Vers un statut d’intermittent de la recherche

[En juillet 2014, dans le contexte de la grève des intermittents du spectacle, des jeunes chercheur.e.s précaires font paraître un texte-manifeste intitulé Les précaires de la recherche. D’autres intermittents. Les auteurs le signent d’ailleurs en tant qu’intermittents de la recherche. Ce texte défend une approche politique de la précarité tout à fait essentielle. Il y a 20 ans, en 1994, en tant que doctorant, j’avais publié dans la revue Futur antérieur, animée par Toni Negri, Jean-Marie Vincent et Denis Berger, un texte intitulé « Vers un statut d’intermittent de la recherche« , où je défendais une position politique proche. C’est ce texte que je sors aujourd’hui de mon placard de chercheur et que je mets en ligne sur mon site. Les revendications résistent et insistent. La revue Futur antérieur a ouvert dès cette époque plusieurs débats de fond, par exemple sur le revenu d’existence, l’intermittence et les mutations du travail].

S’il y a un fait marquant à relever dans le champ de la recherche en sciences sociales, c’est bien l’émergence d’une force de travail intermittente. Alors que, de tradition, l’activité de recherche dans ce secteur s’exerçait dans le cadre d’une salarisation stable, à plein temps et avec une garantie d’emploi (fonctionnaire ou contractuel de la fonction publique), et que l’immense majorité des chercheurs de ce secteur étaient salariés par deux organismes, le C.N.R.S. et l’Université, les années quatre-vingt ont révélé qu’une nouvelle force de travail intellectuelle était en train de se constituer dans ce secteur de la recherche – une force de travail intermittente et qui échappe en partie aux circuits de recrutement traditionnels.

Un vivier de chercheurs précarisés

Qui sont ces nouveaux chercheurs en sciences sociales, ces intermittents de la recherche ? Il est bien difficile de les réunir sous un seul label professionnel. Dans cette nébuleuse de l’intermittence, on rencontre des personnes qui préparent leur thèse et qui essaient très tôt de valoriser sur le marché du travail leur compétence de chercheur dès lors qu’ils n’ont pas pu bénéficier d’une allocation d’étude. Leur nombre n’est pas négligeable, sans doute d’autant moins négligeable qu’il est courant aujourd’hui de voir des D.E.A. [Aujourd’hui, Master 2] accueillir une vingtaine de chercheurs en formation alors que peut-être, un, deux, voire exceptionnellement trois d’entre eux pourront bénéficier d’une allocation.

L’intermittence est donc nourrie directement par ce vivier de chercheurs en formation que l’Université laisse sans ressources. À quand un véritable statut du jeune chercheur en sciences sociales, un statut qui viendrait limiter les risques de précarisation de ce secteur d’activité ?

Les intermittents de la recherche en sciences sociales, ce sont aussi tous ces chercheurs déjà confirmés, qui ont obtenu leur thèse, mais qui n’ont pas obtenu leur qualification et qui ne sont donc pas autorisés à candidater sur des postes de maîtres de conférences, mais ce sont aussi des chercheurs qui ont été qualifiés par la commission de leur discipline mais qui n’ont pas trouvé de poste. Une situation qui ne pourra pas se débloquer sans une réelle volonté politique de développement de la recherche en sciences de l’homme et de la société et sans un effort conséquent de recrutement dans ce secteur. Ils sont nombreux ceux qui, aujourd’hui, ont acquis une qualification de chercheur (que l’Université a validée) et qui ne trouvent pas à s’employer dans les circuits traditionnels. Il paraît assez légitime, pourtant, que ces chercheurs veuillent exercer la profession pour laquelle ils ont été formés ; faute d’autres possibilités, ils le font de plus en plus dans un cadre d’intermittence.

Une politique ambitieuse de recrutement s’avère donc nécessaire, et le sera encore plus dans les années à venir. Mais on peut penser aussi que l’ouverture des possibilités de recrutement passe par un effort de partage du travail. S’il y a un secteur où le partage du travail est aujourd’hui immédiatement envisageable, c’est bien celui de la recherche universitaire et de l’enseignement supérieur, car ce secteur recourt, de manière massive, aux heures complémentaires (heures supplémentaires) pour couvrir les besoins d’enseignement, que ces heures soient faites par des titulaires (maîtres de conférences et professeurs) ou par des personnes qui ne sont pas en poste à l’université, mais qui ont par ailleurs un emploi principal. Si une orientation mérite d’être défendue, c’est bien celle qui tendrait à limiter de manière drastique le recours aux heures complémentaires ; mais les syndicats du « supérieur » oseront-ils relever ce défi ? (on retrouve là un vieux débat du mouvement syndical).

L’intellectualisation des activités de travail

Mais là n’est pas l’essentiel. L’émergence de l’intermittence dans le champ de la recherche en sciences sociales excède largement la question du recrutement universitaire ; elle recouvre une réalité plus profonde encore car elle est liée à ce phénomène massif qu’est l’intellectualisation des activités de travail que connaît notre société et au développement des études universitaires, et en particulier des études de troisième cycle, qui lui est consubstantielle. S’il y a un facteur qui déstabilise beaucoup les formes instituées de la recherche en sciences sociales, c’est bien celui-là : l’introduction d’une « composante recherche » au sein de nombreuses activités. Il en va ainsi pour l’ingénierie de formation qui est inséparable d’une dynamique de recherche-action, il en va ainsi pour l’évaluation des politiques publiques, si communément admise aujourd’hui, et qui ne peut se faire sans recourir à des analyses fines de l’impact de ces politiques sur le milieu économique et social, il en va bien sûr ainsi, pour la gestion des ressources humaines qui est devenue très friande d »‘observations sociales et d’analyses du climat social (quelle est la grande entreprise qui ne possède pas son observatoire social ?). Cette « composante recherche » est une compétence essentielle aussi à ce secteur en pleine expansion qu’est le conseil aux entreprises et aux collectivités locales. Les sciences sociales sont donc directement concernées, dans leur pratique et dans le statut de leur personnel de recherche, par cette demande massive d’expertise, qu’elle soit gérée en externe par le recours à des consultants ou gérée en interne en incluant cette « composante-recherche » à un nombre toujours plus grand de postes de travail. C’est la place de la recherche qui est en train de changer, elle s’intègre désormais comme composante essentielle du procès de travail dans de nombreux secteurs, les intermittents de la recherche en sciences sociales sont en quelque sorte les révélateurs de cette intellectualisation massive de l’activité de travail.

Car, s’il y a intermittence, c’est qu’il y a bien un marché pour cette force de travail mobile et flexible. Ce marché est lui aussi difficile à cerner, mais il a sans doute quelque chose à voir avec le besoin grandissant en informations et en connaissances qu’impliquent les systèmes informationnels-gestionnaires qui sont au cœur des processus décisionnels, tant dans le privé que dans le public. Études, expertises, recherches-actions, opérations de conseil, évaluations, diagnostics, analyses et résolutions de problème, aides à la décision…, les termes ne manquent pas pour qualifier cette activité de recherche que convoquent désormais entreprises et collectivités locales, et qui leur est nécessaire pour faire face à la gestion de dispositifs qui apparaissent de plus en plus complexes. Mais si les intermittents de la recherche courent de droite et de gauche pour décrocher des contrats d’intervention, il ne faudrait pas oublier que c’est souvent les laboratoires universitaires eux-mêmes qui les recrutent. Ils recourent à cette force de travail flexible pour réaliser les contrats de recherche qui les lient à différents ministères ou plus généralement à différents commanditaires publics ou privés. Il serait intéressant d’évaluer la part qu’occupe le travail intermittent dans la réalisation des grands appels d’offre de recherche que lancent les différentes missions ministérielles. On peut donc penser que cette force de travail, mobilisée de manière occasionnelle, n’a pas un caractère marginal mais, au contraire, participe à la régulation de l’activité universitaire et de ses laboratoires (très fréquemment les labos universitaires « doublent » leur structure « officielle » avec une structure associative qui leur offre de plus grandes facilités juridiques et comptables pour recruter et salarier les intermittents).

Les intermittents du travail intellectuel

Mais en parlant d’intermittents de la recherche, on reste encore prisonnier des vieilles catégories, tant il est vrai qu’à force de se finaliser et de s’opérationnaliser la recherche en sciences sociales finit par perdre sa propre identité ; il faudrait donc parler plus justement d’intermittents du travail intellectuel, car l’intermittence, c’est en fait un mixte où alternent au gré des contrats : des formations-actions, des études finalisées, des recherches appliquées, des opérations de conseil, des conduites d’évaluation… C’est sans doute la figure ambiguë du consultant qui illustre le mieux ce que recouvre l’idée de l’intermittence en matière de production intellectuelle. Nombre de titulaires de D.E.A. [Master 2] ou de thèse trouvent dans l’activité de conseil un moyen de vivre des compétences qu’ils ont acquises grâce à leur formation de chercheurs.

Les intermittents de la recherche sont-ils les laissés-pour-compte du système universitaire, ceux qui n’ont pas réussi à s’y intégrer ? Une telle analyse manque de profondeur. En effet, ces intermittents répondent à un marché qui possède en soi sa propre cohérence et qui excède largement ce que serait une simple activité en marge de l’Université ; le phénomène de l’intermittence (le fait donc de ne pas pouvoir exercer ses compétences de chercheurs dans le cadre d’un emploi stable et à plein temps) est devenu trop massif pour s’expliquer simplement par la juxtaposition d’échecs individuels. Par exemple, dans l’« Annuaire de la recherche sur le social » qu’éditent la M.I.R.E. et le C.N.R.S. [publié de 1986 à 1997, sous la responsabilité de Michel Chauvière], près d’un tiers des chercheurs répertoriés ne sont salariés ni par le C.N.R.S. ni par l’Université ; ils sont regroupés sous la rubrique « Salariés d’associations et autres chercheurs ».

Les sciences sociales connaissent aujourd’hui la situation qui est celle de la culture depuis fort longtemps, la situation d’un marché du travail à double détente : les artistes qui sont salariés par les grandes compagnies et les artistes qui exercent sous le régime d’intermittents du spectacle. Alors, dans le domaine de la recherche en sciences sociales, sera-t-on amené aussi à revendiquer la création d’un statut d’intermittent pour accorder un minimum de protection à tous ces intermittents de la recherche qui ont, pour seule exigence, de pouvoir exercer l’activité pour laquelle ils ont été formés ?

[Les ajouts entre crochets actualisent quelques données factuelles et ont été effectuées en juillet 2014]

Pascal NICOLAS-LE STRAT, mars 1994