Une recherche de plein vent dépeint une situation où le terrain de la recherche ne correspond pas au terrain du chercheur, à savoir à son terrain d’exercice professionnel qu’il délimite traditionnellement avec ses outils méthodologiques. Ce mot-image désigne une pratique sociologique qui échappe à un cadre préétabli. Elle se déroule hors les murs (méthodologiques). Elle s’exerce à terrain découvert. Le chercheur ne devance pas les réalités sociales auxquelles il se trouve confronté. Il avance effectivement « à découvert ». Il éprouve son terrain en temps réel, in situ. La scène de la recherche échappe à tout scénario méthodologique car, en fait, elle coïncide avec les multiples scènes de la vie ; elle se mêle à elles, s’hybrident avec elles. Cette situation est inhabituelle car le propre d’une recherche, dans sa conception classique, est de tenir et de contenir « son » terrain. Par exemple, lorsqu’un chercheur engage une enquête par entretiens, il s’applique à border et à cercler méthodologiquement son cadre d’investigation en délimitant une population d’enquête, en choisissant le lieu et la durée de la rencontre ou, encore, en établissant un guide d’entretien qui « discipline » la prise de parole.
Quand la recherche quitte le laboratoire
Ce mot-image s’apparente à celui de « recherche de plein air » employé en sociologie des sciences. Il attire notre attention sur le fait que toute « découverte » de laboratoire – une nouvelle molécule par exemple – a vocation à un moment ou à un autre de sortir de l’enceinte confinée dans laquelle elle a été isolée et identifiée. La « découverte » s’émancipe des conditions expérimentales qui ont permis sa manifestation. Elle échappe aux protocoles et aux dispositifs spécialisés – une scène restreinte et confinée – grâce auxquels elle a été observée et caractérisée. Elle quitte alors le microcosme du laboratoire pour nous rejoindre dans le grand monde. La molécule, pour poursuivre avec cet exemple, quitte l’espace clos du laboratoire pour devenir un médicament en qui nous plaçons un espoir thérapeutique, pour intégrer un protocole de soin, pour être accréditée par une politique de santé, pour se constituer en objet de valorisation économique par l’industrie pharmaceutique, pour possiblement occasionner de nouveaux risques sanitaires ou environnementaux (cf. les phénomènes de résistance aux antibiotiques liés à leur mésusage chez les humains ou les animaux d’élevage)… « La recherche confinée, cette recherche de laboratoire […], se trouve débordée, et non pas éliminée, dès lors que les molécules et les gènes qu’elle étudie sont lâchés en plein air. […] Les molécules ne vivent pas que dans l’espace clos du laboratoire ou dans des lieux où ont été reproduites les conditions exigeantes du laboratoire. Il leur arrive de circuler en plein air ! C’est là que les citoyens ordinaires les attendent, les observent et s’efforcent de les maîtriser » [1].
Quand les « créations » (les créatures) de la recherche nous rejoignent dans le grand monde, nos sphères de vie s’en trouvent transformées, parfois radicalement. Il en va ainsi, bien sûr, des molécules devenues médicaments ou adjuvants alimentaires. Mais ce déplacement d’un terrain assigné à la recherche vers le terrain largement ouvert des vies et des activités concerne pareillement les sciences sociales. Notre monde vécu est aujourd’hui saturé d’énoncés issus des sciences humaines et sociales et ce phénomène est d’autant plus marqué si l’on tient compte des énoncés économiques qui relèvent, à n’en pas douter, de ce large spectre des sciences humaines. Ces sciences propulsent dans nos sphères de vie et d’activité une multiplicité de catégories d’analyse, de schèmes de pensée ou de faits plus ou moins clairement établis qui, indépendamment d’être envahissants, ne serait-ce que sur un plan langagier, affectent significativement notre façon de nous rapporter au monde et de nous rapporter à l’autre. Un énoncé sociologique ou économique véhicule un horizon de sens et de pensée qui redessine, parfois en profondeur, les contours de ce que nous admettons comme réalité (l’égalité, les différences de genre, la précarité, la dette…) et qui redistribue significativement ce que nous pouvons envisager comme souhaitable, désirable ou simplement possible. De trop nombreux travaux en sciences humaines et sociales, et particulièrement ceux issus de la science économique dominante, participent de ce que Philippe Pignarre et Isabelle Stengers nomment des « alternatives infernales » [2] qui acculent le citoyen à des choix toujours plus appauvris et cadenassés : ce ne peut être que ceci ou cela, à l’exclusion de toute autre option ; et, corrélativement, ce ne peut être qu’avec nous (les spécialistes) ou contre nous (les ignorants). La prétention à dire ce qui est recevable et entendable, et ce qui ne le serait pas, revêt un caractère politique particulièrement discriminant. Les chercheurs en sciences sociales et humaines, comme ceux des autres disciplines, ne peuvent pas faire l’économie d’un questionnement sur la façon dont leurs énoncés s’invitent / s’imposent dans nos vies et nos activités. C’est toute la ligne de fabrication d’une connaissance qui doit être questionnée – et qui doit l’être démocratiquement –, de la recherche confinée, en tant qu’espace spécialisé et professionnalisé, à la recherche de plein air ouverte à tous les protagonistes concernés, sans discrimination de compétence ou de légitimité.
Les énoncés générés par les sciences humaines et sociales représentent d’authentiques opérateurs de réalité. Ils contribuent à fabriquer nos mondes car ils affectent nos modes de pensée. Mais ils sont rarement interpellés comme tels, rarement débattus. Et, pourtant, ils sont bien parmi nous, en plein milieu, au centre de nos réalités de vie. Sur quelles scènes citoyennes ces faits et cadres d’analyse peuvent-ils être confrontés et délibérés ? De quels espaces publics disposons-nous pour engager les controverses indispensables à propos de cette multiplicité d’« évidences » que laissent échapper les sciences économiques et sociales par la voie des experts, des décideurs publics et des médias – des « évidences » qui s’imposent à nous, sans que nous en prenions nécessairement conscience, et qui s’imposent durablement dans notre paysage de pensée [3].
L’expérience de sa propre ignorance
La distinction introduite en sociologie des sciences entre recherche en laboratoire (recherche confinée) et recherche en plein air (recherche en interactions ouvertes) soulève plusieurs questions d’importance. D’abord, le déplacement du chercheur vers une science de plein vent l’expose à une expérience fondatrice, à savoir sa propre ignorance et une ignorance qui porte sur une « entité » (une molécule, un fait économique, un énoncé sociologique…) qu’il a pourtant largement contribué à faire exister. Elle en est d’autant plus déroutante. La même entité l’assure de sa compétence (il l’a « découverte ») mais le renvoie, pareillement, à sa non-compétence, dès lors que cette entité modifie son registre d’existence, dès lors que la molécule devient médicament ou qu’un énoncé sociologique se met à fonctionner comme catégorie de politique publique. Le risque est grand que le chercheur se mette sur la défensive, et le fasse donc par rapport à sa propre expérience, et qu’il tente, par le plus grand déni démocratique, de réfuter toute validité à ces nouveaux modes d’existence endossés par ses propres « créatures » – des modes d’existence, il est vrai, assez intempestifs. Seraient-elles devenues à ce point monstrueuses qu’il faille s’en défier ? Le chercheur accepte de franchir le seuil de son laboratoire – et il se plaît à le faire, s’y complaît parfois – mais à condition que le monde vers lequel il se dirige ne lui réserve pas de (mauvaises) surprises. Il accepte d’être parmi nous dès lors qu’il y parvient tout en restant lui-même, à savoir celui qui dispose de la compétence pour dire ce qu’est cette fameuse « entité » dont il se sent le porte-parole légitime. S’il est autant inquiet par les changements de régime d’existence de ses propres productions, c’est qu’elles l’emportent lui-même vers un horizon indéterminé et qu’elles modifient profondément son statut – du statut de celui qui légitimement sait (il maîtrise en laboratoire la création de la molécule, il maîtrise méthodologiquement le fait sociologique qu’il a contribué à établir) vers le statut de celui qui ne sait pas plus qu’un autre (il ne maîtrise pas plus qu’un autre les devenirs médicaux, économiques ou environnementaux de « sa » molécule devenue médicament, il ne maîtrise pas la façon dont les décideurs politiques peuvent s’emparer du fait sociologique qu’il a méthodiquement établi). Le chercheur de plein vent fait donc l’expérience, sans cesse renouvelée, de sa propre ignorance. Cette expérience est donc stimulante, et particulièrement en phase avec l’exercice d’une pratique de recherche, puisque cette ignorance constamment redécouverte motive de nouveaux questionnements et appelle d’autres investigations. De ce point de vue, la recherche ne relève pas d’une expérience de la vérité ou du résultat mais d’une expérience de l’ignorance régulièrement revisitée et éprouvée. La recherche de plein vent est donc une promesse d’ignorance, particulièrement féconde et stimulante, ou une promesse d’incompétence ainsi que François Deck l’énonce [4].
Une recherche qui importe
Dominique Pestre nomme « politique assumée de l’ignorance » [5] cette disposition à accueillir à la fois l’indétermination d’une question, à la fois l’irréductible étrangeté du savoir d’autrui. « Il convient de ne pas donner les savoirs et les sciences comme simplement en opposition à l’ignorance, les premiers chassant l’autre dans l’acte démiurgique de connaissance. Il est heuristiquement important de les regarder aussi comme des choses indissociables, comme les deux faces d’un même processus de travail. Ou plus précisément, car cette image tient encore les deux choses comme séparées, de regarder savoir et ignorance comme tissés l’un avec l’autre, comme toujours interpénétrés, comme non séparables absolument. Tout savoir est en effet porteur de sa part d’ignorance – ce que dévoilera d’ailleurs son futur puisque nous ne cessons jamais d’y revenir et de qualifier autrement nos énoncés. […] Il n’est pas de production de savoir sans production d’une ignorance concomitante et organiquement liée puisque produire une connaissance humaine consiste d’abord à prendre son problème d’un certain point de vue, à énoncer quelque chose au détriment d’autre chose. Savoirs positifs et points aveugles se fabriquent dans le même mouvement » [6]. Pour une recherche de plein vent, cette politique de l’ignorance est fondatrice. Le chercheur qui « sait » à quoi il a affaire lorsqu’il parle des créatures qu’il a contribué à créer (une molécule ou un fait sociologique) ne sait plus ce qui l’attend lorsque « ses » créatures s’émancipent de l’enceinte du laboratoire et adoptent un nouveau registre d’existence, hors les murs méthodologiques. Il ne peut alors qu’assumer cette distorsion de connaissance, radicale et irréductible.
La question politique se pose effectivement à cet endroit précis. Lorsque les créatures scientifiques batifolent en plein air, que ce soit dans le couloir d’une administration publique, sur une chaîne de production industrielle ou, encore, entre les pages d’un journal, elles éprouvent à nouveau compte, radicalement, les savoirs dont nous disposons sur elles. Elles se réinventent. Elles changent de registre d’existence, au point où leurs premiers « connaisseurs » peuvent en perdre la trace. Arrivées dans le grand monde, elles font l’objet d’une multiplicité de nouveaux enjeux et questionnements, bien loin des problématiques initiales circonscrites par le laboratoire et le cadre méthodologique. Elles deviennent affaire de connaissances pour n’importe qui. Nul ne peut prévoir qui se sentira concerné et comment. Nul ne peut anticiper sur la façon dont elles vont importer à quelqu’un et comment elles vont lui importer. À qui importe cette « créature » et comment lui importe-t-elle ? C’est effectivement à cet endroit précis qu’une politique du savoir se détermine [7]. Soit, le chercheur s’arroge le pouvoir de rester seul en scène, en se faisant expert d’un domaine de savoir indépendamment de l’évolution des circonstances et des transformations à l’œuvre ; il est le seul à jouer sa partition, indépendamment de la façon dont ces réalités (ces créatures, ainsi que je me suis amusé à les nommer) importent dorénavant pour les uns ou pour les autres. Dans ce cas, le chercheur masque sa propre ignorance et va, corrélativement, culpabiliser et stigmatiser l’ignorance des autres protagonistes. Les relations de savoir deviennent alors profondément inégalitaires. « Ignorance est souvent le nom donné par la science, lorsqu’elle est trop sûre d’elle, à ce qui relève d’une logique de pensée qui lui est extérieure, à ce qu’elle ne maîtrise pas, à ce qui est le fait de personnes non socialisées à ses règles. Elle est le nom donné à l’autre par ceux qui savent, ignorance est l’attribution d’un état par un sujet-supposé-savoir à un autre à qui ce savoir est dénié ; à la limite, elle est stigmatisation et accusation. Pour cette raison, la science et son invocation sont des moyens très efficaces de l’action politique, des moyens puissants d’intervention dans les débats sociaux. Celui qui est dénoncé comme ignorant est en effet en faute puisqu’il est dans le manque de connaissance, il est en position dominée puisqu’il ne sait pas – et la question posée est souvent celle de sa (ré)éducation » [8].
Une autre politique du savoir est heureusement possible, une politique qui va nous « obliger » différemment, nous autres chercheurs. Un autre scénario peut être conçu. Il s’agit d’admettre que le chercheur n’est pas seul en scène mais que la scène d’une recherche de plein vent est à l’évidence (sur)peuplée. Lorsque le chercheur entre sur cette scène, il n’en a écrit ni le script, ni le scénario (méthodologiques). Le savant est nu. L’intrigue reste à écrire et le chercheur n’est pas mieux armé ou outillé que d’autres pour tenter de jouer une partition (méthodologique) dans un tel contexte. Il est pareillement ignorant de ce que les / ses créatures lui réservent, que ce soit sur un plan économique, social, environnemental, quotidien, politique, esthétique, voire fantasmatique. La scène est peuplée, et particulièrement active et bruyante. De nouvelles compétences sont à inventer à partir de ce rassemblement d’ignorances. Il faut les solliciter à partir d’une diversité d’expériences, les élaborer collectivement, les tester sous plusieurs aspects. Comment organiser méthodiquement cette scène largement ouverte ? Quels sont les dispositifs et protocoles à instaurer pour que ces (non)savoirs d’horizons différents puissent non seulement cohabiter mais surtout interagir de manière féconde ?
Le chercheur ne dispose pas à lui seul de la réponse. Il va devoir la composer avec les autres protagonistes. Ce chantier est complètement à ouvrir aujourd’hui. Il est néanmoins possible de poser des premiers jalons. L’enjeu est de parvenir à renverser ce qui est perçu comme une joyeuse cacophonie en une heureuse opportunité méthodologique. Et oui, les « créatures » issues de la science multiplient à l’envi les registres d’existence. Et, oui un grand nombre d’acteurs se trouvent alors impliqués et vont construire un intérêt pour elles.
Différents modes d’intéressement
Une première hypothèse à la fois politique – au sens d’une politique démocratique du savoir – et épistémologique serait de considérer que la présence d’autres modes d’intéressement à la situation peut entraîner une dynamique vertueuse d’objections réciproques, que s’adressent les différents savoirs en présence, et de mises à l’épreuve des énoncés, les uns en regard des autres, les uns mettant en risque les autres, les éprouvant et devenant leur meilleur analyseur. L’intervention d’un autre protagoniste, à l’expérience nécessairement différente, représente alors une opportunité pour rehausser la pertinence et la fiabilité de l’ensemble des autres savoirs actifs dans la situation. « On n’insistera jamais assez sur le fait que la fiabilité d’une proposition scientifique est une qualité rare et précaire, étroitement dépendante de l’environnement purifié et étroitement contrôlé [du laboratoire]. Lorsqu’une proposition quitte cet environnement, elle laisse derrière elle sa fiabilité spécifique, et ne regagnera une certaine fiabilité dans son nouveau site d’implantation que dans la mesure où des contraintes sociales et politiques l’exigeront. […]. Pour Latour, les sciences sociales (non camérales) devraient accepter la leçon : elles ont été en faute chaque fois que ceux qu’elles ont étudiés ont répondu sans faire d’histoires. C’est seulement avec des protagonistes récalcitrants, exigeant que ce qui importe pour eux soit reconnu et pris en compte dans la manière dont on s’adresse à eux, que peut se créer un rapport susceptible de revendiquer une valeur scientifique » [8 bis]. La recherche de plein vent peut donc trouver ici – dans cette modalité de mise à l’épreuve réciproque entre savoirs et dans cette capacité de chaque savoir à devenir le meilleur objecteur des autres – un principe épistémologique, à savoir un mode de montée en fiabilité et en pertinence. La scène encombrée de la recherche de plein vent n’est pas perçue alors comme un empêchement à penser, par son caractère nombreux et bruyant, mais comme un dispositif de « montée en fiabilité » en raison de la multiplication des « épreuves » : chaque savoir est soumis systématiquement à l’épreuve d’un autre, à ses réfutations et objections, dans le cadre de controverses démocratiquement organisées. Ce dispositif (scientifique) de mise à l’épreuve réciproque des savoirs, spécifique à la recherche de plein vent, représente à la fois un principe épistémologique [9] et une opportunité démocratique. Bruno Latour insiste sur l’importance de multiplier les objections obstinées et récalcitrantes, ainsi que les objecteurs qui résistent et insistent. Les énoncés sociologiques deviennent un peu plus fiables dès lors qu’ils ont été suffisamment disputés et controversés [10].
Des collectifs de recherche élargis
Une deuxième hypothèse de nature tout à la fois politique et méthodologique (au sens d’une méthode politique) tiendrait à la nécessité de fortement (re)socialiser les « collectifs de pensée » [11] ou les « communautés de recherche » afin qu’ils ne restent pas étroitement auto-centrés sur un point de vue strictement spécialisé et un seul mode d’intéressement. Seuls des collectifs de recherche élargis (de plein vent) sont en capacité démocratique de générer et d’endosser les controverses et débats indispensables à l’humanisation des savoirs, de quelque origine qu’ils soient. Le fait de parler d’humanisation – comme on a pu parler un temps de la non moins nécessaire humanisation des hôpitaux – signale l’impérieuse nécessité de vérifier que les savoirs qui nous habitent, et habitent nos mondes, contribuent effectivement à la constitution d’une commune humanité, dans les termes où nous l’aspirons. « Comme c’est le cas en sport, en musique ou en informatique, une culture active implique la production conjointe de spécialistes et de connaisseurs avertis, capables d’évaluer le genre d’information qu’on leur donne, d’en discuter la pertinence, de faire la différence entre simple propagande et pari risqué. […] Il va sans dire que la question n’est pas celle d’un public où chacun deviendrait connaisseur dans tous les domaines scientifiques, une forme d’amatorat généralisé. Mais ce pourrait être celle d’un amatorat distribué, une multiplicité de connaisseurs assez dense pour que ceux qui ne sont pas connaisseurs dans un domaine puissent savoir que si jamais ce domaine devait les concerner, ils pourraient l’approcher de manière intelligente grâce au milieu de connaisseurs qui s’est déjà formé à son propos » [12]. En situation de grand vent – une situation qui devient de plus en plus fréquente par l’effet conjoint de la mondialisation des échanges et de la démultiplication des informations / des connaissances – les chercheurs « pourraient bien avoir un besoin vital de l’intelligence publique que pourrait irriguer un milieu de connaisseurs » [13]. La recherche de plein air relève, à ce titre, d’une recherche principalement collaborative, en capacité d’associer les personnes qui construisent un intérêt pour le domaine considéré, pour les motifs qui les concernent, sans procès de légitimité (qui est accrédité à se prononcer ?), d’antériorité (qui a fait ses preuves en ce domaine ?) ou de spécialité (qui est supposé avoir compétence en la matière ?).
Pour une conception écosophique de la recherche
Une troisième hypothèse, méthodologique et écosophique (la façon de se rapporter aux situations et donc de se rapporter à soi et aux autres dans la situation concernée), porterait sur les dynamiques qui transforment une préoccupation vécue par un groupe de personnes en question d’intérêt public, qui requiert donc débats et confrontations. Cette construction progressive d’un intérêt commun pour une question singulière s’appuie sur ce que Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe nomme des « sites de problématisations » [14]. L’arrachage, par exemple, de maïs transgéniques aura permis de créer au sein de la société, à l’arrache !, par une lutte radicale, un site de problématisation où les enjeux impliqués par cette culture prennent forme et où il devient possible de débattre conjointement de l’ensemble des modes d’existences de ces « créatures » spécifiques que sont les plantes transgéniques dès lors qu’elles nous rejoignent dans le grand monde et qu’elles se déploient en plein air / se développent en plein champ : leur existence sur le plan scientifique se prolonge avec une montée en existence sur un plan industriel, économique, paysan, environnemental, sanitaire… Ce site de problématisation aura été particulièrement puissant et sera parvenu à « convoquer » sur une même scène la plupart des modes d’existence endossée par cette « créature » (son existence économique, politique, agricole, sanitaire…). Le site fonctionne alors comme un espace d’exploration de l’ensemble des enjeux soulevés et comme un espace de controverses entre les acteurs concernés. La scène se (re)peuple et implique alors une grande variété de savoirs, bien au-delà des savoirs experts auto-désignés et auto-légitimés. C’est bien à partir de l’émergence d’un « site de problématisation », au sein de la société, que le travail de recherche de plein air parvient à s’engager. Ce travail de problématisation est donc toujours situé, précisément construit à un carrefour d’enjeux et d’acteurs. Il représente un lieu où une question d’intérêt public est éprouvée et mise en risque. Il déplie et déploie alors nombre de questions. Un « site de problématisation » n’a rien d’évident, ni de naturel ; il se construit de l’intérieur et par l’intérieur de la société, en rencontrant fréquemment hostilité et défiance. Il peut rester indécis, voire se trouver complètement défait par un rapport de force défavorable. La recherche s’en trouve alors, elle aussi, fortement fragilisée. La difficulté à « tenir » des sites de problématisation est, par exemple, aujourd’hui, particulièrement marquée sur le terrain de la lutte contre les discriminations, tant les rapports de force droitiers et excluants sont puissants et fragilisent les tentatives engagées par des chercheurs et des citoyens pour ouvrir la question aux endroits mêmes où elle se pose [15]. Les « sites de problématisation », qui pourtant émergent significativement, sont difficiles à tenir et à stabiliser dans la durée.
En conclusion, il est important de souligner que la recherche de plein vent (collectif de recherche élargi, production collaborative des savoirs, site de problématisation, mise à l’épreuve réciproque des savoirs…) transforme conjointement et symétriquement les conditions d’exercice de la recherche et les dispositions personnelles du chercheur. Le sociologue, par exemple (pour m’intéresser à mon domaine de spécialité), dès lors qu’il exerce son travail à « découvert » et qu’il s’expose à une grande diversité d’interactions (source d’épreuves et de réfutations), est éprouvé dans son « style de pensée » [16] singulier (personnel) et, pareillement, dans sa pratique de métier (la teneur conceptuelle et méthodologique de son activité). Il éprouve ses recherches tant dans sa personne que dans sa pratique, pour peu que l’on puisse opérer une distinction aussi nette entre les deux. Il est inévitablement fortement affecté, personnellement et professionnellement, par ce déplacement d’une recherche « contenue » vers une recherche de plein vent.
Pascal NICOLAS-LE STRAT, novembre 2014
[Ce texte correspond à l’exposé que j’ai présenté le samedi 8 novembre 2014 au séminaire des Fabriques de sociologie, qui se tenait sur le campus de l’Université Paris 8 à Saint-Denis].
[1] Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain (Essai sur la démocratie technique), éd. du Seuil, coll. Points Essai, 2001, p. 26, puis p. 21-22.
[2] Philippe Pignarre, Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste – Pratiques de désenvoûtement, La Découverte, 2005, p. 38 et sq.
[3] Robert Castel a, par exemple, analysé la façon dont les énoncés (vérités) psychanalytiques se sont implémentées dans nos existences et ont significativement transformé le rapport à soi, à travers l’acclimatation, ou la complète assimilation, dans la vie ordinaire des concepts d’inconscient, de pulsion, de refoulement… Cf. Le psychanalysme : l’ordre psychanalytique et le pouvoir, éd. Maspero, 1973.
[4] In Les promesses de l’incompétence, Brouillon général, 2007/2013 (avec cette belle épigraphe en 4e de couverture : « La formulation de ses incompétences permet de déterminer ses envies »).
[5] Dominique Pestre, À contre-science (Politiques et savoirs des sociétés contemporaines), Seuil, 2013, p. 63 et sq.
[6] Idem, p. 64 et 67.
[7] Voir à ce propos Didier Fassin et Alban Bensa, Les politiques de l’enquête (Épreuves ethnographiques), La Découverte, 2008.
[8] Dominique Pestre, op. cit., p. 72.
[8 bis] Isabelle Stengers, Une autre science est possible ! (Manifeste pour un ralentissement des sciences), Les empêcheurs de penser en rond / La Découverte, 2013, p. 107 et 67.
[9] Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, op. cit, évoquent à ce propos une « épidémiologie de plein air », p. 355.
[10] Voir en particulier Bruno Latour, Changer de société – Refaire de la sociologie, La Découverte, 2006.
[11] Ludwik Fleck insiste sur l’importance des « collectifs de pensée » et de leur socialisation – des collectifs qui ne relèvent pas d’un cercle étroit de spécialistes, in Genèse et développement d’un fait scientifique, Champ / Flammarion, 2008.
[12] Isabelle Stengers, Une autre science est possible !, op. cit., p. 13-14.
[13] Idem, p. 15.
[14] In Agir dans un monde incertain, op. cit., p. 298.
[15] Voir à ce propos les travaux d’Olivier Noël qui depuis de nombreuses années engage sa sociologie au cœur de cette question et tente, en tant que chercheur, de constituer avec les personnes concernées les « sites de problématisation » indispensables pour qu’une lutte contre les discriminations prennent forme socialement et politiquement. Se reporter à son site collectif : https://www.iscra.org/.
[16] Un « style de pensée » au sens de Ludwik Fleck, op. cit., donc un « style » toujours rapporté à une communauté de référence / à un collectif de recherche.