Vers une épistémopolitique du commun

Par « travail du commun », j’entends la nécessité de traiter en commun les affaires communes de la cité et donc de co-produire (coopération, collégialité) le commun qui nous est indispensable pour vivre et produire ensemble (cf. mon livre Le travail du commun, Éditions du commun, 2016). Cette question s’adresse à tous les acteurs de la société et elle « éprouve » chacune de nos pratiques ; nul ne peut se défausser. Le chercheur en sciences sociales, comme n’importe qui d’autre, est exposé à cet enjeu et ne peut qu’en relever le défi, tant sur un plan méthodologique (Comment fabriquer la science sociale afin qu’elle apporte sa contribution à la fabrication d’un commun?) que sur un plan épistémopolitique (Dans quelle politique du savoir s’engage la science sociale dès lors qu’elle assume sa contribution au commun?). Le travail du commun est (aussi) l’affaire des sciences sociales. Cet enjeu est habituellement assumé, partiellement ou ambitieusement, dans les termes d’une recherche-action ou d’une recherche collaborative.

Se reconnaître mutuellement une égale capacité

D’abord, cette épistémopolitique du commun intègre ce que Jacques Rancière nomme « le pacte intellectuel de la présupposition d’égalité » [1]. La capacité à questionner et à « mener l’enquête » [2], à donner sens et à porter interprétation à une réalité doit être reconnue comme la compétence de n’importe qui. Le chercheur ne dispose pas d’une compétence réservée. « Partons de l’idée d’une compétence de n’importe qui. Ceci ne veut pas dire que n’importe qui est compétent pour faire n’importe quoi, ou qu’il est simplement compétent en général […]. Ça ne veut pas dire que tout le monde est aussi compétent dans tout, mais qu’il y a une distribution différenciée des formes d’investissement d’une intelligence qui est la même pour tous. On peut toujours rencontrer ou construire des situations où l’on va vérifier une égalité des intelligences » [3]. Pour le formuler sur le terrain qui me préoccupe ici, à savoir celui d’une recherche en sciences sociales, je dirais que la question n’est évidemment pas que tout le monde devienne sociologue et que la compétence de recherche soit exercée pareillement par n’importe qui. Par contre, il revient aux chercheurs, dans le cadre d’une épistémopolitique du commun, d’inventer la scène et les dispositifs (construire des situations) où les personnes directement concernées ou intéressées par la question de recherche peuvent s’associer à égalité de reconnaissance et de contribution, dans le cadre de ce pacte intellectuel avancé par Jacques Rancière. Cette égalité, constitutive d’une épistémopolitique du commun, n’est pas un but en soi, abstrait ou réifié, mais une dynamique, un processus, une réalisation ; elle s’atteste et s’actualise à travers ce qui est réalisé en commun. Le travail de recherche devient alors cette situation, cette scène, dans laquelle chercheurs et personnes concernées ou intéressées se retrouvent, s’associent et collaborent en se reconnaissant mutuellement une égale capacité à le faire et une pareille légitimité à s’impliquer. Ce qui prime est bien le processus commun mis en œuvre qui vient attester et manifester cette égale capacité à agir en matière de recherche, indépendamment évidemment des investissements différenciés. Les investissements en termes d’expérience, de cursus de formation et de mobilisation de temps s’avèrent différents mais ne justifient pas que l’un (le chercheur) puisse faire valoir (hiérarchiquement) sa compétence comme disqualification des autres. La compétence (du sociologue) est une qualité profitable à tous, car elle est bénéfique pour le travail engagé en commun, mais aucunement une arme (politique) pour disqualifier les autres au motif de leur incompétence (assignée). La compétence de l’un ne désigne pas, ne signe pas, l’incompétence de l’autre. Sa compétence vient simplement signaler une distribution différenciée des formes d’investissement (professionnalisation, cursus de formation, plaisir dans l’activité) d’une intelligence qui est la même pour tous. Jacques Rancière insiste « sur le fait qu’une compétence est toujours double : elle est à la fois une habileté, un savoir-faire, une capacité spécifique, et toujours en même temps, la présupposition d’un rapport entre compétence et incompétence. C’est ce qui est fondamental. Derrière toute compétence spécifique mise en œuvre dans une pratique, il y a toujours une présupposition, un choix quant au rapport entre compétence et incompétence ». L’élucidation de ce rapport et sa mise au travail politique sont donc centraux dans une épistémopolitique du commun. Il convient donc de reformuler (politiquement et méthodologiquement) la façon dont chacun se rapporte à sa compétence et dont tous se rapportent aux compétences exercées dans la situation commune, sur la scène commune (une recherche collaborative). Pour ma part, en regard de nombreuses expériences de coopération, je considère qu’il est méthodologiquement et heuristiquement souvent plus opportun et pertinent de s’engager dans un travail commun à partir de nos incompétences mutuelles : chacune de mes incapacités est compensée par la capacité d’une autre personne impliquée dans la situation ; chacune des limites que je rencontre est dépassée par l’apport de quelqu’un d’autre. Il est stimulant (pour soi) et structurant (pour le commun) de se rapporter à l’autre à partir de la manifestation de son incompétence et de porter espoir dans la capacité de cet interlocuteur à pallier mes empêchements à faire, et réciproquement – la réciprocité étant bien sûr la pièce maîtresse de cette dynamique [4].

Pour sa part, Yves Citton propose une autre petite fiction méthodologique, elle aussi à forte portée concrète, qui contribue à relever ce défi d’une compétence qui s’exerce sans disqualification des autres intelligences en présence. En situation pédagogique, Yves Citton conçoit la « compétence » (de l’enseignant) comme un emprunt à la ressource intellectuelle commune. L’enseignant « peut présenter son savoir et son pouvoir comme « empruntés » à une puissance d’intellection commune, dont il n’est ni le détenteur privilégié, ni le gardien jaloux, ni l’initiateur sacré, mais dont il s’efforce de réaliser la nature commune en poursuivant son enrichissement avec des étudiants qui y participent aussi pleinement à leur manière. Cet enseignant sera bien en position de méta-scénariser la relation pédagogique, en donnant des devoirs à ses étudiants, en conduisant leurs conduites intellectuelles dans certaines directions qu’il aura tenté de prédéterminer, mais il scénarisera le rapport pédagogique comme une entreprise partagée, qui apprend concrètement les modalités pratiques du partage dans l’espace même de la salle de classe, et qui ne se contente pas de faire miroiter ce partage comme un horizon extérieur et différé » [5]. Une sociologie est substantiellement de nature collaborative tant il est vrai que le chercheur, pour l’essentiel, actualise et singularise des savoirs issus de sa communauté de référence (le collectif formé par des chercheurs en affinité de questionnements et de théories) et de l’histoire de sa discipline (le collectif formé, par delà les générations, grâce au travail de conservation des connaissances réalisé par l’institution universitaire). Le chercheur travaille toujours avec les emprunts qu’il fait à cette intellection commune (les savoirs partagés au sein de sa communauté de travail et ceux sédimentés institutionnellement par les disciplines). Dans la perspective d’une épistémopolitique du commun, cette compétence de l’emprunt et par l’emprunt sera généralisée à la société dans son ensemble. Le chercheur reste totalement démuni s’il ne profite pas des sommes de connaissances que les acteurs de la société produisent sur et à partir de leurs expériences de vie et d’activité. Le chercheur est redevable à sa communauté (un commun singulier) et aux savoirs d’expériences stockées dans la société (un commun généralisé, mais trop souvent invisibilisé et mésestimé). Le chercheur est donc redevable aux savoirs existants, il est fondamentalement en dette. Il se rapporte donc aux autres et aux situations sur le mode politique d’une interdépendance, nécessaire, choisie et, de part et d’autre, féconde.

Nous avons besoin de multiplier ces petites fictions méthodologiques et politiques (le pacte intellectuel de la présupposition d’égalité, la mutualisation de nos incompétences, l’emprunt à une puissance d’intellection commune) pour donner corps et vie aux scènes communes sur lesquelles le travail de recherche s’apparente réellement, substantiellement, à un travail du commun.

Je défendrai plusieurs thèses épistémopolitiques en appui de ce déplacement fondamental, et surtout fondateur, d’une science sociale qui inscrit donc radicalement son projet et sa pratique sous le signe d’un travail du commun.

[Je reprends ici, légèrement révisé, mon article en ligne Une recherche de plein vent]

D’une scène réservée (au spécialiste) à une scène commune

Une recherche de plein vent dépeint une situation où le terrain de la recherche ne correspond pas au terrain du chercheur, à savoir à son terrain d’exercice professionnel qu’il délimite traditionnellement avec ses outils méthodologiques. Ce mot-image désigne une pratique sociologique qui échappe à un cadre préétabli. Elle se déroule hors les murs (méthodologiques). Elle s’exerce à terrain découvert. Le chercheur ne devance pas les réalités sociales auxquelles il se trouve confronté. Il avance effectivement « à découvert ». Il éprouve son terrain en temps réel, in situ. La scène de la recherche échappe à tout scénario méthodologique car, en fait, elle coïncide avec les multiples scènes de la vie ; elle se mêle à elles, s’hybrident avec elles. Cette situation est inhabituelle car le propre d’une recherche, dans sa conception classique, est de tenir et de contenir « son » terrain. Par exemple, lorsqu’un chercheur engage une enquête par entretiens, il s’applique à border et à cercler méthodologiquement son cadre d’investigation en délimitant une population d’enquête, en choisissant le lieu et la durée de la rencontre ou, encore, en établissant un guide d’entretien qui « discipline » la prise de parole.

Ce mot-image s’apparente à celui de « recherche de plein air » employé en sociologie des sciences. Il attire notre attention sur le fait que toute « découverte » de laboratoire – une nouvelle molécule par exemple – a vocation à un moment ou à un autre de sortir de l’enceinte confinée dans laquelle elle a été isolée et identifiée. La « découverte » s’émancipe des conditions expérimentales qui ont permis sa manifestation. Elle échappe aux protocoles et aux dispositifs spécialisés – une scène restreinte et confinée – grâce auxquels elle a été observée et caractérisée. Elle quitte alors le microcosme du laboratoire pour nous rejoindre dans notre monde commun. La molécule, pour poursuivre avec cet exemple, quitte l’espace clos du laboratoire pour devenir un médicament en qui nous plaçons un espoir thérapeutique, pour intégrer un protocole de soin, pour être accréditée par une politique de santé, pour se constituer en objet de valorisation économique par l’industrie pharmaceutique, pour possiblement occasionner de nouveaux risques sanitaires ou environnementaux (cf. les phénomènes de résistance aux antibiotiques liés à leur mésusage chez les humains ou les animaux d’élevage)… « La recherche confinée, cette recherche de laboratoire […], se trouve débordée, et non pas éliminée, dès lors que les molécules et les gènes qu’elle étudie sont lâchés en plein air. […] Les molécules ne vivent pas que dans l’espace clos du laboratoire ou dans des lieux où ont été reproduites les conditions exigeantes du laboratoire. Il leur arrive de circuler en plein air ! C’est là que les citoyens ordinaires les attendent, les observent et s’efforcent de les maîtriser » [6]. C’est là que s’amorce un authentique travail du commun, afin d’inventer les dispositifs à même de faire face à l’arrivée parmi nous de ces gênes et de ces molécules, qui relèvent dès lors d’une affaire commune.

Quand les « créations » (les créatures) de la recherche nous rejoignent dans le grand monde, nos sphères de vie s’en trouvent transformées, parfois radicalement. Il en va ainsi, bien sûr, des molécules devenues médicaments ou adjuvants alimentaires. Mais ce déplacement d’un terrain assigné à la recherche vers le terrain largement ouvert des vies et des activités concerne pareillement les sciences sociales. Notre monde commun est aujourd’hui saturé d’énoncés issus des sciences humaines et sociales et ce phénomène est d’autant plus marqué si l’on tient compte des énoncés économiques qui relèvent, à n’en pas douter, de ce large spectre des sciences humaines. Ces sciences propulsent dans nos sphères de vie et d’activité une multiplicité de catégories d’analyse, de schèmes de pensée ou de faits plus ou moins clairement établis qui, indépendamment d’être envahissants, ne serait-ce que sur un plan langagier, affectent significativement notre façon de nous rapporter au monde et de nous rapporter à l’autre. Un énoncé sociologique ou économique véhicule un horizon de sens et de pensée qui redessine, parfois en profondeur, les contours de ce que nous admettons comme réalité (l’égalité, les différences de genre, la précarité, la dette…) et qui redistribue significativement ce que nous pouvons envisager comme souhaitable, désirable ou simplement possible. De trop nombreux travaux en sciences humaines et sociales, et particulièrement ceux issus de la science économique dominante, participent de ce que Philippe Pignarre et Isabelle Stengers nomment des « alternatives infernales » [7] qui acculent le citoyen à des choix toujours plus appauvris et cadenassés : ce ne peut être que ceci ou cela, à l’exclusion de toute autre option ; et, corrélativement, ce ne peut être qu’avec nous (les spécialistes) ou contre nous (les ignorants). La prétention à dire ce qui est recevable et entendable, et ce qui ne le serait pas, revêt un caractère politique particulièrement discriminant. Les chercheurs en sciences sociales et humaines, comme ceux des autres disciplines, ne peuvent pas faire l’économie d’un questionnement sur la façon dont leurs énoncés s’invitent / s’imposent dans nos vies et nos activités. C’est toute la ligne de fabrication d’une connaissance qui doit être questionnée – et qui doit l’être démocratiquement, sur une scène commune –, de la recherche confinée, en tant qu’espace spécialisé et professionnalisé, à la recherche de plein air ouverte à tous les protagonistes concernés, sans discrimination de compétence ou de légitimité, et relevant, à ce titre, d’un travail du commun.

Les énoncés générés par les sciences humaines et sociales représentent d’authentiques opérateurs de réalité. Ils contribuent à fabriquer nos mondes car ils affectent nos modes de pensée. Mais ils sont rarement interpellés comme tels, rarement débattus. Et, pourtant, ils sont bien parmi nous, en plein milieu, au centre de nos réalités de vie. Sur quelles scènes communes ces faits et cadres d’analyse peuvent-ils être confrontés et délibérés ? Quel travail du commun faut-il engager pour relever un tel défi ? De quels espaces publics disposons-nous pour engager les controverses indispensables à propos de cette multiplicité d’« évidences » que laissent échapper les sciences économiques et sociales par la voie des experts, des décideurs publics et des médias – des « évidences » qui s’imposent à nous, sans que nous en prenions nécessairement conscience, et qui s’imposent durablement dans notre paysage de pensée [8].

Faire l’expérience de sa propre ignorance

La distinction introduite en sociologie des sciences entre recherche en laboratoire (recherche confinée) et recherche en plein air (recherche en interactions ouvertes) soulève plusieurs questions d’importance. D’abord, le déplacement du chercheur vers une science de plein vent l’expose à une expérience fondatrice, à savoir sa propre ignorance et une ignorance qui porte sur une « entité » (une molécule, un fait économique, un énoncé sociologique…) qu’il a pourtant largement contribué à faire exister. Elle en est d’autant plus déroutante. La même entité l’assure de sa compétence (il l’a « découverte ») mais le renvoie, pareillement, à sa non-compétence, dès lors que cette entité modifie son registre d’existence, dès lors que la molécule devient médicament ou qu’un énoncé sociologique se met à fonctionner comme catégorie de politique publique. Le risque est grand que le chercheur se mette sur la défensive, et le fasse donc par rapport à sa propre expérience, et qu’il tente, par le plus grand déni démocratique, de réfuter toute validité à ces nouveaux modes d’existence endossés par ses propres « créatures » – des modes d’existence, il est vrai, assez intempestifs. Seraient-elles devenues à ce point monstrueuses qu’il faille s’en défier ? Le chercheur accepte de franchir le seuil de son laboratoire – et il se plaît à le faire, s’y complaît parfois – mais à condition que le monde vers lequel il se dirige ne lui réserve pas de (mauvaises) surprises. Il accepte d’être parmi nous (parmi le commun des hommes) dès lors qu’il conserve son statut, à savoir celui qui dispose de la compétence pour dire ce qu’est cette fameuse « entité » dont il se sent le porte-parole légitime. S’il est autant inquiet par les changements de régime d’existence de ses propres productions, c’est qu’elles l’emportent vers un horizon indéterminé et qu’elles modifient profondément sa position – de la position de celui qui légitimement sait (il maîtrise en laboratoire la création de la molécule, il maîtrise méthodologiquement le fait sociologique qu’il a contribué à établir) vers la position de celui qui ne sait pas plus qu’un autre (il ne maîtrise pas plus qu’un autre les devenirs médicaux, économiques ou environnementaux de « sa » molécule devenue médicament, il ne maîtrise pas la façon dont les décideurs politiques peuvent s’emparer du fait sociologique qu’il a méthodiquement établi). Le chercheur de plein vent fait donc l’expérience, sans cesse renouvelée, de sa propre ignorance. Cette expérience est donc stimulante, et particulièrement en phase avec l’exercice d’une pratique de recherche, puisque cette ignorance constamment redécouverte motive de nouveaux questionnements et appelle d’autres investigations. De ce point de vue, la recherche ne relève pas d’une expérience de la vérité ou du résultat mais d’une expérience de l’ignorance régulièrement revisitée et éprouvée. La recherche de plein vent est donc une promesse d’ignorance, particulièrement féconde et stimulante, ou une promesse d’incompétence ainsi que François Deck l’énonce [9].

Dominique Pestre nomme « politique assumée de l’ignorance » [10] cette disposition à accueillir à la fois l’indétermination d’une question, à la fois l’irréductible étrangeté du savoir d’autrui – une ignorance constructive et féconde à laquelle se convertit une recherche lorsqu’elle se pense et se vit en tant que travail du commun. « Il convient de ne pas donner les savoirs et les sciences comme simplement en opposition à l’ignorance, les premiers chassant l’autre dans l’acte démiurgique de connaissance. Il est heuristiquement important de les regarder aussi comme des choses indissociables, comme les deux faces d’un même processus de travail. Ou plus précisément, car cette image tient encore les deux choses comme séparées, de regarder savoir et ignorance comme tissés l’un avec l’autre, comme toujours interpénétrés, comme non séparables absolument. Tout savoir est en effet porteur de sa part d’ignorance – ce que dévoilera d’ailleurs son futur puisque nous ne cessons jamais d’y revenir et de qualifier autrement nos énoncés. […] Il n’est pas de production de savoir sans production d’une ignorance concomitante et organiquement liée puisque produire une connaissance humaine consiste d’abord à prendre son problème d’un certain point de vue, à énoncer quelque chose au détriment d’autre chose. Savoirs positifs et points aveugles se fabriquent dans le même mouvement » [11]. Dans la perspective d’un travail du commun, cette politique de l’ignorance est fondatrice. Le chercheur qui « sait » à quoi il a affaire lorsqu’il parle des créatures qu’il a contribué à créer (une molécule ou un fait sociologique) ne sait plus ce qui l’attend lorsque « ses » créatures s’émancipent de l’enceinte du laboratoire et s’invitent dans la vie commune, hors les murs méthodologiques. Il ne peut alors qu’assumer cette distorsion de connaissance, radicale et irréductible.

La question politique se pose effectivement à cet endroit précis. Lorsque les créatures scientifiques batifolent en plein air, que ce soit dans le couloir d’une administration publique, sur une chaîne de production industrielle ou, encore, entre les pages d’un journal, elles éprouvent à nouveau compte, radicalement, les savoirs dont nous disposons sur elles. Elles se réinventent. Elles changent de registre d’existence, au point où leurs premiers « connaisseurs » peuvent en perdre la trace. Arrivées dans le grand monde (le monde commun), elles font l’objet d’une multiplicité de nouveaux enjeux et questionnements, bien loin des problématiques initiales circonscrites par le laboratoire et le cadre méthodologique. Elles deviennent affaire de connaissances pour n’importe qui. Nul ne peut prévoir qui se sentira concerné et comment. Nul ne peut anticiper sur la façon dont elles vont importer à quelqu’un et comment elles vont lui importer. À qui importe cette « créature » et comment lui importe-t-elle ? C’est effectivement à cet endroit précis qu’un travail du commun se détermine et, conséquemment aussi, une politique du savoir [12]. Soit le chercheur s’arroge le pouvoir de rester seul en scène, en se faisant expert d’un domaine de savoir indépendamment de l’évolution des circonstances et des transformations à l’œuvre ; il est le seul à jouer sa partition, indépendamment de la façon dont ces réalités (ces créatures, ainsi que je me suis amusé à les nommer) importent dorénavant pour les uns ou pour les autres. Dans ce cas, le chercheur masque sa propre ignorance et va, corrélativement, culpabiliser et stigmatiser l’ignorance des autres protagonistes. Les relations de savoir deviennent alors profondément inégalitaires. « Ignorance est souvent le nom donné par la science, lorsqu’elle est trop sûre d’elle, à ce qui relève d’une logique de pensée qui lui est extérieure, à ce qu’elle ne maîtrise pas, à ce qui est le fait de personnes non socialisées à ses règles. Elle est le nom donné à l’autre par ceux qui savent, ignorance est l’attribution d’un état par un sujet-supposé-savoir à un autre à qui ce savoir est dénié ; à la limite, elle est stigmatisation et accusation. Pour cette raison, la science et son invocation sont des moyens très efficaces de l’action politique, des moyens puissants d’intervention dans les débats sociaux. Celui qui est dénoncé comme ignorant est en effet en faute puisqu’il est dans le manque de connaissance, il est en position « dominée » puisqu’il ne sait pas – et la question posée est souvent celle de sa (ré)éducation » [13].

Collectif de pensée et communauté de recherche

Une autre politique du savoir est heureusement possible, une politique qui va nous « obliger » différemment, nous autres chercheurs. Un autre scénario peut être conçu, celui que, pour ma part, je nomme « travail du commun ». Il s’agit d’admettre que le chercheur n’est pas seul en scène mais que la scène d’une recherche de plein vent est à l’évidence (sur)peuplée. Lorsque le chercheur entre sur cette scène, il n’en a écrit ni le script, ni le scénario (méthodologiques). Le savant est nu. L’intrigue reste à écrire et le chercheur n’est pas mieux armé ou outillé que d’autres pour tenter de jouer une partition (méthodologique) dans un tel contexte. Il est pareillement ignorant de ce que les / ses créatures lui réservent, que ce soit sur un plan économique, social, environnemental, quotidien, politique, esthétique, voire fantasmatique. La scène est peuplée, et particulièrement active et bruyante. De nouvelles compétences sont à inventer à partir de ce rassemblement d’ignorances. Il faut les solliciter à partir d’une diversité d’expériences, les élaborer collectivement, les tester sous plusieurs aspects. Comment organiser méthodiquement cette scène largement ouverte ? Quels sont les dispositifs et protocoles à instaurer pour que ces (non)savoirs d’horizons différents puissent non seulement cohabiter mais surtout interagir de manière féconde dans une logique de travail en commun ?

Le chercheur ne dispose pas à lui seul de la réponse. Il va devoir la composer avec les autres protagonistes. Ce chantier est complètement à ouvrir aujourd’hui. Il est néanmoins possible de poser des premiers jalons. L’enjeu est de parvenir à renverser ce qui est perçu comme une joyeuse cacophonie en une heureuse opportunité méthodologique. Et oui, les « créatures » issues de la science multiplient à l’envi les registres d’existence. Et, oui un grand nombre d’acteurs se trouvent alors impliqués et vont construire un intérêt pour elles. Et, oui, le travail du commun est tout à la fois une nécessité (technique) et un idéal (démocratique).

Une première hypothèse à la fois politique – au sens d’une politique démocratique du savoir – et épistémologique serait de considérer que la présence d’autres modes d’intéressement à la situation peut entraîner une dynamique vertueuse d’objections réciproques, que s’adressent les différents savoirs en présence, et de mises à l’épreuve des énoncés, les uns en regard des autres, les uns mettant en risque les autres, les éprouvant et devenant leur meilleur analyseur. L’intervention d’un autre protagoniste, à l’expérience nécessairement différente, représente alors une opportunité pour rehausser la pertinence et la fiabilité de l’ensemble des autres savoirs actifs dans la situation. « On n’insistera jamais assez sur le fait que la fiabilité d’une proposition scientifique est une qualité rare et précaire, étroitement dépendante de l’environnement purifié et étroitement contrôlé [du laboratoire]. Lorsqu’une proposition quitte cet environnement, elle laisse derrière elle sa fiabilité spécifique, et ne regagnera une certaine fiabilité dans son nouveau site d’implantation que dans la mesure où des contraintes sociales et politiques l’exigeront. […]. Pour Latour, les sciences sociales (non camérales) devraient accepter la leçon : elles ont été en faute chaque fois que ceux qu’elles ont étudiés ont répondu sans faire d’histoires. C’est seulement avec des protagonistes récalcitrants, exigeant que ce qui importe pour eux soit reconnu et pris en compte dans la manière dont on s’adresse à eux, que peut se créer un rapport susceptible de revendiquer une valeur scientifique » [14]. Le travail du commun peut donc trouver ici – dans cette modalité de mise à l’épreuve réciproque entre savoirs et dans cette capacité de chaque savoir à devenir le meilleur objecteur des autres – un principe épistémologique, à savoir un mode de montée en fiabilité et en pertinence. La scène commune, particulièrement peuplée, voire encombrée, n’est pas perçue alors comme un empêchement à penser, par son caractère nombreux et bruyant, mais comme un dispositif de « montée en fiabilité » en raison de la multiplication des « épreuves » : chaque savoir est soumis systématiquement à l’épreuve d’un autre, à ses réfutations et objections, dans le cadre de controverses démocratiquement organisées. Ce dispositif (scientifique) de mise à l’épreuve réciproque des savoirs, spécifique à un authentique travail du commun et en commun, représente à la fois un principe épistémologique [15] et une opportunité démocratique (une épistémopolitique). Bruno Latour insiste sur l’importance de multiplier les objections obstinées et récalcitrantes, ainsi que les objecteurs qui résistent et insistent. C’est tout l’enjeu d’un travail du commun revendiqué sur le terrain de la science. Les énoncés sociologiques deviennent un peu plus fiables dès lors qu’ils ont été suffisamment disputés et controversés [16].

Une deuxième hypothèse de nature tout à la fois politique et méthodologique (au sens d’une méthode politique) tiendrait à la nécessité de fortement (re)socialiser les « collectifs de pensée » [17] ou les « communautés de recherche » afin qu’ils ne restent pas étroitement auto-centrés sur un point de vue strictement spécialisé et un seul mode d’intéressement. Seuls des collectifs de recherche élargis (des « communs ») sont en capacité démocratique de générer et d’endosser les controverses et débats indispensables à l’humanisation des savoirs, de quelque origine qu’ils soient. Le fait de parler d’humanisation – comme on a pu parler un temps de la non moins nécessaire humanisation des hôpitaux – signale l’impérieuse nécessité de vérifier que les savoirs qui nous habitent, et habitent nos mondes, contribuent effectivement à la constitution d’une commune humanité, dans les termes où nous l’aspirons. « Comme c’est le cas en sport, en musique ou en informatique, une culture active implique la production conjointe de spécialistes et de connaisseurs avertis, capables d’évaluer le genre d’information qu’on leur donne, d’en discuter la pertinence, de faire la différence entre simple propagande et pari risqué. […] Il va sans dire que la question n’est pas celle d’un public où chacun deviendrait connaisseur dans tous les domaines scientifiques, une forme d’amatorat généralisé. Mais ce pourrait être celle d’un amatorat distribué, une multiplicité de connaisseurs assez dense pour que ceux qui ne sont pas connaisseurs dans un domaine puissent savoir que si jamais ce domaine devait les concerner, ils pourraient l’approcher de manière intelligente grâce au milieu de connaisseurs qui s’est déjà formé à son propos » [18]. En situation de grand vent – une situation qui devient de plus en plus fréquente par l’effet conjoint de la mondialisation des échanges et de la démultiplication des informations / des connaissances – les chercheurs « pourraient bien avoir un besoin vital de l’intelligence publique que pourrait irriguer un milieu de connaisseurs » [19]. Le travail du commun qui en découle inéluctablement relève, à ce titre, d’une recherche principalement collaborative, en capacité d’associer les personnes qui construisent un intérêt pour le domaine considéré, pour les motifs qui les concernent, sans procès de légitimité (qui est accrédité à se prononcer ?), d’antériorité (qui a fait ses preuves en ce domaine ?) ou de spécialité (qui est supposé avoir compétence en la matière ?).

Des sites communs de problématisation

Une troisième hypothèse, méthodologique et écosophique (la façon de se rapporter aux situations et donc de se rapporter à soi et aux autres dans la situation concernée), porterait sur les dynamiques qui transforment une préoccupation vécue par un groupe de personnes en question d’intérêt commun, qui requiert donc débats et confrontations. Cette construction progressive d’un intérêt commun pour une question singulière s’appuie sur ce que Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe nomme des « sites de problématisations » [20]. L’arrachage, par exemple, de maïs transgéniques aura permis de créer au sein de la société, à l’arrache !, par une lutte radicale, un site de problématisation où les enjeux impliqués par cette culture prennent forme et où il devient possible de débattre conjointement de l’ensemble des modes d’existences de ces « créatures » spécifiques que sont les plantes transgéniques dès lors qu’elles nous rejoignent dans notre monde commun et qu’elles se déploient en plein air / se développent en plein champ : leur existence sur le plan scientifique se prolonge avec une montée en existence sur un plan industriel, économique, paysan, environnemental, sanitaire… Ce site de problématisation aura été particulièrement puissant et sera parvenu à « convoquer » sur une même scène (une scène commune) la plupart des modes d’existence endossée par cette « créature » (son existence économique, politique, environnementale, agricole, sanitaire…). Le site fonctionne alors comme un espace d’exploration de l’ensemble des enjeux soulevés et comme un espace de controverses entre les acteurs concernés. La scène se (re)peuple et implique alors une grande variété de savoirs, bien au-delà des savoirs experts auto-désignés et auto-légitimés. C’est bien à partir de l’émergence d’un site commun de problématisation, au sein de la société, que le travail de recherche en commun, et de plein air, parvient à s’engager. Ce travail de problématisation est donc toujours situé, précisément construit à un carrefour d’enjeux et d’acteurs. Il représente un lieu où une question d’intérêt commun est éprouvée et mise en risque. Il déplie et déploie alors nombre de questions. Un « site de problématisation » n’a rien d’évident, ni de naturel ; il se construit de l’intérieur et par l’intérieur de la société, en rencontrant fréquemment hostilité et défiance. Il peut rester indécis, voire se trouver complètement destitué par un rapport de force défavorable. Le travail du commun est défait. La recherche s’en trouve alors, elle aussi, fortement affaiblie. La difficulté à « tenir » des sites de problématisation est, par exemple, aujourd’hui, particulièrement marquée sur le terrain de la lutte contre les discriminations, tant les rapports de force droitiers et excluants sont puissants et fragilisent les tentatives engagées par des chercheurs et des citoyens pour ouvrir la question aux endroits mêmes où elle se pose [21]. Les « sites de problématisation », qui pourtant émergent significativement, sont difficiles à tenir et à stabiliser dans la durée.

En conclusion, il est important de souligner que la recherche de plein vent (collectif de recherche élargi, production collaborative des savoirs, site de problématisation, mise à l’épreuve réciproque des savoirs…, un bel ensemble que j’associe donc dans l’idée d’un travail du commun) transforme conjointement et symétriquement les conditions d’exercice de la recherche et les dispositions personnelles du chercheur. Le sociologue, par exemple (pour m’intéresser à mon domaine de spécialité), dès lors qu’il exerce son travail à « découvert » et qu’il s’expose à une grande diversité d’interactions (source d’épreuves et de réfutations), est éprouvé dans son « style de pensée » [22] singulier (personnel) et, pareillement, dans sa pratique de métier (la teneur conceptuelle et méthodologique de son activité). Il éprouve ses recherches tant dans sa personne que dans sa pratique, pour peu que l’on puisse opérer une distinction aussi nette entre les deux. Il est inévitablement fortement affecté, personnellement et professionnellement, par ce déplacement d’une recherche « contenue » vers une recherche de plein vent, conduite en commun, réalisée dans les termes d’un travail du commun.

Pascal NICOLAS-LE STRAT, juillet 2015

[1] Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués – Entretiens, éd. Amsterdam, 2009, p. 253.

[2] Il est possible de se référer aux célèbres lignes de John Dewey sur l’importance de l’enquête dans la formation de l’opinion publique : « Seule une enquête contemporaine et quotidienne peut fournir la connaissance qui constitue la condition préalable des jugements publics. Même si les sciences sociales en tant qu’appareil d’enquête spécialisé étaient plus avancées qu’elles ne le sont, elles ne pourraient contribuer à diriger l’opinion dans le domaine des préoccupations du public que si elles étaient reliées à une assemblée et à une interprétation inlassable et quotidienne des nouvelles. Par ailleurs, les outils d’enquête sociale demeurent inadéquats quand ils sont forgés en des lieux et dans des conditions coupés des événements contemporains », in Œuvres philosophiques II – Le public et ses problèmes (s. la dir. de Jean-Pierre Cometti. Tr. de l’anglais et préfacé par Joëlle Zask), Publications de l’Université de Pau, Farrago / éd. Léo Scheer, 2003, p. 178-179.

[3] Jacques Rancière, La méthode de l’égalité, Entretien avec Laurent Jeanpierre et Dork Zabunyan, Bayard, 2012, p. 203-204.

[4] Pascal Nicolas-Le Strat, « Des compétences indisciplinées », in Moments de l’expérimentation, Fulenn, 2009, p. 31 et sq.

[5] Yves Citton, Mytocratie – Storyteling et imaginaire de gauche, éd. Amsterdam, 2010, p. 139.

[6] Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain (Essai sur la démocratie technique), éd. du Seuil, Coll. Points, 2001, p. 26, puis p. 21-22.

[7] Philippe Pignarre, Isabelle Stengers, La sorcellerie capitaliste – Pratiques de désenvoûtement, La Découverte, 2005, p. 38 et sq.

[8] Robert Castel a, par exemple, analysé la façon dont les énoncés (vérités) psychanalytiques se sont implémentées dans nos existences et ont significativement transformé le rapport à soi, à travers l’acclimatation, ou la complète assimilation, dans la vie ordinaire des concepts d’inconscient, de pulsion, de refoulement… Cf. Le psychanalysme : l’ordre psychanalytique et le pouvoir, éd. Maspero, 1973.

[9] François Deck, Les promesses de l’incompétence, Brouillon général, 2007/2013 (avec cette belle épigraphe en 4e de couverture : « La formulation de ses incompétences permet de déterminer ses envies »).

[10] Dominique Pestre, À contre-science (Politiques et savoirs des sociétés contemporaines), Seuil, 2013, p. 63 et sq.

[11] Idem, p. 64 et 67.

[12] Voir à ce propos Didier Fassin et Alban Bensa, Les politiques de l’enquête (Épreuves ethnographiques), La Découverte, 2008.

[13] Dominique Pestre, op. cit., p. 72-73.

[14] Isabelle Stengers, Une autre science est possible ! (Manifeste pour un ralentissement des sciences), Les empêcheurs de penser en rond / La Découverte, 2013, p. 107 et 67.

[15] Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, op. cit, évoquent à ce propos une « épidémiologie de plein air », p. 355.

[16] Voir en particulier Bruno Latour, Changer de société – Refaire de la sociologie, La Découverte, 2006.

[17] Ludwik Fleck insiste sur l’importance des « collectifs de pensée » et de leur socialisation – des collectifs qui ne relèvent pas d’un cercle étroit de spécialistes, in Genèse et développement d’un fait scientifique, Champ / Flammarion, 2008.

[18] Isabelle Stengers, Une autre science est possible !, op. cit., p. 13-14.

[19] Idem, p. 15.

[20] In Agir dans un monde incertain, op. cit., p. 298.

[21] Voir à ce propos les travaux d’Olivier Noël qui depuis de nombreuses années engage sa sociologie au cœur de cette question et tente, en tant que chercheur, de constituer avec les personnes concernées les « sites de problématisation » indispensables pour qu’une lutte contre les discriminations prennent forme socialement et politiquement. Se reporter à son site collectif : https://iscra.org/l-iscra/intervenants-permanents-associes/olivier-noel/.

[22] Un « style de pensée » au sens de Ludwik Fleck, op. cit., donc un « style » toujours rapporté à une communauté de référence / à un collectif de recherche.