialogue et avive le besoin d’intercompréhension ; co-effectuer (l’intelligence du dissemblable) et contre-effectuer (l’intelligence des contraires) les situations rencontrées afin de ne pas en devenir le simple répétiteur ; construire sur un mode pluraliste les « expertises » et contribuer ainsi à désinhiber les imaginaires ; se rendre volontairement vulnérable aux actions et aux idées d’autrui. Ce dernier point est crucial ; il est aussi particulièrement exigeant. Comment se rendre accessible ? Comment rester réactif ? Comme se rendre suffisamment vulnérable pour se laisser atteindre et « pénétrer » par des questions inhabituelles et des raisonnements différents ? Notre inclinaison spontanée est souvent défensive. Face à l’incertitude, nous risquons de nous replier sur le périmètre (de savoir et d’action) qui nous est le plus familier. Confrontés à une perturbation, nous recherchons la sécurité d’une position établie. Nous nous protégeons. Nous fermons les positions, alors qu’il est autrement plus profitable, dans une visée de co-opération et de co-création, de baisser la garde et d’aller « au contact ». À nouveau, pour éclairer cette question je me rends dans l’atelier de Matthew B. Crawford qui, confronté à l’incertitude de fonctionnement ou de non-fonctionnement d’un carburateur, adopte ce type de cheminement : il s’agit en premier lieu de déchiffrer la situation-problème (la panne), non pas tant de résoudre le problème que de trouver le problème. Il ajoute qu’il convient de se montrer attentif, comme dans une conversation, et non pas affirmatif comme dans une démonstration [8].
Le travail du commun nous interpelle donc dans le rapport que chacun entretient avec lui-même, avec sa propre pratique et avec son environnement d’action et de pensée. Que devenons-nous en tant qu’artiste, enseignant, sociologue, paysan ou artisan dès lors que notre activité relève le défi d’un « commun » ? Comment penser une pratique qui assume pleinement son rapport indéterminé aux situations ? Qui engage un rapport pareillement actif et créatif à l’accomplissement et à l’empêchement ? Qui accepte de se laisser surprendre ? Qui accueille l’événement ? Qui reste ouverte à son propre devenir, emprunterait-il des chemins inattendus ? Pour répondre, nous retiendrons l’idée d’une politique de co-création, au sens où Jacques Rancière peut parler d’une politique de l’art : « Ce qu’une intervention artistique peut produire, ce en quoi elle peut être politique, c’est une modification du visible, des manières de le percevoir et de le dire, de le ressentir comme tolérable ou intolérable. […] C’est bien ainsi que j’entends la politique de l’art : comme la construction de paysages sensibles et la formation de modes du voir qui déconstruisent le consensus et forgent à la fois des possibles et des capacités nouveaux » [9]. Une telle politique vise à redisposer les champs d’expérience et à redéployer les possibles. Elle nous met à l’épreuve de ce que nous avons nous-même instauré. Elle nous confronte au risque de nos propres réalités d’existence. Cette politique de co-création ne relève ni d’un volontarisme avant-gardiste, ni d’un spontanéisme associé à une supposée créativité intrinsèque au social. Elle s’énonce dans les termes d’une exploration et d’une expérimentation. Elle engage centralement le rapport offensif et libre que les personnes entretiennent avec les intériorités (les motivations, les espoirs, les imaginaires, les langages…) et les extériorités (les environnements, les interactions, les événements…) de leur propre pratique. Cette politique de co-création est parfaitement étrangère à l’individu narcissique contemporain (l’artiste, l’auteur, l’intellectuel, le manager, le leader…) qui vit inéluctablement toute réalité comme le nécessaire prolongement de sa volonté et le non moins nécessaire accomplissement de ses projets.
Le travail du commun, une activité à « structure publique »
Cette politique de co-création éloigne chacun des « associés » de son périmètre familier de vie et d’activité. La difficulté réside dans cette capacité à se rendre présent dans des lieux inhabituels et auprès de personnes inconnues. Cette épreuve, qui est avant tout un idéal, est au cœur de l’expérience d’un travail du commun. Se rendre présent. Se rendre présent à un lieu. Se rendre présent auprès de personnes. Se rendre présent dans une institution. Les artistes ont tiré le meilleur des multiples transgressions opérées par les avant-gardes politico-esthétiques du siècle dernier – des transgressions et des provocations qui ont progressivement rompu les digues. La pratique contemporaine de l’art n’est retenue par aucune forme spécifique, par aucune esthétique, par aucune politique. L’art est une pratique qui s’exerce à même la vie, en n’importe quel lieu, avec n’importe qui et avec n’importe quoi [10]. L’art n’est sans doute pas sans limite, mais il fonctionne sans délimitation. Personne ne se risquerait à caractériser ce qu’est l’art, tout au plus est-il possible d’observer et de discuter ce qui « fait art », ce qui fait qu’une forme, une situation, une matière se met à « fonctionner comme art ». L’art a fait du terrain de la vie son terrain de jeu. L’artiste a fait de la vie la matière de sa pratique. Il a appris à se rendre présent. Cette dextérité dans l’occupation de la vie est une opportunité pour engager un « travail du commun ». Les pratiques spécialisées qui restent fortement contraintes par des délimitations institutionnelles et des prescriptions sociales sont démunies face à cet impératif de mobilité et de fluidité ; elles rencontrent plus de difficultés pour « se rendre présentes » hors des lieux qui leur sont dédiés ou qu’elles se sont arrogées comme les leurs. Les sciences sociales sont exemplaires de ces pratiques encore fortement tenues et retenues et qui se montrent étrangement malhabiles lorsqu’elles doivent transgresser les formes et les formats convenus et lorsqu’elles doivent se mêler au joyeux chaos de la vie. Les sciences sociales avancent « masquées », réfugiées derrière des méthodologies qui fonctionnent moins comme outillage que comme protection. Le travail du commun représente donc un moment de vérité pour l’ensemble des pratiques spécialisées. Lesquelles sont en capacité de se rendre présentes ? Lesquelles osent se rapporter à la vie ? Faire de la vie leur terrain d’exercice privilégié ? Exercer leur compétence en plein milieu, au beau milieu, sans se dissimuler derrière une méthodologie, une esthétique ou un dispositif institutionnel ?
Cette politique de co-création inclut un fort idéal démocratique, possiblement, tendanciellement. Elle multiplie en effet les interactions et suscitent inévitablement nombre de questions. Elle provoque les situations et interpelle les personnes. Comment ne pas entendre les questions qui émergent ? Comment faire l’économie des discussions qui s’imposent ? Comment ne pas observer ce qui advient et ne pas souhaiter le débattre ? Les pratiques de co-création occasionnent de fréquentes médiations et intercessions, confrontations et interactions. Elles ouvrent inéluctablement les situations. Elles introduisent suffisamment de trouble et de doute pour ne pas alimenter des controverses. Comment interpréter ce qui se passe, ce qui se vit ? Qu’est-ce qu’il y a à comprendre ? La politique de co-création appelle la co-réflexion, la délibération. Nul ne peut se prémunir bien longtemps des questions que la situation lui adresse de manière insistante.
Une pratique de co-création, et plus généralement un travail du commun, est donc un « espace à structure publique », selon la formulation de Paolo Virno [11], car elle mobilise des attitudes et des compétences traditionnellement associées à l’exercice démocratique. Ce caractère public peut évidemment être négligé et rester ignoré. Pour qu’il s’affirme, encore faut-il que les protagonistes s’emparent de ce possible et entreprennent de réaliser cette potentialité. Une pratique de co-création ou une recherche collaborative portent haut leur ambition lorsqu’elles développent, en interne, dans leur mouvement propre, les micro-espaces démocratiques indispensables pour débattre les questions qu’elles font surgir, pour accueillir les controverses de sens qu’elles provoquent et pour mettre à l’épreuve d’une discussion argumentée l’ensemble des évolutions qu’elles entraînent. Cet « espace à structure publique » est un des éléments constitutifs d’un travail du commun. Il est évidemment étranger à ce que l’État peut entendre par « public ». Il est indissociable de l’activité. Il se module selon ses rythmes et ses processus. Il s’établit comme un authentique micro-espace démocratique consubstantiel à la conduite de l’activité dès lors que cette activité fait commun. Une politique de co-création se construit donc fondamentalement comme une politique démocratique car elle fait de l’exercice démocratique, et des micro-espaces publics afférents, une de ses réalités constituantes.
Pascal NICOLAS-LE STRAT, août 2015
[1] Voir à ce propos les recherches de Romain Louvel qui intègre des pratiques de perturbation dans la réalisation de son travail de plasticien, en particulier sa thèse de doctorat La provocation expérimentale – Étude consacrée à la provocation expérimentale dans l’art et à son usage dans une pratique artistique, Université de Rennes 2, octobre 2010. Elle peut être consultée sur le site de l’auteur : http://assortiment2.free.fr/ [consulté le 02 août 2015]. Se reporter aussi à son article « Le sens de l’inopiné en situation de recherche », http://corpus.fabriquesdesociologie.net/le-sens-de-linopine-en-situation-de-recherche/, mis en ligne en octobre 2012.
[2] Howard S. Becker, Les mondes de l’art, Flammarion, 1988.; Propos sur l’art, L’Harmattan, 1999.
[3] Je retiens cette formulation « activité-réseau » en prolongement des thèses de Bruno Latour sur l’acteur-réseau. Cf. à ce propos mon ouvrage Une sociologie des activités créatives-intellectuelles, Presses Universitaires de Sainte Gemme, 2014.
[4] In Éloge du carburateur (Essai sur le sens et la valeur du travail), La Découverte, 2010.
[5] Idem, p. 33.
[6] François Deck, Esthétique de la décision, p. 10 (pour les deux citations).
[7] Idem, p. 4-5.
[8] Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur, op. cit., respectivement p. 45 et 101.
[9] Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués – Entretiens, éd. Amsterdam, 2009, p. 591 et 606.
[10] Dans mes travaux antérieurs, j’ai formulé cette évolution dans les termes d’« un art rendu à sa multitude ».
[11] Paolo Virno, Grammaire de la multitude (Pour une analyse des formes de vie contemporaine), Conjonctures & L’Éclat, 2002, p. 50 et sq.