Qu’est-ce qui fait qu’un comportement sera accepté ou non ? Qu’une parole sera entendue ou non ? Que la présence d’un corps sera ou non supportée ? Chacune de ces questions ouvre des controverses « politiques » au cœur de chaque pratique sociale, au plus près de chaque réalité sociale. En s’appuyant sur les notions de « police » et de « politique » problématisées en particulier par Jacques Rancière – des notions symétriques et opposées, en polarisation réciproque, en tension l’une dans son rapport à l’autre –, il est possible de questionner la dynamique politique qu’incorpore toute pratique sociale dès lors qu’elle affecte la part accordée à chacun dans / par la société (sa part de reconnaissance, de parole, de présence…), une dynamique « politique » qui questionne la vie sur le plan même où cette vie se manifeste, sur le plan de la santé, de l’éducation, du travail, de la vie quotidienne… Ces notions offrent un cadre d’analyse permettant de réengager du politique non pas en politisant (artificiellement) une situation, en surplomb et sur un mode incantatoire, mais en réinvestissant cette part de politique que mobilise inévitablement, inéluctablement, n’importe quelle pratique sociale dès lors qu’elle agit, et qu’elle affecte l’ordonnancement (la part accordée à chacun) des situations et des relations sociales.
L’ordonnancement des corps et des paroles, un enjeu de « police »
Pour Jacques Rancière la « police » [1] a pour fonction de réguler, au sein de la société globalement mais aussi au sein de chaque organisation particulière, l’attribution des places et le jeu des reconnaissances. Elle consiste à attribuer à chacun une place et, possiblement, à l’assigner à cette place. Cette distribution des « parts et de l’absence de part », pour reprendre une terminologie de l’auteur, se réalise le plus souvent sur un mode lourdement inégalitaire. Aucune action, aucun dispositif, serait-il très indépendant ou très autonome, n’échappe à cette obligation de faire « police » en son sein, à savoir d’instaurer un mode de répartition des rôles et des places. Cet enjeu de « police » est central et il ouvre un questionnement démocratique tout à fait majeur. Comment concevoir une distribution des places et une reconnaissance des contributions dans une équipe de travail ou dans un dispositif d’intervention qui se réalisent sur un mode (plus) égalitaire et (plus) respectueux des attentes des personnes ? Pour chaque dispositif d’éducation ou pour chaque organisation de l’activité il est donc intéressant de se poser la question : comment se distribuent les places et les reconnaissances ? Par quels mécanismes ? Avec quelle conscience ou absence de conscience de ce qui s’opère et se construit ? N’importe quel dispositif de travail, n’importe quelle pratique sociale, mérite donc d’être interrogé sur ce plan spécifique, que Jacques Rancière désigne donc sous le terme de « police ». Par exemple, un dispositif de soin tend à assigner la personne concernée à sa condition de malade et cette condition est très bien « bordée » institutionnellement. Le malade, en conséquence, ne pourra prendre la parole que dans un cadre bien précis, qui est celui du diagnostic, avec le médecin qui mène son investigation et le malade qui s’y soumet docilement. Si le malade s’exprime en dehors du cadre, s’il se libère de sa « condition », le médecin saura le rappeler à l’ordre en recentrant l’échange sur le terrain strict du diagnostic médical et en affichant une écoute distante, voire déconsidérante, pour la parole désordonnée du patient (une parole qui occasionne du « bruit »). Très vite, la parole sera réinscrite dans la forme attendue. Si le patient insiste, s’il déroge aux termes de la situation, alors, en toute dernière intention, le médecin lui proposera de se faire conseiller (écouter) par un travailleur social ou un psychologue. Sa parole est renvoyée « ailleurs ». La logique est similaire en matière de politique d’insertion, surtout lorsque ces politiques sont fortement contraintes par l’idéologie de l’employabilité. L’usager n’est plus alors accueilli et entendu sur le plan de la globalité et de la complexité de son vécu, mais essentiellement sur le plan de ses compétences les plus objectivables. Il est « convoqué » sur ce terrain bien précis (une employabilité) et il fera par lui-même la « police » dans sa vie entre ce qu’il est envisageable de dire devant son conseiller et ce qu’il est préférable de taire. De nombreux professionnels s’efforcent de maintenir une attention aux personnes dans leur travail de conseil et d’accompagnement mais le resserrement des contraintes d’objectifs (néomanagement public) les empêche bien souvent d’élargir leur approche et les oblige à rester centrés sur cet effet de « police » tout à fait déterminant aujourd’hui qu’est l’employabilité, à savoir l’assignation de la personne à des compétences formalisables. Le Curriculum Vitae est un bon exemple d’une technique de « police ». En rédigeant son CV, la personne se réinvente elle-même dans les termes d’une employabilité ; elle devient actrice d’un scénario qu’elle ne choisit pas. Les technologies de l’employabilité lui attribuent une place bien spécifique, celle de quelqu’un en capacité de faire valoir un savoir-faire, de se mobiliser en fonction de lui et de se faire reconnaître à partir de lui. Nous sommes ici au cœur de la définition que Jacques Rancière donne d’une activité de « police » : « La distribution des places et des fonctions qui définit un ordre policier relève autant de la spontanéité supposée des relations sociales que de la rigidité des fonctions étatiques. La police est, en son essence, la loi, généralement implicite, qui définit la part ou l’absence de part des parties. Mais pour définir cela, il faut d’abord définir la configuration du sensible dans lequel les unes et les autres s’inscrivent. La police est ainsi d’abord un ordre des corps qui définit les partages entre les modes du faire, les modes d’être et les modes du dire, qui fait que tels corps sont assignés par leur nom à telle place et à telle tâche ; c’est un ordre du visible et du dicible qui fait que telle activité est visible et que telle autre ne l’est pas, que telle parole est entendue comme du discours et telle autre comme du bruit. C’est par exemple une loi de police qui fait traditionnellement du lieu de travail un espace privé non régi par les modes du voir et du dire propres à ce qu’on appelle l’espace public, où l’avoir part du travailleur est strictement défini par la rémunération de son travail. La police n’est pas tant une « disciplinarisation » des corps qu’une règle de leur apparaître, une configuration des occupations et des propriétés des espaces où ces occupations sont distribuées » [2].
Une distanciation à visée de transformation
L’enjeu pour tout professionnel de l’enseignement, du social ou du soin, ou pour tout militant mobilisé dans une action collective, est d’interroger cette distribution / assignation des places, des paroles et des reconnaissances avec l’espoir, évidemment, de la faire évoluer dans des perspectives plus émancipatrices, à la fois pour les personnes concernées mais aussi pour les professionnels et militants impliqués. Cet effort de distanciation à visée de transformation, Jacques Rancière le nomme « politique ». Cette conception du « politique » ne se réduit pas aux institutions qui portent ce nom au sein de la société. Au sens de Jacques Rancière, du « politique » se pose et se travaille partout où des dispositifs se préoccupent de la vie des personnes, de leur présence et de leur reconnaissance. En effet, activité de « police » et activité « politique » sont consubstantielles comme peuvent l’être deux termes profondément antagoniques bien que participant d’un même mouvement ou s’inscrivant dans un même processus. « Police » et « politique » se répondent comme se répondent deux polarités sous tension ou comme interagissent les deux termes d’une contradiction. Elles se déterminent réciproquement et, dans les propos de Jacques Rancière, l’une se définit toujours en contraste de l’autre, au risque de l’activité de l’autre. Autrement dit, dès qu’il y a intervention sociale et éducative, dès qu’il y a organisation d’une coopération, en fait dès lors que des dispositions sont prises qui affectent la présence et la parole de quelqu’un (dans une visée d’activité, de mobilisation, de soin ou d’éducation), alors inévitablement des questions « politiques » surgissent autour de cet enjeu central que Jacques Rancière formule dans les termes de la « part des sans-parts », de la part accordée à l’usager, ou qu’il s’octroie, alors qu’il ne prend pas part à la définition de la politique publique, de la part concédée au malade, ou dont il s’empare alors que pour l’essentiel, le plus souvent, il reste exclu de la définition du soin (choix d’une thérapie). « Police » et « politique » nous renvoient tous à notre condition de « sans part » et à notre capacité, malgré tout, à « prendre part » même dans des institutions totalisantes qui laissent pourtant peu de marge et de prise. « Je propose maintenant de réserver le nom de politique à une activité bien déterminée et antagonique à la première : celle qui rompt la configuration sensible où se définissent les parties et les parts ou leur absence par une présupposition qui n’y a par définition pas de place : celle d’une part des sans-part. Cette rupture se manifeste par une série d’actes qui refigurent l’espace où les parties, les parts et les absences de parts se définissaient. L’activité politique est celle qui déplace un corps du lieu qui lui était assigné ou change la destination d’un lieu ; elle fait voir ce qui n’avait pas lieu d’être vu, fait entendre un discours là où seul le bruit avait son lieu, fait entendre comme discours ce qui n’était entendu que comme bruit » [3]. L’action politique établit donc un nouveau décompte des places et des fonctions, un nouveau comptage de la part de l’un et de l’autre. Elle est en capacité de déplacer ce que l’ordre « policier » avait institué et à réinterroger ce qu’il avait légitimé. Les professionnels du champ éducatif ou social, les militants engagés dans une mobilisation ou une coopération, sont nécessairement pris / saisis par l’activité de « police » inhérente à leur pratique sociale. Mais ces mêmes professionnels et citoyens sont aussi en capacité de faire bouger significativement, en situation, ces lignes de partage, ces modes d’assignation et ces formes de distribution des parts et de l’absence de part. Comment, au sein d’un dispositif, au sein d’une activité, est reçue la parole d’une personne ? Quelle considération lui est accordée ? Sur quoi cette parole pourra-t-elle porter ? De quoi sera-t-elle « autorisée » à parler ? Qu’en est-il de son corps ? Quelles dispositions sont prises pour rendre sa présence substantiellement plus effective ?
Dans le champ social et éducatif, la « prise de parole » est une question relativement travaillée. Mais qu’en est-il du corps ? Il n’y a pourtant pas de prise de parole possible sans une implication du corps. Dans les institutions sociales et éducatives, la cohabitation des corps est un enjeu passé fréquemment sous silence. Lors d’une réunion d’information, par exemple, comment les corps interagissent-ils entre eux, en présence les uns des autres ? Quelles dispositions sont prises pour rendre la présence physique et symbolique de chacun plus facile ? Comment la salle est-elle disposée ? Comment les corps des professionnels prennent concrètement place ? Et ceux des usagers ou des élèves ? Il existe d’évidence une « police des corps » comme il existe une « police de la parole » (des mots recevables et d’autres non, des langages qui prennent voix et d’autres non). Cette « police des corps » est très rarement prise en compte dans le cadre d’une réflexion sur l’espace, sur l’architecture d’un lieu et son ameublement, sur les imaginaires corporels. Par exemple, les politiques de l’emploi développent un imaginaire de la performance, de l’efficacité et de l’excellence, et se fondent sur une idéologie de l’employabilité. Quelle est l’image du corps impliquée par cet ordre de discours ? Quel est le corps attendu et le corps stigmatisé ? L’employabilité de la personne se joue sur le plan de ses aptitudes professionnelles, mais aussi sur le plan corporel (un corps imaginé, idéologisé, vêtu, scénarisé) et pareillement sur le plan du langage (un langage convenu, attendu, « policé », discipliné). Une analyse similaire pourrait être développée à propos des activités militantes et de l’engagement dans une lutte – des contextes d’action dans lesquels le corps est souvent héroïsé et virilisé, dans lesquels la parole est fortement affirmative et habituellement haute en voix.
Faire œuvre « politique » au cœur de chaque pratique
En jetant le doute sur la légitimité des parts et l’absence de parts, les acteurs font œuvre politique ; ils exercent une activité « politique », dans le sens formulé par Jacques Rancière, dans la mesure où ils tentent de faire voir ce qui n’avait pas lieu d’être vu et de faire entendre comme discours ce qui n’était entendu que comme bruit. Mais, habituellement, ils sont plus à l’aise pour traiter des mots et des paroles que des corps et de leur présence physique et symbolique. Et pourtant, ces deux dimensions sont indissociables. Lors d’un de mes enseignements à l’université, un collègue maître de conférences s’est étonné que j’accepte que dans mon cours certains jeunes hommes conservent leur casquette. En quoi le fait de porter ou non une casquette affecte leur capacité d’apprentissage ? Et pourtant, cette présence « inhabituelle » du corps (un vêtement qui n’était pas attendu dans le lieu de la classe) perturbait significativement cet enseignant. Elle perturbait certainement le rapport d’autorité (de prise de pouvoir) qu’il affectionnait d’établir sur la situation et sur les corps impliqués par cette situation. Plus généralement, l’apprentissage (une réalité éminemment intellectuelle), dans le cadre scolaire, est indissociable d’une discipline très sévère des corps. L’élève, l’étudiant est assigné à une place physique (sur une chaise, devant une table) comme s’il fallait faire taire le corps (le corps n’exprime rien. Il est immobilisé) pour réussir à travailler avec les mots et les pensées. Mais, spontanément, le corps s’exprime toujours mais des actes de « police » (la répartition spatiale de la salle de cours) sont mobilisés pour empêcher qu’il soit entendu. Il s’exprime mais son expression physique et symbolique ne « prend pas significativement part », n’est ni vu, ni entendu. Cette « part » des corps est parfaitement invisibilisée. Quand l’enseignant prend en compte cette question et quand il développe une pédagogie qui autorise le corps « apprenant » à être présent et actif dans le processus d’apprentissage, alors l’enseignant pose un acte « politique » au sens de Rancière. Il fait bouger les lignes – les lignes de partage, les lignes de démarcation.
Pour Michel Foucault, « l’objet spécifique de la police reste défini comme la vie en société d’individus vivants ». Il approfondit cette question par un retour sur l’historicité de ce terme. « La réponse de De Lamare [in Traité de la police, Paris, 1705] paraît un tantinet hésitante. La police, précise-t-il en substance, veille à tout ce qui touche au bonheur des hommes, après quoi il ajoute : la police veille à tout ce qui réglemente la société (les rapports sociaux) qui prévaut entre les hommes. Et enfin, assure-t-il, la police veille au vivant. C’est sur cette définition que je vais m’attarder. C’est la plus originale, et elle éclaire les deux autres ; et de Lamare lui-même y insiste. Voici quelles sont ses remarques sur les onze objets de la police. La police s’occupe de la religion, non pas, bien sûr, du point de vue de la vérité dogmatique, mais de celui de la qualité morale de la vie. En veillant à la santé et aux approvisionnements, elle s’applique à préserver la vie ; s’agissant du commerce, des fabriques, des ouvriers, des pauvres et de l’ordre public, elle s’occupe des commodités de la vie. En veillant au théâtre, à la littérature, aux spectacles, son objet n’est autre que les plaisirs de la vie. Bref, la vie est l’objet de la police : l’indispensable, l’utile et le superflu. C’est à la police de permettre aux hommes de survivre, de vivre et de faire mieux encore » [4].
La « police » veille à la qualité de la vie ; ce qui ne préjuge en rien de ce que cette « qualité » peut recouvrir. Il est possible de mobiliser un exemple extrême pour le montrer : les pratiques eugénistes visent à préserver la « qualité » de la vie, au prix des pires violences. Mais il est plus intéressant de se rapporter à des exemples très ordinaires, qui habituellement ne choquent pas et qui n’invitent pas nécessairement à la réflexion. Les logiques d’employabilité se préoccupent centralement de la qualité d’une vie, même si ces logiques sont profondément discriminatoires car l’employabilité s’institue comme une ressource rare (elle suppose de plus en plus d’effort et de sacrifice) et tend donc à renforcer les inégalités. Cette employabilité (cette « bonne » vie, cette excellence de la compétence) est atteignable pour certains et inaccessible pour d’autres.
Jamais une société n’a développé un outillage aussi sophistiqué pour s’assurer de la qualité de la vie. Il s’agit de l’œuvre historique de l’État-providence que d’avoir développé une architecture et une ingénierie politiques (au sens d’une politique publique, donc d’une « police ») de grande ampleur pour prendre en charge la vie et s’assurer de sa qualité ; politique de santé, d’éducation, de formation, politique culturelle, politique sociale… Derrière chaque dispositif de politique publique, se niche une conception de la « bonne vie » et opère un partage entre l’acceptable et l’inacceptable, le compatible et l’incompatible. Ce présupposé est rarement explicité, encore moins discuté au sein des équipes professionnelles et des collectifs militants.
Pour Michel Foucault, l’institution d’une « bonne vie », en termes d’hygiène, d’éducation ou de santé, est donc devenue l’objet central de l’action de l’État (d’un État social et d’un État culturel). Pour préserver l’ordre social, assurer l’intégration des populations et pour maximiser leur utilité (une force de travail qualifiée, par exemple), la population doit être éduquée, formée et protégée (face à la maladie ou la vieillesse). Les dispositifs de politique publique s’emploient à concrétiser cet idéal d’une « bonne vie », à nouveau dans les termes d’une « police » du social en décourageant certains comportements, en en valorisant d’autres, en instituant un ordre des corps approprié aux attendus de la société, un corps soigné, éduqué, employable. « Depuis l’aube de la philosophie politique dans les pays occidentaux, tout le monde a su et dit que l’objectif permanent des gouvernements devait être le bonheur des hommes, mais le bonheur en question apparaissait alors comme le résultat ou l’effet d’un gouvernement vraiment bon. Désormais, le bonheur n’est plus seulement un simple effet. Le bonheur des individus est une nécessité pour la survie et le développement de l’État. C’est une condition, un instrument, et non simplement une conséquence. Le bonheur des hommes devient un élément de la puissance de l’État » [5]. Le niveau de formation et de qualification, l’état de santé global d’une population, l’appétence « culturelle » des publics (cf. les études pour mieux connaître la consommation culturelle des français) sont autant d’objectifs majeurs d’une police du social incarnée dans les politiques publiques. Ce « bonheur » est bel et bien une construction politique (réalisée par les politiques publiques) qui, à nouveau, qualifie et disqualifie, reconnaît ou méconnaît et qui, au final, établit des lignes de partage qui peuvent être source d’inégalités profondes et de discriminations. Par exemple, l’État culturel est fondé sur la valorisation d’un certain type de création artistique, relevant d’un art savant ou des « grandes » œuvres du patrimoine. Les arts dits populaires ont le plus grand mal à se faire entendre car ils ne sont pas garants d’une « bonne vie » car trop transgressifs, tumultueux… trop populaires [6]. Une part de l’action d’une politique culturelle est de faire entrer dans les critères d’une « bonne vie » les pratiques qui émergent spontanément (donc de manière sauvage) au sein de la société. Sur le terrain du hip hop, des lignes de partage ont été progressivement établies par les institutions culturelles (grâce à la force de frappe des financements) qui contribuent à faire « la part des choses » et à réordonner ces pratiques entre une « part » intégrable et une « part » renvoyée à sa supposée marginalité [7].
Une politique qui se préoccupe de la vie sur le terrain même de la vie
Les activités de « police » se saisissent de la vie, dans ses multiples facettes, pour l’ordonner et lui donner forme (lui donner « part ») ; elle s’exerce donc à partir d’une large palette de bio-pouvoirs : pouvoir sur les mots, pouvoir sur les corps, pouvoir sur les espaces, pouvoir sur les techniques et les usages… La configuration spatiale d’une salle affecte le déroulement d’un enseignement et les modes d’apprentissage. Le pouvoir des mots, par sa capacité à nommer et à identifier, affecte significativement la représentation que l’on peut se faire d’une réalité. Le fait de désigner la personne-concernée-par-une-politique-publique comme administré, bénéficiaire, usager, personne, individu ou encore sujet ne renvoie pas au même imaginaire et donc pas à la même capacité à faire et à agir. Il n’est pas anodin d’entendre des décideurs publics évoquer la protestation des « riverains » contre l’installation d’un camp de Roms. Ce terme est habituellement utilisé pour parler de la proximité d’un lieu ou d’un équipement : riverain d’une autoroute, d’une usine…, pour en souligner les nuisances. Dans le cas de relation entre des personnes ou entre des communautés, l’usage de la langue voudrait que l’on parle de conflit de voisinage. Le fait de se considérer comme des riverains d’un camp ou comme les voisins d’une population vivant en habitat précaire change évidemment radicalement la situation à prendre en compte. À nouveau les mécomptes et les décomptes de la « vie ».
Ces bio-pouvoirs (ces pouvoirs qui s’adressent fondamentalement à la vie) à l’œuvre dans n’importe quelle « police du social » peuvent être réorientés, réalignés, repositionnés (modifier l’espace, changer d’outils et de méthode, retenir un autre cadre d’analyse, utiliser d’autres mots, privilégier une architecture ou un urbanisme différent) grâce à leur réengagement politique, à leur reformulation / remise en forme politique.
Cette remise au travail politique des réalités et des situations concerne pleinement l’action des soignants, des travailleurs sociaux ou des enseignants, et l’action de n’importe quel citoyen dès lors qu’il se mobilise pour une question d’intérêt commun. Ce champ d’action relève d’une biopolitique, à savoir une (micro-)politique qui a fait de la vie son « objet » ou plutôt sa « question ». Comment procéder pour qu’une parole soit entendue et fasse sens ? Comment reconnaître et valoriser le savoir porté par des personnes en marge ou en périphérie ? Comment réorganiser l’espace pour qu’il soit accueillant pour les corps et les âmes ?…
« Le terme biopolitique désigne la manière dont le pouvoir tend à se transformer […] afin de gouverner non seulement les individus à travers un certain nombre de procédés disciplinaires, mais l’ensemble des vivants constitués en population : la biopolitique – à travers des bio-pouvoirs locaux – s’occupera donc de la gestion de la santé, de l’hygiène, de l’alimentation, de la sexualité, de la natalité etc., dans la mesure où ils sont devenus des enjeux politiques » [8]. Une biopolitique n’atteint ses objectifs qu’en devenant une fonction à part entière de la réalité concernée, qu’en s’y implantant de l’intérieur et par l’intérieur. Pour agir sur la vie, une politique doit devenir une composante à part entière de cette vie.
Par exemple, seule une politique de la langue est en capacité d’agir sur l’ordre des discours : d’autres mots, porteurs d’un idéal d’émancipation viennent contredire les mots de la disqualification et de la stigmatisation. Comme l’écrit Michel Foucault : « on sait bien qu’on n’a pas le droit de tout dire, qu’on ne peut pas parler de tout dans n’importe quelle circonstance, que n’importe qui, enfin, ne peut pas parler de n’importe quoi. […] La production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité » [9].
Autre exemple. Seule une politique propre au champ du savoir parviendra à transformer les rapports inégalitaires de savoir en relativisant la part des expertises majoritaires (le savoir du professionnel) et en rehaussant la présence et la contribution des savoirs minoritaires (le savoir de ceux que l’on n’entend habituellement pas). Ce type de biopolitique concerne centralement l’activité des éducateurs et des soignants. Comment, par exemple, le savoir que le malade construit à propos de sa propre santé et sur son propre corps peut-il être pris en compte, parvient-il à « prendre part » ? [10] Le risque pour un professionnel est de rester pris, saisi, par les bio-pouvoirs de savoir (les expertises professionnelles) à l’œuvre légitimement sur son terrain et accrédités par l’institution. Car, comme le souligne Michel Foucault, : « Quand le roi, pour connaître ses droits, interroge les greffiers et les jurisconsultes, quelle réponse peut-il obtenir sinon un savoir établi du point de vue du juge et du procureur que lui, le roi, a créé lui-même, et où, par conséquent, il n’est pas surprenant que le roi trouve, tout naturellement, les louanges de son propre pouvoir […]. Savoir circulaire, en tout cas. Savoir où le roi ne peut rencontrer que l’image même de son propre absolutisme, qui lui renvoie, sous la forme du droit, l’ensemble des usurpations que lui, le roi, a commises » [11]. Michel Foucault vient nous dire, par le décalage de l’histoire, que les acteurs en position majoritaire ou dominante, s’ils relâchent leur vigilance professionnelle / politique, finissent par ne plus s’adresser qu’à eux-mêmes. Les bio-pouvoirs frappent alors sans nuance, sans réserve. La part hégémonique prise par les expertises légitimes et accréditées font taire, radicalement, les autres expériences de savoir, en particulier les expériences de ceux qui vivent en périphérie ou qui se trouvent en position de « demandeur ». Michel Foucault désigne ces savoirs étouffés et invisibilisés comme des « savoirs assujettis ». « Par « savoirs assujettis », j’entends aussi toute une série de savoirs qui se trouvaient disqualifiés comme savoirs non conceptuels, comme savoirs insuffisamment élaborés : savoirs naïfs, savoirs hiérarchiquement inférieurs, savoirs en dessous du niveau de la connaissance ou de la scientificité requises […]. Ces savoirs locaux, singuliers, ces savoirs des gens qui sont des savoirs sans sens commun et qui ont été en quelque sorte laissés en jachère, quand ils n’ont pas été effectivement et explicitement tenus en lisière » [12].
À travers l’exemple du langage et du savoir, on peut facilement illustrer la thèse que je formulais en début de propos, à savoir que seules des biopolitiques (des politiques qui œuvrent à l’intérieur de la vie elle-même) sont en capacité de rejouer et de déjouer les biopouvoirs (les activités de « police ») puissamment actifs dans les situations d’intervention sociale ou éducative, en fait dans n’importe quelle réalité où des orientations de vie (apprendre, se soigner, se former, coopérer, lutter) sont en jeu. En effet, « Police » et « politique », « bio-pouvoirs » et « bio-politiques opèrent en prise directe avec la vie en la modulant de l’intérieur et par l’intérieur (le bios pris comme objet d’une police / d’une politique).
Pascal NICOLAS-LE STRAT, août 2016
[1] Ce terme de « police » doit être évidemment entendu dans le sens historique et philosophique que lui donne Jacques Rancière et nullement limité à cet appareil d’État spécialisé nommé « force de police ».
[2] Jacques Rancière, La mésentente (Politique et philosophie), Galilée, 1995, p. 52.
[3] Idem, p. 52-53.
[4] « Omnes et singulatim : vers une critique de la raison politique », Dits et écrits, tome IV (1980-1988), Gallimard, 1995, p. 157.
[5] « La technologie politique des individus », Dits et écrits, idem, p. 824.
[6] Une part de l’action d’une politique culturelle est de faire entrer dans les critères d’une « bonne vie » les pratiques qui émergent spontanément (donc de manière sauvage) au sein de la société.
[7] Voir à ce propos la thèse de Virginie Thibaud, « Challenge » ou « ballet » : la formation de deux mondes professionnels de la danse hip hop (Université Paris 3, 2014). Dans sa version « ballet », une partie du hip hop est intégrée au monde de la danse contemporaine et va intéresser un public « éclairé » en souci d’une « bonne vie » (esprit de curiosité, pratique culturelle « cultivée »…). Dans sa version « challenge », le hip hop demeure fortement inscrit dans son univers culturel et social et il reste alors associé à l’image d’une « mauvaise vie » en lien avec plusieurs stigmates : violence, drogue, sexisme…
[8] Judith Revel, Le vocabulaire de Foucault, Ellipses, 2002, p. 13.
[9] Michel Foucault, L’ordre du discours, Gallimard, 1971, successivement p. 11 et 10.
[10] Voir à ce propos le bel ouvrage de Katrin Solhdju, L’épreuve du savoir (Propositions pour une écologie du diagnostic), Ding ding dong éditions, 2015, 223 p. (Tr. de l’allemand par Anne Le Goff). J’ai rédigé une recension de ce livre, accessible en ligne : Lecture éprouvée. À propos de Katrin Solhdju, « L’épreuve du savoir (Propositions pour une écologie du diagnostic) ».
[11] Michel Foucault, “Il faut défendre la société” – Cours au Collège de France, 1976, Seuil / Gallimard, 1997, op. cit., p. 114.
[12] Idem., p. 8 et 9.
[Ce texte a été publié dans la revue Efadine, n°10, avril 2019, p. 61 à 71]